Professeur Hancy Pierre | Le mouvement de Ouanaminthe autour de l’exploitation de la Rivière Massacre : au-delà des frontières haitiano-dominicaines

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Le Mouvement de Ouanaminthe autour de l’exploitation de la Rivière Massacre : au-delà des frontières haïtiano-dominicaines.

Hancy PIERRE,
professeur à l’université

La relance des travaux de la percée d’un canal sur la Rivière Massacre dans la partie haïtienne depuis les débuts du mois d’aout 2023 est l’objet de diverses interprétations. Mais, il s’agit avant tout de réactions collectives qui tendent à se transformer en un vaste mouvement social. Cela survient à un moment où on a l’impression que les mouvements sociaux ont disparu d’autant plus que le climat politique est en hibernation par rapport à la faiblesse des mouvements d’opposition. En effet, les mouvements n’ont pas disparu sinon leur interlocuteur. Il est un fait que “l’Etat se rendant invisible et en se redéployant, n’unifie plus la revendication sociale et n’agit pas comme facteur de “centration” des rapports sociaux. Mais cela ne signifie pas que les mouvements soient absents” (Klein et autres, 1987 :3). La position de retrait de l’Etat haïtien dans le contentieux autour du patrimoine collectif de la Rivière Massacre entre Haïti et la République dominicaine s’inscrit dans cette mouvance à l’ère du néolibéralisme triomphaliste.

Les mouvements sociaux sont des agents de conflits structurels d’un système social. Ils réunissent des acteurs pluriels autour d’une identité, du principe de changement et comme toile de fond l’opposition vis- à -vis d’un acteur commun qui soit l’Etat. Ils se gardent de rapprochement des acteurs institutionnalisés notamment des partis politiques en poursuivant une autonomie dans leur action (Touraine,1984). Il y a lieu pour le Mouvement de Ouanaminthe de s’allier à d’autres mouvements localisés en République dominicaine voire dans d’autres régions. Ce, suivant le modèle d’organisation et de concertation du Mouvement des Femmes dans le monde.

En effet, les deux Etats (Haïti et République dominicaine) ont su privilégier de rapports en marge d’une intégration soutenable telle qu’il était question dans les orientations du Traité de Paix, de Commerce, de Navigation et d’Extradition entre la République d’Haiti et la République Dominicaine du 9 novembre 1874 révoqué par le “sacro-saint Traité du 20 février 1929”. Le Traité du 9 novembre 1874, dans ses articles 4, 5, 6, 7, 8, 9 traitent du commerce, de la navigation et des échanges avec une emphase sur l’équité et la réciprocité. La compétition avait cédé la place à l’union et la coopération horizontale. La question de l’utilisation des eaux communes n’était pas un enjeu. L’article 10 ,11   exonèrent des droits de douane aux produits, garantissent la liberté de commerce dans ile. L’article 14 établit la libre circulation dans l’ile pour des échanges, le commerce et l’industrie, le droit de propriété.

De nos jours, le développement frontalier et transfrontalier est négligé par les deux Etats au profit d’intérêts rentiers, le trafic et la contrebande. Dans le cas de la République dominicaine, la pauvreté sévit surtout dans les zones frontalières alors qu’elle promeut les services, le tourisme et le commerce dans les zones urbaines importantes et la capitale. La priorité est accordée à la promotion des zones franches industrielles au détriment de l’agriculture et la production nationale. Ce qui témoigne les faibles financements émargés du budget national défavorables aux régions. La part réservée au secteur de l’agriculture n’atteint moins que 3% de ce budget pour les vingt dernières années. Nous comprenons bien la mobilisation collective autour de l’exploitation des ressources stratégiques qui soient les eaux pour l’arrosage des terres agricoles en vue de la production.

La mobilisation autour du canal devrait dépasser une simple question de frontière pour être ancrée à la fois dans le local et le mondial. Ce qu’a dicté la Marche mondiale des Femmes comme modèle de mouvement social qui s’articule dans une dynamique mondiale.Ce, dans le cadre d’un consensus féministe. Cette approche s’articule autour “du dialogue politique dans et entre des réseaux politiques bien développés, aux liens solidement établis sur des questions d’ordre local et des pratiques locales” ( Klein et autres, 1987: 69). Nous évoquons, en ce sens, la forte et intense participation des femmes dans les forums internationaux dont 6,000 à Mexico en 1975 ;7,000 à Copenhague en 1980 et pour atteindre plus de 30,000 dans le Congrès des femmes du quart-monde à Pékin dix ans plus tard. Dans ces circonstances, les femmes en ont profité pour un lobbying officiel , la prise de contacts informels et des échanges ciblés de riches réseaux ont été établis dans tous les secteurs entre les femmes de toutes les régions et les questions spécifiques et générales en tenant des particularités, des diversités voire des conflits ( ibid p68).

Nous avons observé une dynamique dans les luttes à Ouanaminthe d’abord communautaristes pour s’ouvrir à des perspectives intercommunales puis nationales. En ce sens, nous voudrions faire référence à la formule “République de Ouanaminthe” annoncée sur les réseaux sociaux comme métaphore, je dirais. De nos jours Ouanaminthe est au cœur d’une question internationale par l’ écho fait du contentieux autour du droit à l’exploitation équitable de la Rivière Massacre par les deux Etats (Haïti et République dominicaine)

Des vocabulaires que l’on prête à cette initiative sont alors spécifiques à des secteurs déterminés. Les représentants de l’Etat dominicain ont associé cette démarche à l’action de groupe  de particuliers dans un premier temps puis à celle d’anarchistes dans un discours officiel du président dominicain dans les tribunes des Nations Unies lors de leur 78è session. Quant au représentant permanent de l’Etat haïtien auprès de l’Organisation des Etats Américains (OEA),il évoque l’action d’un groupe d’agriculteurs de la région du Nord – Est qui relance un ouvrage initié en 2021, discontinué par force majeure la même année. Entretemps, les parties prenantes directes des travaux parlent de Konbit du peuple haïtien dans la mesure où divers secteurs de la société se sont joints aux agriculteurs du nord-Est pour se constituer en un vaste mouvement social.

Des acteurs pluriels se sont mobilisés autour des travaux de la percée d’un canal à partir de la Rivière Massacre dans l’objectif d’arroser 3,000 ha de terres de la plaine Maribaroux. Ce sont des artistes, groupements communautaires, membres de confessions religieuses tant protestantes, catholiques que vodouisantes, des jeunes, des femmes, des corps de métiers, des universitaires, des groupes de commerçants, des réseaux haïtiens de la diaspora, la presse et des Organisations Non Gouvernementales (ONG).

Aussi conviendrait-il au Mouvement de Ouanaminthe de se rapprocher des secteurs marginalisés de la République dominicaine par rapport à l’absence de politique de développement frontalier et transfrontalier source de pauvreté. Le lobbying dans les milieux officiels internationaux et auprès d’autres mouvements sociaux dans le monde sont une alternative à explorer.

Repères bibliographiques

-Suzy, CASTOR  (1987), Migraciones y relaciones internacionales (El caso haitiano-Dominicano),Coleccion HISTORIA Y SOCIEDAD No 71,Editora Universaria -UASD, Santo Domingo.

-Watson Denis (sous la direction de ) (2021), Terreurs de frontière. Le massacre des Haïtiens en République Dominicaine en 1937.Les publications du Centre Challenges, Port-au-Prince, Haïti .

-Andre Corten et Marie-Blanche Tahon (1985), proletariado y procesos de proletraizacion en Republica Dominicana, 1a edicion, Editora Alfa & Omega, Santo Domingo .

 -Angela Miles “Réseau mondial et mailles locales: l’alternative du mouvement féministe” in Juan-Luis Klein et autres ( sous la direction de) (1987), Au-delà du néolibéralisme. Quel role pour les mouvements sociaux? Presses de l’Université du Québec, Québec.

-Jean, PRICE-MA RS (1998), la République d’Haïti et la République dominicaine, Tome II, Collection du Bicentenaire Haïti 1804-2004.Les Editions Fardin, Port-au-Prince.

-Alain Touraine (1984), Le retour de l’acteur, Fayard, Paris.

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