Pour la construction d’une alternative réussie en Haïti !

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L’avenir des récentes manifestations populaires ne doit être en aucun cas pris en otage dans l’apanage du salon. Non plus, il ne doit être soumis à des slogans de béton issus de talentueux meneurs d’hommes et de communicateurs « habiles ». Ces révoltes réclamant dignité et intégrité doivent plutôt être un exercice dévoué à la durabilité, à l’émergence d’un leadership renouvelé bien imbibé du changement de paradigme.

 « Je suis fatigué, ô mes compatriotes, de nos stupidités. Faisons grâce au monde, qui nous sait exister, de caricatures révoltantes. Un peu de vergogne, voyons, à défaut de grandeur morale. » (Dr. Rosalvo Bobo). C’est une assertion qui vaut aujourd’hui encore son pesant d’or. Ce que nous vivons en Haïti ces derniers mois, en plein cœur de l’an 217ème de notre indépendance, est une scène malsaine et combien révoltante pour toute une nation dont les dessous sont exposés à la raillerie du monde. Et, surtout, pour un peuple dont le quotidien est empreint de pauvreté et de misère atroce, de la corruption de ses élites et de l’imbroglio répétitif causé par l’instabilité socio-politique.

Nous sommes unanimes à reconnaître que les acteurs de la vie nationale ont piteusement échoué dans le cadre de l’amélioration des conditions de vie de la population. Devant nos yeux,  Haïti se débat et voit dérouler son pillage. Ce qui se manifeste  à travers  un mépris général du bien commun et de la chose publique, l’effritement des valeurs les plus élémentaires et la course effrénée au numéraire avec la profusion de la corruption. Toutes les franges de la population sont auteurs sinon complices de cette infamie: des politiques en passant par la société civile pour arriver au secteur des affaires. Chacun à la mesure des rôles et partitions qu’il a à jouer en tant que secteur de la vie nationale.

Puisque tous, en complicité entre eux, sont artisans de nos malheurs, l’impunité fait loi et tente de nous dépouiller de toute sensibilité au bon, à l’agréable et à l’utile. Nous, la grande majorité silencieuse dit-on. Devant leurs actes macabres, nous sommes restés, beaucoup trop longtemps, écœurés mais bouche bée. Dans une neutralité complice. Dans un laisser-aller révoltant et une inaction suicidaire. Chacun attend l’autre et tous se regardant au blanc des yeux constatent, certains avec stupéfaction, les nouveaux pics de notre chute. Des records qui s’enchaînent et enveniment notre situation.

De ce constat d’échec, il y a lieu de noter l’absence généralisée d’un leadership cohérent matché au souci du développement national. En effet, nos autorités s’entretiennent dans les hauts lieux du pouvoir. Incapables, ils s’efforcent à garder la main au mépris de nous tous. Face à elles s’érigent une opposition plurielle dans sa composition mais unique dans son incapacité à produire et offrir mieux. Si bien que l’opinion publique ne lui prête aucune bonne intention et cherche à l’éviter résolument. Le secteur des affaires, de son côté, est souvent resté muet et se rendant complice des uns comme des autres par son appétit gargantuesque vis-à-vis du Trésor Public. Ils ne jurent et ne vivent que par des contrats publics et par l’absorption de la manne des franchises douanières. Les préoccupations de ce secteur se confondent donc à l’oisiveté de l’État Haïtien dans le cadre de ses réflexions et actions devant relever les niveaux de vie de la population. Ce n’est pas un secret de polichinelle : les initiatives du secteur privé se confinent dans la sous-traitance et l’importation. Juteuses que pour eux seuls. 

Pour nos compatriotes de la société civile, le bilan est mitigé. Bien des acteurs cavalent dans le sens de ceux des secteurs politique et des affaires et optent pour l’immobilisme. Mais, au regard de la multiplicité des acteurs et du faible degré d’organisation de celle-ci, les fauteurs de trouble et les loups sont moins enclins à contrôler la bergerie. La « majorité silencieuse » est donc plus apte à se prononcer et peut se donner des marges de manœuvres. En témoigne ces jours-ci un certain réveil qui laisse poindre à l’horizon une lueur d’espoir. Ces dernières sorties sur le macadam, les divers appels à la rupture, la prise de conscience de la jeunesse et l’expression de son ras-le-bol sur les réseaux sociaux sont à compter dans l’optique du renouveau. Ce qui est bien dans cela c’est l’atteinte du seuil de tolérance et la rupture avec la docilité tuatoire. Car, on ne peut changer ce que l’on accepte. Et seul ce qui nous révolte peut nous imposer le changement.

Mais la mobilisation populaire n’est pas la source du changement. Elle n’est que l’antichambre. A ce stade, des décisions doivent être prises pour éviter tout contrôle malsain, manipulation et errements. C’est aussi  à ce niveau que doit être décidée la qualité du changement à opérer et ses contours. Autrement dit, cette mobilisation populaire doit être encadrée et gérée de façon à garantir un changement structurel et profond avec le mérite d’être quasi-irréversible et porteur du chambardement de tout le système social, économique et politique du pays.

Pour le moins un remodelage en profondeur de la société afin d’éviter que nos institutions ne soient conquises à l’avenir par la corruption dans toutes ses expressions. Et qu’un régime politique ne puisse les déstabiliser et les pervertir aussi grandement. Sinon on serait condamné à refaire indéfiniment des sauts à courte portée et que la montagne aura accouché d’une souris. Donc perpétuer le passé sans tirer les bonnes leçons de l’histoire et sans croquer l’avenir à pleine dent. Ainsi devrait-on s’atteler à créer de nouvelles réalités sociales devant répondre aux desiderata d’une nation en agonie qui se cherche et qui peine à trouver sa voie.  

Quid de l’alternative ?!

Comme le dit si bien Marianne Williamson « créer le monde que nous voulons est bien plus puissant que de détruire celui dont nous ne voulons plus. » Cette affirmation répond ainsi à une approche positive visant à asseoir l’implémentation de nouveaux faits sociétaux en remplacement de ceux décriés. Autrement dit, construire une alternative qui aura à repousser les limites de l’existant jusqu’à l’étouffer et le faire disparaitre. Cette alternative, dans notre cas en Haïti, devrait reposer sur un changement de paradigme, la mobilisation d’un nouvel exercice de leadership et l’expression d’aspirations nouvelles et communes bien ancrées dans un projet national et  patriotique.

Haïti a besoin d’un nouveau paradigme pour ces deux raisons : la première raison est que « les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets » et la dernière est que, dans la logique des systèmes, si on ne dispose pas de moyens de contrôle sur les inputs la meilleure façon d’obtenir de nouveaux outputs est la maitrise et la transformation des mécanismes intrasystémiques. Là, nous abordons le paradigme comme étant défini ainsi : l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné[i]. En tant que telle, il est donc souhaitable que le corpus de valeurs qui anime les acteurs soit renouvelé pour être conforme aux intérêts supérieurs de la nation.

Dans le rapport cosigné par le Groupe OTF diligenté par la Présidence Haïtienne en 2009, il est mentionné qu’Haïti semble être emprisonné dans un cycle de survie. Depuis l’indépendance, l’objectif du citoyen haïtien a été d’obtenir la liberté individuelle et la survie. Le projet d’Haïti est un projet individuel où depuis la guerre d’indépendance, l’esclave a décidé de vivre libre ou de mourir lit-on dans ce rapport. Il  y est aussi souligné que les mentalités constituent l’un des deux principaux freins à la compétitivité de notre économie constatant ainsi un manque de confiance profond au sein de la société haïtienne. Pour faire court un long discours, il nous faut un dépassement de soi pour penser global, façonner le bien de la communauté et nous catalyser le changement. Se faire confiance, croire en l’autre, bâtir l’alter ego pour croître ensemble, respecter ses engagements, assumer ses responsabilités, s’assumer et préserver le bien commun est en fait les grandes lignes de ce changement de paradigme à embrasser.

Oser ce saut dans les circonstances actuelles reviendrait à développer une intelligence émotionnelle collective qui puisse nous conduire à traduire les intérêts de la nation dans les préoccupations des salons, des restos et des bars où se discute la poursuite de la mobilisation populaire. Point besoin de chercher à s’approprier du monopole des bénéfices de cette énième lutte, de s’en attribuer tout le mérite et d’exclure l’autre. Mais construisons ensemble un leadership commun. « Sincérisons » la politique et ses contours comme disait le professeur Lesly Manigat. Acquittons-nous de notre devoir de citoyen. Assumons-nous donc devant la face du monde.

C’est à travers ce changement paradigme que s’exercera un nouveau type de leadership. Un leadership sain et efficace. Ici, je ne fais pas référence à l’émergence de nouvelles têtes seulement. Mais surtout à l’apparition de nouvelles personnalités et des constantes louables : des leaders qui se connaissent, qui s’assument et qui obéissent à des idéaux plutôt qu’à la chasse abusive du numéraire. Des leaders créatifs, ambitieux et dont on ne doute pas de la sincérité et de la fidélité que par force de preuves et la manifestation du contraire avéré. Des leaders dont les mots pèsent de leur poids et qui excluent tous maux délibérés dans leur prise de décision. Des leaders hostiles à la corruption, amoureux de la science et qui inspirent la confiance. Des leaders qui comptent les succès, embrassent et fondent leurs intérêts dans ceux du bien commun.  Des leaders quoique  jeunes de corps mais qui sont aguerris, mûris et bien exercés pour gagner l’avenir. Vous vous dites peut-être que je rêve ? Moi, je vous réponds à l’affirmative pour vous inviter, mes compatriotes, à aspirer au meilleur et à l’idéal.

La prospérité est un choix. Les moyens de transformer l’économie haïtienne sont aux mains des leaders haïtiens. La nation doit passer très rapidement de la phase des débats à l’action pour exploiter pleinement les possibilités qu’offre le pays. Si les leaders haïtiens collaborent et focalisent leurs efforts sur les secteurs et actions ciblées [dans ce rapport], la population haïtienne peut bénéficier réellement des dividendes de la stabilité[ii] (OTF, 2009). Ce focus, cette collaboration dont on parle, est subordonné à une vision d’ensemble cohérent expression d’aspirations nouvelles et communes bien ancrées dans un projet national et patriotique bien ficelé. C’est de ce projet national et patriotique que doit provenir le contenu d’une éventuelle constitution légiférant le cadre sociétal ambiant du développement économique futur. Vous conviendrez toutefois que les assises de la nation précèdent tout cela à bien des égards.

Les assises de la nation aura ainsi la vertu de calmer les nerfs, vider les contentieux et conduire vers le projet national qui répondra aux besoins de cette population chauffée à blanc par la détresse socio-économique et l’inquiétude du lendemain.

Au bout du compte, il importe de reconnaître que la situation du pays interpelle à un changement drastique. Sans demi-mesure. Car, comme l’a repris Maitre Jacques Mukunga SEFU dans de son discours sur la neutralité « quiconque n’est pas dégouté par ce qui est dégoutant est encore plus dégoutant que ce qui ne le dégoûte pas.» Construire l’alternative est donc une nécessité patriotique et nationale et importe d’engager la mobilisation populaire à ses dépens pour réussir sciemment son implémentation. Le docteur Rosalvo BOBO nous a décrit si bien une situation récente en des mots vieux de plus de cent ans. Je crois comme vous qu’à défaut de grandeur morale, nos élites et autorités sont invitées à la retenue afin de nous éviter les profondeurs obscures du chaos. Du pire.

Nous sommes tenus de nous engager sur de nouvelles voies pour assurer le devenir de cette nation. Lequel doit, sans caprice d’aucun, assumer un changement de paradigme qui aura à animer des leaders compétents et consciencieux entièrement dévoués à un projet national. Dans la foulée de la mobilisation populaire de dénonciation des dérives dictatoriales et de l’insécurité galopante, il serait convenable d’initier les assises de la nation afin d’arriver au minimum de consensus d’élaboration de ce projet patriotique. C’est un timing idéal pour le peuple Haïtien de réclamer la résolution de ses problèmes majeurs pendant que tous les yeux sont rivés sur le macadam et ses potentiels fruits.

Le grand gagnant ne doit être autre que ce peuple meurtri par la misère et la pauvreté, l’instabilité socio-politique et le dédain des autorités en place. Les leaders traditionnels qui pullulent dans les salons et dans les restaurants à discuter de l’avenir et des retombées de cette lutte doivent être tenus en haleine pour ne pas être distraits par leurs penchants égoïstes. C’est l’avenir de nous tous qui doit être primé dans ces conversations privées.

Certes, la satisfaction des besoins du peuple ne peuvent être assouvis en un claquement de doigts. Mais, l’essentiel doit hanter les cœurs de nos décideurs pour se tailler la part du lion. L’avenir de ces manifestations ne doit être en aucun cas l’apanage du salon. Ni soumis à des slogans de béton issus de talentueux meneurs d’hommes et de communicateurs habiles. Mais, il doit être un exercice dévoué à la durabilité, à l’émergence d’un leadership renouvelé bien imbibé du changement de paradigme. Un nouveau paradigme qui aura le mérite d’assurer à tous et à chacun de tirer ses épingles du jeu dans la confiance et le strict respect des intérêts supérieurs de la nation.

N’oubliez surtout pas que l’alternative se forge, se construit. Elle doit émaner et catalyser par d’habiles mains sous haute mobilisation populaire. Elle doit prendre corps au fur et à mesure dans la société de manière à repousser les limites de l’existant jusqu’à l’étouffer et le faire disparaitre totalement. Faisons donc bien les choses. Et traitons avec respect ce qui nous a été légué par nos ancêtres au prix du sang et d’atroces souffrances.

Jeff Alix ST TILMA
Economiste
jealixst@gmail.com


[i] Gilles Willett, « Paradigme, théorie, modèle, schéma : qu’est-ce donc ? », Communication et organisation [En ligne], 10 | 1996, mis en ligne le 26 mars 2012, consulté le 02 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/1873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.1873

[ii] Groupe de travail sur la compétitivité, Vision partagée pour une Haïti inclusive et prospère, Juillet 2009, consulté le 02 mars 2021. URL :  http://ctrc.sice.oas.org/trc/Articles/Haiti/PVP_Deuxieme_Draft_f.pdf

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