La Journée Internationale de la Femme
Chaque année, le 8 mars, le monde entier célèbre la Journée Internationale de la Femme, héritière d’une longue tradition de luttes ouvrières et féministes qui a émergé dans le sillage des mouvements sociaux du début du XXe siècle. Dès 1910, la Conférence internationale des femmes socialistes réunie à Copenhague, sous l’impulsion de Clara Zetkin, adopte l’idée d’une journée mondiale dédiée aux droits des femmes, dans le but de dénoncer les inégalités de genre et d’exiger une pleine participation des femmes à la vie économique et politique.
Cette commémoration, officialisée par les Nations Unies en 1977, s’inscrit dans une dynamique transnationale, où les revendications pour l’égalité salariale, la lutte contre les violences sexistes et la reconnaissance des droits reproductifs s’articulent à une critique plus large des systèmes de domination. Toutefois, cette universalisation des luttes féminines s’accommode mal des spécificités locales, notamment dans des contextes postcoloniaux comme celui d’Haïti, où les réalités féminines sont fragmentées par les clivages de classe, de territoire et d’histoire.
Chez nous, la célébration de la Journée Internationale de la Femme se heurte à une dissonance criante entre les discours officiels et les réalités vécues par la majorité des femmes. Les cérémonies protocollaires et les honneurs publics, souvent réservés à une élite urbaine ou à des militantes institutionnellement reconnues, invisibilisent la condition des paysannes, des marchandes de rue, et des travailleuses informelles, pourtant véritables piliers de l’économie nationale.
Les Haïtiennes ne forment pas un bloc homogène, rappelle la chercheuse féministe Manoucheka Céleste, et toute analyse qui évacue la question de la classe sociale renvoie à une vision élitiste du féminisme ». Ces femmes, reléguées aux marges du discours officiel, incarnent pourtant la matrice même de la survie communautaire, entre production agricole, solidarité de voisinage et transmission culturelle.
Cette dichotomie entre la célébration officielle et la réalité sociale traduit une forme d’hypocrisie institutionnelle, où la mise en scène de l’émancipation féminine sert de paravent à des politiques publiques largement défaillantes en matière de droits des femmes. La reconnaissance ponctuelle de quelques figures d’exception ne saurait masquer l’absence de programmes structurants en faveur de l’autonomisation économique, de l’accès à l’éducation, ou de la protection contre les violences domestiques qui frappent les femmes haïtiennes de manière disproportionnée.
La sociologue féministe Gellespie Saint-Hilaire fait remarquer qu’« honorer quelques élues pour masquer la précarité systémique des autres relève d’une stratégie politique de pacification symbolique ».
Plus encore, la mobilisation autour du 8 mars en Haïti s’inscrit souvent dans une instrumentalisation politique, où l’émancipation féminine devient un argument de légitimation pour des gouvernements en quête de respectabilité internationale. En reprenant à leur compte les slogans de l’égalité de genre, les autorités haïtiennes cherchent à afficher une modernité de façade, tout en évacuant toute réflexion critique sur les rapports de pouvoir qui structurent la société haïtienne.
Ce détournement du discours féministe, largement documenté par la politologue Carolle Charles, révèle une tension fondamentale entre la portée subversive des luttes féminines et leur récupération par les appareils d’État. Ce phénomène soulève une question centrale : les femmes sont-elles célébrées pour leur apport réel à la société ou mobilisées comme symboles au service d’une rhétorique politique opportuniste ?
En définitive, la Journée Internationale de la Femme, telle qu’elle se décline en Haïti, oscille entre hommage convenu et dévoiement stratégique. Plutôt que de constituer un moment de reconnaissance authentique et de réflexion collective sur les conditions de vie des femmes, elle tend à renforcer une fracture entre une minorité de femmes visibles, honorées parce qu’elles sont compatibles avec l’ordre établi, et une majorité silencieuse, reléguée à l’invisibilité sociale et politique.
Comme le résume la chercheuse haïtienne Sabine Lamour, « célébrer les femmes, c’est d’abord interroger les conditions de production de leur invisibilité, pour faire émerger une mémoire collective où chacune trouve sa place ». Ainsi, réhabiliter la signification première de cette journée suppose de rompre avec la logique de célébration figée, pour ouvrir un espace de parole où les voix des femmes paysannes, marchandes, travailleuses et mères de la nation puissent enfin se faire entendre.
