par Haben J Louis
Le décès de Frankétienne est une perte tragique pour la culture haïtienne. Pour moi, il m’apporte l’opportunité de réfléchir sur ma propre relation avec cette culture, particulièrement la littérature haïtienne. Cet article souligne l’importance de renouer avec le créole, la langue qui porte l’âme de nos écrivains et de nos histoires, et d’apprécier pleinement l’héritage laissé par Frankétienne et ses contemporains.
Frankétienne était un écrivain, poète et dramaturge haïtien, souvent considéré comme l’un des pères de la littérature haïtienne moderne. Défenseur de la langue créole, il a grandement contribué à sa reconnaissance dans le monde littéraire sur la sphère internationale. Il a notamment introduit le “spiritualisme”, mouvement littéraire explorant les thèmes de la condition humaine à travers un style littéraire complexe et dynamique. Il a profondément marqué la culture haïtienne, notamment avec des œuvres comme Dézafi et Fleurs d’oubli. Sa mort représente une grande perte pour la littérature haïtienne et pour le patrimoine culturel du pays.
J’avais déjà entendu parler de l’auteur, mais je ne suis pas familière avec ses œuvres. Ma culture littéraire est principalement construite autour des grands auteurs français, de Molière à Honoré de Balzac, Émile Zola, et bien d’autres. Malgré mon appartenance à la culture haïtienne, je suis gênée d’avouer que je n’ai lu qu’un seul livre d’auteur haïtien, en français. Vers d’autres rives de Dany Laferrière, raconte la vie de l’auteur, de son enfance en Haïti jusqu’à son expérience à Miami et à Montréal, et c’est un excellent livre. Mais je me rends compte qu’il m’en manque beaucoup d’autres, notamment écrits en créole, la langue de mes ancêtres. Cette gêne, liée à ma crainte de ne pas maîtriser le créole et par le sentiment que cette langue est moins accessible que la littérature française ou québécoise, m’empêche de m’engager pleinement avec ma culture.
La littérature haïtienne est profondément marquée par l’histoire et les événements politiques de son pays, et elle a évolué au fil du temps à travers différentes périodes et mouvements littéraires. Dès l’indépendance d’Haïti en 1804, cette littérrature a été marquée par un fort engagement politique et nationaliste, célébrant l’indépendance, dénonçant le colianilisme et affirmant la fièrté nationale d’Haïti. Le mouvement indigéniste au début du XXe siècle se rompt avec le passé colonial en priorisant l’importance des traditions africaines et des pratiques orales dans la cultures haïtienne. Le spiritualisme, lancé par Frankétienne dans les années 1960, explore l’anxiété et la condition humaine. De ce fait, la littérature haïtienne contemporaine se diversifie où divers écrivains abordent des thèmes variés tels que l’identité, la migration et les questions sociales.
Cependant, la problématique linguistique est un enjeu important, avec des écrivains bilingues qui luttent pour faire exister une véritable littérature créole. Bien qu’Haïti soit devenu libre en 1804, le français continue de dominer la sphère officielle, symbole d’autorité, prestige et d’élitisme. Langue étrangère héritée de la colonisation, le français est associée à l’éducation, à la classe supérieure, et à une identité plus proche de l’Europe et des normes internationales. Ceux qui maîtrisaient cette langue faisaient partie de l’élite intellectuelle et sociale du pays, ce qui demeure vrai aujourd’hui. En revanche, le créole a longtemps été perçu comme une langue “inférieure”, associée à l’esclavage et à la soumission. Ce qu’à la moitié du XXe siècle que le mouvement de la créolité réhabilite le créole comme une expression littéraire légitime, au-delà de la culture orale. Ainsi, le créole permet aux haïtiens d’affirmer leur identité et de créer une culture unique, devenant un acte de résistance contre les normes imposées par la colonisation et les élites. La dualité linguistique caractérise la littérature contemporaine où la langue devient un enjeu politique, culturel et identitaire. L’écrivain contemporain, Lyonel Trouillot, affirme que le français et le créole peuvent s’enrichir mutuellement dans la littérature haïtienne, renforçant l’expression de l’identité haïtienne et reflétant la réalité sociale du pays. Bien que son écriture soit en français, il pense que le contexte et le texte détermine la langue utilisée, posant une réflexion identitaire plus profonde dont l’écriture peut s’approprier les deux langues.
Selon Georges Castera, le créole écrit est encore en développement dû à une grande partie de la population haïtienne qui reste analphabète. Il est donc difficile de l’utiliser de manière écrite à cause de l’absence des normes orthographique unifiées et au manque de ressources linguistiques. Castera interroge la possibilité de construire une véritable littérature haïtienne, à la fois fidèle à la réalité linguistique du pays et accessible à un large public. Le créole écrit est donc un projet national où l’alphabétisation et la démocratisation de l’écriture en créole sont essentielles pour l’avenir de la littérature haïtienne. Le choix de la langue, dans ce contexte, est un outil de construction identitaire, de résistance culturelle et d’émancipation politique.
La fameuse question de Castera “Aurons-nous une littérature sans lecteurs ou une littérature sans langue ?” souligne l’existence d’une littérature dépend de son ancrage dans une langue vivante et partagée par ses lecteurs. Dans mon cas, la langue m’est un élément essentiel dans ma compréhension de l’identité haïtienne à travers la littérature, mais aussi de mon propre rapport à cette identité. Ayant grandi au Canada où le français et l’anglais sont mes langues maternelle et seconde, le créole occupe une place plus floue. Je considère le créole comme une langue en marge pour moi: elle est profondément enracinée dans ma culture et mon identité, mais elle ne se manifeste pas aussi fréquemment que le français ou l’anglais dans mes intéractions sociales ou professionnelles. Il existe une gêne de ne pas bien comprendre certaines nuances de la langue, de ne pas avoir un riche vocabulaire, de posséder un accent français en parlant créole. C’est un obstacle que je ressens profondément, car je suis consciente que pour pleinement apprécier la richesse de la littérature haïtienne, il me faudrait probablement surmonter cette hésitation et m’immerger davantage dans la littérature en créole.
En conclusion, la mort de Frankétienne est un appel à approfondir la compréhension de la culture haïtienne, à la partager et à encourager ceux qui s’y intéressent à suivre les traces d’auteurs comme Dany Laferrière, en lisant leurs œuvres et en valorisant nos langues et traditions. Ceci est un travail de redécouverte, non seulement de ma culture, mais aussi de ma propre identité.
SOURCES
Ambassade de la République d’Haïti en France, ‘La Littérature Haitienne’’<https://ambassadehaiti-france.org/la-litterature/>, accédé le 23 février 2025.
Guy Ferolus, ‘La naissance de la littérature haïtienne’ (Haiti Inter) (17 septembre 2019) <https://www.haitiinter.com/la-naissance-de-la-litterature-haitienne/>, accédé le 23 février 2025.
Haiti Libre, ‘Haïti – Nécrologie : Le Ministère de la Culture rend hommage à Frankétienne’ (22 février 2025) <https://www.haitilibre.com/article-44333-haiti-necrologie-le-ministere-de-la-culture-rend-hommage-a-franketienne.html>, accédé le 23 février 2025.
Radio-Canada, ‘L’écrivain et poète haïtien Frankétienne s’éteint à 88 ans’ (21 février 2025) <https://ici.radio-canada.ca/rci/fr/nouvelle/2142728/mort-deces-franketienne-ecrivain-poete-haiti>, accédé le 23 février 2025.
Swiss Info, ‘Lyonel Trouillot: On peut habiter le bilinguisme sans tragédie’ (16 juin 2010) <https://www.swissinfo.ch/fre/culture/lyonel-trouillot-on-peut-habiter-le-bilinguisme-sans-trag%C3%A9die/8820474>, accédé le 23 février 2025.
Wikipédia, ‘Littérature Haïtienne’ <https://fr.wikipedia.org/wiki/Litt%C3%A9rature_ha%C3%AFtienne>, accédé le 23 février 2025.
Yasmina Yacou, ‘Frankétienne, figure emblématique de la culture haïtienne disparaît à l’âge de 88 ans’ (Franceinfo) (21 février 2025) <https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/franketienne-figure-emblematique-de-la-culture-haitienne-disparait-a-l-age-de-88-ans-1563367.html>, accédé le 23 février 2025.