Par Patrick Prézeau Stephenson*
Dans l’arène saturée de bruit de l’action politique haïtienne — ondes radiophoniques de la diaspora, chaires numériques, forums WhatsApp, think tanks improvisés — deux figures familières continuent de structurer des conversations bien au‑delà du littoral de l’île : Rod Joseph, ancien parachutiste devenu aspirant au Congrès américain, et le Dr Jean Fils-Aimé, théologien–intellectuel public dont les critiques de la décomposition spirituelle et sociale haïtienne ont bâti un public transnational. Leurs voix sont affirmées, mobilisatrices, sans concession. Ils incarnent, à bien des égards, l’archétype de l’impulsion haïtienne et diasporique vers l’agentivité héroïque.
Mais ils se trouvent désormais en contraste de plus en plus marqué avec une autre approche émanant du tissu civique haïtien : le « Congrès Patriotique de Sauvetage National / Kongrè Patriyotik pou Sovtaj Nasyonal » — une architecture coalitionnelle, multi‑régionale et participative qui tente de reconstruire la légitimité non par la personnalité, mais par une délibération structurée, distribuée et polycentrique.
La tension entre ces modèles — plaidoyer individuel charismatique versus processus collectif institutionnalisé — renvoie au cœur d’une affirmation philosophico‑politique largement répétée dans la culture politique francophone et haïtienne : « Ce sont des individus qui font la valeur des institutions. » Les institutions sont‑elles faibles en Haïti parce que les individus qui les animent seraient défaillants — ou les acteurs héroïsés persistent‑ils précisément parce que les institutions ont été vidées, interrompues ou capturées ?
Le moment radiophonique
Sur l’émission de Guy Wewe — où Joseph et Fils-Aimé sont récemment intervenus — leur pragmatisme était manifeste : mettre Washington sous pression, façonner le récit, mobiliser l’influence diasporique, exposer les incohérences géopolitiques, maintenir Haïti dans la conversation avant que sa crise ne devienne simple bruit de fond. C’est le plaidoyer comme résonance tactique : immédiat, cinétique, hautement personnalisé. Les deux comprennent la question de la « bande passante ». Tous deux savent que l’émotion politique doit être entretenue, non présumée.
Pourtant, leurs interventions, si sincères soient-elles, demeurent des entreprises individuelles. Elles accumulent du capital symbolique mais risquent de reproduire une fragmentation familière : plateformes parallèles, publics concurrents, mandats partiels, absence de mécanismes convenus de reddition de comptes. L’histoire haïtienne est remplie de telles figures — brillantes, résolues, momentanément influentes — tandis que la dégradation systémique se poursuit, intacte, en dessous.
Ce que représente le Congrès
Le Congrès Patriotique tente autre chose : une délibération civique polycentrique — congrès régionaux, apport de la diaspora, médiation universitaire, points de consensus structurés, articulation progressive de scénarios de transition. Plutôt que de revendiquer une légitimité morale ou électorale, il cherche à construire une légitimité procédurale : qui est consulté, qui consigne, qui synthétise, comment le désaccord est traité, comment les recommandations migrent vers des cadres potentiels de gouvernance.
Cela compte. Dans un corps politique où l’autorité élue a disparu, où le maintien de l’ordre est contesté et où la communauté internationale se tourne encore vers des architectures sécuritaires externes, la légitimité devient à la fois existentielle et procédurale. Les voix personnelles peuvent émouvoir, mais le processus institutionnel partagé peut ancrer.
Individus versus institutions : un faux dilemme
La formule — « Ce sont des individus qui font la valeur des institutions » — possède une séduction simplificatrice. Elle suggère que si seulement les « bonnes personnes » émergeaient, les tribunaux fonctionneraîent, les forces se professionnaliseraient, les organes de régulation réguleraient. Elle flatte l’exceptionnalisme moral. Mais la philosophie — et la réalité vécue d’Haïti — invitent à la prudence.
- Aristote rappellerait que la vertu requiert l’habituation, et l’habituation exige des formes civiques stables.
- Max Weber mettrait en garde contre l’illimitation de l’autorité charismatique non traduite en ordre légal‑rationnel.
- Elinor Ostrom montrerait que la gouvernance polycentrique — multiples nœuds de production de règles se chevauchant — peut soutenir l’action collective là où les structures monolithiques échouent.
- L’histoire institutionnelle haïtienne illustre comment la dépendance excessive aux « sauveurs » engendre des cycles de personnalisation, de désillusion, puis d’érosion supplémentaire de la confiance publique.
L’affirmation n’est donc tout au plus qu’à demi vraie : oui, les individus insufflent un ton éthique et une compétence opérationnelle aux institutions. Mais les institutions disciplinent aussi les individus, leur survivent et créent des arènes prévisibles dans lesquelles la participation élargie — et non le charisme — produit la continuité.
Là où les institutions sont faibles, les individus sur‑étendent leur portée ; là où les individus dominent, les institutions se consolident rarement. Haïti a payé ce coût récursif pendant des générations.
Les risques du modèle de plaidoyer centré sur l’individu
1. Légitimité sans mandat : La visibilité est confondue avec la représentativité.
2. Signal diplomatique fragmenté : Les acteurs extérieurs (ONU, OEA, partenaires bilatéraux) rencontrent des interlocuteurs concurrents, ralentissant une articulation cohérente.
3. Lacunes de reddition de comptes : Absence de boucles de rétroaction formelles vers les communautés prétendument « représentées ».
4. Myopie tactique : L’énergie se consomme à mobiliser l’indignation morale plutôt qu’à concevoir des séquences implémentables (sécurité → stabilisation institutionnelle → mécanismes électoraux crédibles).
5. Effet de substitution : Des partenaires internationaux peuvent utiliser des individus articulés comme substituts d’une large consultation qu’ils n’ont pas réellement conduite.
La proposition de valeur du Congrès
- Légitimité distribuée : Nœuds régionaux et diasporiques élargissant l’appropriation au‑delà des élites porto‑princiennes.
- Diversité cognitive : Universitaires, organisateurs civiques, associations professionnelles, réseaux de jeunesse introduisant des cadrages différenciés.
- Apprentissage institutionnel : Congrès itératifs permettant le raffinement d’agenda ; l’erreur devient donnée plutôt que fracture.
- Échafaudage de gouvernance transitoire : En analysant des modèles alternatifs de transition constitutionnelle ou juridictionnelle, le processus réduit le risque de « vide institutionnel » autour de février 2026.
- Internalisation normative : L’équité procédurale et la transparence deviennent des actifs culturels, non de simples conditionnalités importées.
Re‑cadre philosophique
Plutôt que de demander si les individus créent la valeur institutionnelle, un cadrage haïtien plus fécond serait :
Comment concevoir des institutions adaptatives, plurielles et transparentes qui captent l’initiative individuelle tout en atténuant les risques de personnalisation ?
C’est l’essence de la polycentricité : multiples sphères — coalitions civiques, ordres professionnels, grappes municipales, conseils d’investissement diasporique, consortiums académiques — formant un treillis. La robustesse ne naît pas d’un unique pilier vertical mais de nœuds interconnectés, résilients à la défaillance isolée.
Intégrer les énergies
Il n’existe aucune contradiction intrinsèque entre le modèle du Congrès et les interventions de Joseph ou de Fils-Aimé — si des mécanismes d’intégration sont établis :
Dimension | Plaidoyers individuels | Processus du Congrès | Mécanisme de liaison |
Vitesse du message | Élevée | Modérée | Comité de liaison structuré |
Profondeur de consultation | Faible–Moyenne | Élevée | Synthèses publiques pour relais |
Signal international | Personnalisé | Pluriel / procédural | Notes de position conjointes |
Redevabilité | Informelle | En formalisation | Tableaux de bord transparents |
Durabilité | Dépend de la personne | Dépend du processus | Voies de formalisation des rôles |
Pragmatisme sans personnalisme
L’émission de Guy Wewe a illustré le pragmatisme diasporique — exploiter les dynamiques politiques américaines, cadrer la stabilité haïtienne comme enjeu de sécurité hémisphérique. Utile. Mais sans points d’amarrage institutionnels dans l’architecture civique interne, ce plaidoyer peut flotter — résonant, mais déconnecté des chaînes d’exécution (matrices de réforme du secteur de sécurité, filtrage judiciaire, cadres d’intégrité des marchés publics, logistique électorale).
Le Congrès, inversement, doit éviter l’auto‑référentialité : la procédure ne peut devenir performance. Il doit publier calendriers, notes méthodologiques, matrices de consensus, protocoles de rapports minoritaires, et chartes d’interface invitant un apport structuré de voix externes — y compris Joseph et Fils-Aimé — selon des normes qui élèvent la légitimité collective au‑dessus de la vélocité rhétorique.
Un appel à la co‑évolution
1. Pour les avocats individuels : Soumettre volontairement leur message à des séances périodiques d’alignement avec les plateformes civiques multi‑acteurs.
2. Pour le Congrès : Institutionnaliser un « Forum d’Intégration du Plaidoyer » externe avec sièges tournants pour voix diasporiques visibles.
3. Pour les acteurs internationaux : Conditionner l’engagement stratégique non à des personnalités seules, mais à des architectures participatives démontrées.
4. Pour les citoyens haïtiens : Exiger la transparence publiée — qui parle, au nom de qui, avec quel appui consultatif.
5. Pour la clarté philosophique : Retirer le confort des slogans binaires. Les institutions ont besoin d’individus principiels ; les individus ont besoin de garde‑fous, de mémoire archivistique et de légitimité procédurale.
L’enjeu supérieur
Haïti approche un étranglement temporel : mandats transitoires expirants, territorialisation accrue des gangs, expérimentation sécuritaire externe (FSG ou analogue), et réservoir de patience publique en baisse. Dans de telles phases liminales, le « centre » de gouvernance soit se reconstitue via une participation stratifiée crédible — soit est pragmatiquement externalisé à une mosaïque de logisticiens étrangers, contractants sécuritaires et marchandages élitaires fragmentés.
Le choix n’est pas entre Joseph, Fils-Aimé et le Congrès. Le choix est entre synthèse polycentrique et dérive centrifuge prolongée.
Réflexion finale
« Ce sont des individus qui font la valeur des institutions. » lancée dans un forum par le Dr. Michel-Ange Ferdinand.
Dans le creuset actuel haïtien, l’inverse est tout aussi urgent : ce sont des institutions correctement constituées, inclusives et résilientes qui finiront par racheter le labeur moral de ses individus engagés.
Le verdict du philosophe : l’agentivité compte, mais une agentivité non institutionnalisée se dissout dans l’éphémère.
Le constat de l’analyste : l’histoire ne créditera pas une éloquence isolée si la récupération systémique échoue.
L’impératif du citoyen : fusionner les voix — sous des règles qui leur survivront.
*Patrick Prézeau Stephenson is a Haitian scientist, policy analyst, financial advisor and author specializing in Caribbean security and development.
Contact Médias Patrick Prézeau Stephenson: Éditeur manifeste1804@gmail.com
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