Éditorial – Haïti-Observateur (1–8 octobre 2025)
Si les grosses légumes du Département d’État américain ont arrêté de faire la promotion des prochaines élections planifiées par les acteurs intérimaires d’Haïti, comme c’était le cas, des mois précédents, cela ne signifie pas qu’elles ont renoncé à ce projet, élément clé de la feuille de route imposée au Conseil présidentiel de la transition (CPT).
C’est sans doute la raison pour laquelle le Chargé d’Affaires américain en Haïti a été confié, cette semaine, de faire une déclaration menaçante concernant cet objectif insinué incontournable. La durée du mandat des dirigeants en dépend.
Face à la catastrophe, dont aurait accouché des scrutins organisés dans les présentes conditions, Haïti-Observateur se joint à l’expert des élections, l’ingénieur Alex Saint Gardien Jecrois, pour attirer l’attention sur une situation alarmante. Après avoir, à plusieurs reprises, tiré la sonnette d’alarme sur ce projet antinational, il a adressé une lettre ouverte au nouveau président du Conseil électoral provisoire (CEP), Jacques Desrosiers.
En effet, fraîchement nommé à la présidence de l’organisme électoral, M. Desrosiers semble vouloir dissiper les doutes par rapport à l’engagement du CEP à l’égard du principal volet de la feuille de route remise au CPT par la communauté internationale : la tenue des élections l’année prochaine, qui permettra la remise du pouvoir à un président élu, mettant fin à l’administration intérimaire.
Aussi, le nouveau patron du CEP a-t-il proclamé la tenue des élections générales le 29 mars 2026, suivie de l’investiture d’un nouveau président le 18 mai 2026, « quelle que soit la situation du pays ».
En véritable activiste en faveur de « bonnes élections » en Haïti, l’ingénieur Jecrois n’a perdu une seule minute à tirer, une fois de plus, la sonnette d’alarme. Dans sa lettre ouverte adressée à Jacques Desrosiers, il dit que « en tant que citoyen haïtien profondément préoccupé par l’annonce (…) de la tenue des élections générales en Haïti le 29 mars 2026 », il attire l’attention de la plus haute autorité électorale sur les exigences de la Charte fondamentale du pays, présentement en vigueur.
Bien que les interventions précédentes de l’ingénieur Jecrois, sur des doublons de plus de 800 000 électeurs inscrits sur la liste de l’Office national d’identification (ONI) et ses recommandations relatives à une inscription spéciale des plus d’un million et demi de déplacés internes, soient restées lettre morte, il ne se laisse pas décourager dans ses démarches électorales.
Aussi, dans sa lettre ouverte à M. Desrosiers, M. Jecrois exprime-t-il ses préoccupations en ce qui concerne la relance de l’engagement du CEP, pour le maintien de la tenue des élections suivant le calendrier annoncé.
En effet, l’expert en matières électorales souligne : « Cette déclaration, loin d’inspirer confiance, soulève de graves inquiétudes. Elle semble ignorer les réalités institutionnelles, sécuritaires et constitutionnelles qui paralysent notre nation depuis trop longtemps. Organiser des élections dans un vide institutionnel, sans légitimité, sans transparence et sans consensus national, revient à perpétuer le cycle de l’instabilité ».
Mais, il semble que, nonobstant la récente réitération de la tenue des élections, le 29 novembre 2026, par le nouveau président du CEP, le Département d’État américain ne fasse pas confiance à la présidence multicéphale, eu égard à cet objectif. Il a donc été confié au Chargé d’Affaires américain accrédité à Port-au-Prince, la mission de rappeler aux autorités haïtiennes l’obligation d’exécuter le principal volet de la feuille de route soumise au Conseil présidentiel de transition.
En marge de la 80e Assemblée générale des Nations Unies, qui s’est tenue du 9 au 29 septembre, Henry T. Wooster, dans le cadre d’une conférence de presse, répondant aux interrogations d’un journaliste sur la question référendaire et l’organisation du scrutin, a émis un message clair et direct.
Aussi a-t-il lancé : « (…) Le problème : la question est la suivante : les Haïtiens doivent-ils modifier la Constitution haïtienne avant de pouvoir organiser des élections légitimes, ou doivent-ils modifier la Constitution pour avoir un chef d’État élu crédible – une distinction – crédible, ou cela peut-il attendre ? C’est une question importante. Je pense que la question de la Constitution, qui est le tissu conjonctif qui maintient la cohésion de votre entreprise souveraine, est importante dans n’importe quel pays. C’est donc une question légitime ».
Et M. Wooster devait enchaîner par cette phrase : « Le problème, c’est que la sécurité, cette question constitutionnelle et la question des élections ne doivent pas servir de prétexte pour ne pas agir ».
Toutefois, quoique dise Washington insistant sur le lancement, jugé incontournable, des opérations électorales dans les présentes conditions sécuritaires, car sachant les aléas qui menacent cet événement exposant les éventuels électeurs aux caprices des gangs armés, il est simplement évident que les dispositions prises par Washington et ses alliés pour rétablir la paix et la sécurité – pourtant conditions sine qua non pour la tenue d’élections justes, sincères et démocratiques – y compris le déploiement de la Mission multinationale d’aide à la sécurité (MMAS), n’ont pas donné les résultats escomptés.
Alors que, suivant la décision renouvelée du Département d’État relative à la tenue des élections, les dirigeants intérimaires mettent le cap sur la date du 29 novembre 2025, jour annoncé du déroulement de ce scrutin, personne ne peut donner de garantie quant à la sécurité des votants osant s’afficher en casse-cou en prenant la route vers les bureaux de vote.
Si les forces de l’ordre (Forces armées d’Haïti et Police nationale), renforcées par la MMSA, n’ont pu empêcher les attaques récurrentes des gangs de la coalition « Viv Ansanm » sur les différentes communautés de l’Ouest (Port-au-Prince et ses environs), celles de l’Artibonite et du Centre, et, occasionnelles, dans d’autres départements du pays, comment peuvent-elles assurer la sécurité de millions de citoyens appelés à remplir leur devoir civique, en un seul et même jour ?
Selon toute vraisemblance, le chef de la mission diplomatique des États-Unis, en Haïti, au nom du Département d’État, prétend minimiser la menace des criminels armés, sans pouvoir séparer la tenue du prochain scrutin des attaques meurtrières sur les paisibles citoyens, les incendies de leurs maisons, les exécutions sommaires, ou encore les kidnappings, apanage des malfrats liés à la coalition « Viv Ansanm ».
Au sein de la communauté internationale ayant initialement présenté la feuille de route au CPT préconisant l’organisation des élections en vue de sceller la fin de l’administration intérimaire, les dirigeants américains sont les seuls à insister sur un tel objectif.
Bien que d’autres partenaires internationaux, notamment le Canada et récemment le Panama, s’associent à l’agenda américain concernant Haïti, ainsi que d’autres pays de l’hémisphère, les voix se taisent curieusement sur la question de l’obligation des élections dans la présente situation sécuritaire.
Certes, le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, qui affiche une posture de défenseur infatigable et intraitable de la cause haïtienne, reste imperturbablement muet sur la question des élections qui, pourtant, semble tenir à cœur les décideurs américains.
Mais, au sein de l’Organisation des États Américains (OEA), rien n’autorise à croire que les dirigeants s’inscrivent à la même logique du Département d’État par rapport à la tenue des élections.
D’ailleurs, Albert Ramdin, le nouveau chef de l’organisation hémisphérique, ne tardait pas à annoncer la couleur. Lors de sa première déclaration publique, immédiatement après son investiture, il a prononcé la phrase suivante : « Les élections ne sont pas possibles, en Haïti, dans les présentes conditions » sécuritaires.
Dans le cadre d’une autre initiative lancée à l’OEA relative à la sécurité en Haïti, M. Ramdin a piloté un projet annoncé de financement de celle-ci, sans qu’aucune date de mise en œuvre ne soit fixée. Il est opportun de signaler que l’organisation des élections ne figure pas sur cet agenda.
Bien que la diplomatie américaine persiste à insister sur la tenue des élections sous la férule des gangs armés continuant à imposer leur loi, quand ils veulent, à l’encontre de qui ils veulent et où ils veulent, rien ne prouve que cette dernière croie dans ce qu’elle exige.
Et l’ingénieur Jecrois, pressant les pieds des dirigeants intérimaires dans la braise en réitérant ses demandes légitimes contre cette exigence exogène par rapport au prochain scrutin, se fait défenseur de la souveraineté nationale d’Haïti.
Heureusement que les démarches de cet expert en matières électorales, aidées de nombreuses voix autorisées du pays allant dans le même sens, ne peuvent laisser en paix la conscience de ceux qui croient pouvoir imposer l’organisation des élections per fas et nefas en Haïti. Dans le cas contraire, c’est bien la catastrophe annoncée !

