« Pèlin-Tèt » de Frankétienne : Le labyrinthe des oppressions haïtiennes
« Pèlin-Tèt », œuvre dramatique majeure de Frankétienne, surgit en 1979 comme un cri théâtral au cœur des ténèbres politiques haïtiennes. Conçue sous l’ombre étouffante de la dictature des Duvalier, cette pièce épouse l’esthétique tourbillonnante du spiralisme, déployant une réflexion aiguë sur l’oppression, l’aliénation et les impasses existentielles. Le titre, emprunté au créole — Pèlin-Tèt signifiant « labyrinthe » ou « piège mental » — incarne ce dédale sans issue où les personnages errent, métaphore d’une société haïtienne elle-même prisonnière de ses contradictions et de ses tyrannies.
Fruit d’une réécriture libre de « Emigranci » du dramaturge polonais Sławomir Mrożek, la pièce trouve sous la plume de Frankétienne une résonance singulière. Délaissant les brumes européennes, il transpose l’intrigue dans le terreau haïtien, enchevêtrant les douleurs de l’exil et les blessures de l’identité dans un espace clos et suffocant. Créée en juillet 1978 au Rex Théâtre de Port-au-Prince, « Pèlin-Tèt » devint aussitôt un acte de bravoure artistique, défiant la censure, attisant les débats et déjouant les silences imposés par la dictature.
Le huis clos met en scène deux figures antithétiques : Piram, l’intellectuel déraciné, et Polidò, le travailleur manuel, enfermés dans une cohabitation contrainte. À travers ces personnages, Frankétienne sonde les fractures sociales et explore la complexité de l’identité haïtienne, où l’exil devient autant géographique que psychique. Leurs dialogues, parfois violents, parfois empreints de résignation, tracent les contours d’un peuple morcelé entre rêves de départ et fatalisme enraciné.
Loin d’être un simple drame social, « Pèlin-Tèt » est une fresque du chaos haïtien, où l’espace théâtral se fait caisse de résonance des angoisses collectives. Frankétienne y mêle lyrisme et crudité, silences pesants et éclats de voix, dévoilant l’absurdité d’une société enfermée dans ses propres contradictions. Le spectateur, pris au piège de ce labyrinthe, se trouve confronté aux impasses de la condition humaine et aux brutalités d’un pouvoir oppressif.
Si la pièce fut initialement menacée de censure, son souffle contestataire échappa aux frontières nationales. Des enregistrements clandestins circulèrent au sein de la diaspora haïtienne, amplifiant sa portée et consolidant sa place dans la mémoire culturelle. « Pèlin-Tèt » devint ainsi un manifeste artistique, où l’esthétique et la politique fusionnent pour interroger les mécanismes d’exclusion et d’asservissement.
Aujourd’hui encore, « Pèlin-Tèt » résonne comme un texte universel, transcendant son ancrage haïtien pour interroger toute société enfermée dans ses labyrinthes d’oppression. Par cette œuvre dense et tourmentée, Frankétienne a non seulement inscrit son nom au panthéon du théâtre caribéen, mais il a surtout offert à Haïti un miroir tragique où se reflètent ses blessures, ses luttes et ses espérances inextinguibles.
cba