Cyber surveillance gouvernementale : Haïti est-elle concernée ?

0
241

Les révélations d’Edward Snowden sur la cybersurveillance des Etats-Unis d’Amérique à travers le projet « PRISM » est l’un des évènements majeurs qui ont mis le projecteur sur les menaces que doivent faire face les droits fondamentaux à l’ère du numérique. Ces révélations nous ont appris que les gouvernements ne sont pas toujours animés par les meilleures intentions dans le cadre de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. En 2021, le rapport d’AccessNow « LE RETOUR DE L’AUTORITARISME NUMÉRIQUE : les coupures d’internet en 2021 »  a fait état de plus de 182 incidents de coupures d’internet dans 34 pays à travers le monde. Par ailleurs, la découverte du logiciel espion Pegasus développé par l’entreprise israélienne NSO group qui a été utilisé par des régimes démocratiques et autoritaires pour espionner des journalistes, des défenseurs de droits humains et des opposants politiques vient réaffirmer les menaces que posent les TIC.

Tous les partenaires d’Haïti, notamment l’ambassade des Etats-Unis en Haïti et l’UNESCO, s’accordent pour dire qu’il n’existe pas de preuves que l’Etat haïtien utilise les TIC pour surveiller et contrôler l’exercice de la liberté d’expression. Toutefois, sans un mécanisme transparent de contrôle, nous ne pouvons pas avoir une décision finale. Le plus important est que l’Etat donne des garanties qu’il ne s’immiscera pas dans l’exercice de l’expression par le biais des TIC. 

Bien qu’il n’existe pas de preuves avérées de surveillance gouvernementale de l’expression par l’entremise des TIC, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de risques inhérents à ce domaine. En effet, le décret portant création, organisation et fonctionnement de l’Agence nationale d’Intelligence (ANI) en date du 26 Novembre 2020 a suscité de nombreuses interrogations quant au respect des droits fondamentaux,  notamment la liberté d’expression. 

Le paragraphe 5 de l’article 5 du décret dote l’ANI, des attributions de « participer à la surveillance des individus et groupes susceptibles de recourir à la violence et de porter atteinte à la sécurité nationale et la paix sociale ; concourir à la fonction de surveillance du territoire ; collecter et traiter les données y relatives, concourir à la prévention et à la répression des actes de terrorisme… ».

 La Fondasyon Je Klere  dans son commentaire sur le décret a avec sagacité fait remarquer que : « Les mesures de surveillance ou de collecte des données peuvent prendre aujourd’hui les formes telles la surveillance exercée sur les appels téléphoniques des individus ou émanant de locaux professionnels (bureaux d’avocats, de juges, d’experts comptables, de notaires,  de commerçants, organes de presse, …)  l’interception des communications,  la restriction du secret de la correspondance, des envois postaux et des télécommunications, le courrier électronique et la consultation de l’Internet, la surveillance de l’usage de systèmes de messagerie électronique, la pose de micros par la police dans un lieu privé dans le cadre d’une information judiciaire, la sonorisation des lieux de détention, l’utilisation d’appareil d’écoute téléphonique, perquisitions, l’enregistrement vidéo d’un individu au poste de police et la diffusion de cette séquence à la télévision, la conservation des empreintes digitales et données ADN, les saisies, y compris la saisie de fichiers informatiques et de messages électronique. »

Les craintes de la Fondasyon et des autres acteurs de la société ne sont pas anodines. Par crainte de représailles, plusieurs professeurs et experts ont refusé de commenter la création de l’Agence après sollicitation du journal en ligne Ayibopost. Selon ce qu’a rapporté le journal :  La majeure partie des experts contactés par AyiboPost refusent de s’exprimer publiquement sur la décision du président Jovenel Moïse de créer l’Agence nationale d’intelligence à travers un décret pris le 26 novembre 2020. Ils avancent avoir peur d’éventuelles représailles, de la part des agents de cette nouvelle structure. Ainsi, deux avocats, deux historiens, un recteur et trois politiciens contactés ont tous décliné nos demandes d’interviews. « Le bâtonnier Monferrier Dorval est assassiné pour avoir osé dire ce qu’il pense », argumente au téléphone un des historiens. »

Ce décret constitue non seulement une violation des droits humains, mais il sert également d’instrument dissuasif contre les éventuels opposants du pouvoir. L’un de ses effets est de pousser les individus à s’autocensurer. Malheureusement, il n’existe pas de données sur la mobilisation de l’Agence ou sur sa dissolution par l’Etat. Par ailleurs, ce texte met en évidence la volonté des politiques de recourir à la surveillance, bien que certaines personnes peuvent arguer que le gouvernement haïtien ne dispose pas des ressources techniques pour mettre en œuvre une cyber surveillance. Cependant, il convient de souligner qu’en absence de données publiques sur les actions du gouvernement dans ce domaine, ainsi qu’un mécanisme transparent permettant à la société civile de contrôler les actes du gouvernement au niveau technologique, nous ne pouvons avoir d’opinions définitives. 

En outre, il faut signaler les prérogatives qu’octroient Loi du 21 février 2001 Relative au Blanchiment des Avoirs Provenant Du Trafic Illicite de la Drogue et d’Autres Infractions Graves (Moniteur # 30 du 5 avril 2001) aux juges d’instruction et au doyen des Tribunaux de première instance (TPI) :  

Article 3.3.1 Afin d’obtenir la preuve de l’infraction d’origine et la preuve des infractions prévues à la présente loi, 

Le Doyen du Tribunal de Première Instance territorialement compétent ou le juge d’instruction saisi de l’affaire peuvent ordonner, pour une durée maximale de trois mois, renouvelable une fois seulement :

a.- Le placement sous surveillance des comptes bancaires et des comptes assimilés aux comptes bancaires ;

b.- L’accès à des systèmes, réseaux et serveurs informatiques ;

c.- le placement sous surveillance ou sur écoute de lignes téléphoniques, de télécopieurs ou

de moyens électroniques de transmission ou de communication ;

d.- l’enregistrement audio et vidéo des faits et gestes et des conversations ;

e.- la communication d’actes authentiques et sous seing privé, de documents bancaires, financiers et commerciaux.

Ils peuvent également ordonner la saisie des documents susmentionnés.

Cependant, ces opérations ne sont possibles que lorsque des indices sérieux permettent de croire que ces comptes, lignes téléphoniques, systèmes et réseaux informatiques ou documents sont utilisés ou sont susceptibles d’être utilisés par des personnes soupçonnées de participer aux infractions visées à l’alinéa 1er du présent article.

La décision du Doyen ou du juge d’Instruction est motivée au regard de ces critères.

Additionnellement, à la suite des violences qui ont mené à la libéralisation d’environ 4000 prisonniers a la prison civile de Port-au-Prince et le piratage des radio communications par les bandits, il est attendu une augmentation de l’usage des policiers et des organes de défense des technologies numériques. 

En l’absence d’un mécanisme de reddition de comptes sur l’utilisation de ces pouvoirs par les officiers judiciaires, il est impossible d’évaluer les usages abusifs et de protéger les victimes ainsi que demander des réparations à qui il est dû. 

La surveillance des actes pouvant porter préjudices à la sécurité nationale et le développement économique du pays est indispensable. Cette surveillance permet de contrôler les actes des ennemis de la nation visant à saper ses fondements ou les fraudes fiscales et douanières, pour ne citer que quelques exemples. Nonobstant, il est indispensable de soumettre la surveillance gouvernementale à la reddition des comptes d’un organisme indépendant et d’autres institutions tel qu’un organe de protection des données personnelles. Par ailleurs, elle doit être transparente, responsable et soumise à un contrôle exercé par un mécanisme incluant la société civile. 

L’action de l’ancien président Jovenel Moise ne devrait pas laisser la société académique indifférente, mais plutôt déclencher un examen attentif des actions du gouvernement dans le domaine du renseignement et la surveillance de masse. Une étude approfondie dans ce domaine serait essentielle pour évaluer l’impact de telles politiques sur les droits individuels et la vie privée des citoyens. Il convient d’examiner les motivations, les méthodes et les conséquences de ces pratiques pour comprendre leur légitimité et leur conformité aux principes démocratiques. Une telle étude permettrait d’apporter une perspective critique sur leur incidence sur les droits fondamentaux. 

En somme, quoiqu’il n’existe pas de données publiques sur la cyber surveillance des citoyens par l’Etat haïtien, cette absence de données nous invite à la prudence à tirer des conclusions. D’autant plus que sur les réseaux sociaux, les organes publics et les officiels ont tendance à bloquer les individus critiques et interdire les commentaires. Il est important de développer une culture de reddition des comptes et de la transparence avec des garanties claires sur les limites de l’Etat dans le cadre de son utilisation des outils numériques dans la surveillance. 

Jameson Pierre-Louis 

LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/pierrelouisjameson

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.