15 octobre 2024
Flashback, 3 nov. 2021 | « Haïti dans tous ses états »: La crise migratoire haïtiano-dominicaine (Partie 1/2)
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Flashback, 3 nov. 2021 | « Haïti dans tous ses états »: La crise migratoire haïtiano-dominicaine (Partie 1/2)

Dr Arnousse Beaulière
Economiste, analyste politique, enseignant, chercheur, essayiste
Dernière publication (dir.) : L’immigration en partage. Histoires de vie Ici et Là-Bas
(Un point c’est tout !, 2020).
Dernière parution : À Mots cadencés (Librinova, 2023)

Mercredi 3 novembre 2021 ((rezonodwes.com))–

Près de 800 000 Haïtiens vivent en République dominicaine[1]. En 2013, un arrêt de la Cour constitutionnelle dominicaine « a retiré aux enfants d’immigrés haïtiens leur citoyenneté dominicaine, et ce rétroactivement, en remontant jusqu’à 1930. Des dizaines de milliers de personnes nées dominicaines mais d’origine haïtienne se sont ainsi retrouvées apatrides »[2]. Elles avaient jusqu’au 17 juin 2015 pour régulariser leur situation, au risque d’être expulsées vers Haïti. Comment le régime Tèt Kale a-t-il procédé pour résoudre ce problème si crucial ? Six ans plus tard, où en est-on ?

L’échec de l’administration Tèt Kale 1 et l’indécence du chanteur-président Michel Martelly

Quelques mois après son installation, en janvier 2015, à la tête du gouvernement, à la suite de la démission du Premier ministre Laurent Lamothe, le leader du parti Konvansyon Inite Demokratik (KID), Evans Paul[3], a lancé un « dialogue patriotique » sur la situation des victimes haïtiennes de la politique discriminatoire et raciste des autorités dominicaines, qualifiant cette situation de « crise humanitaire ». Cependant, Premier ministre de facto, il a hérité d’une gestion calamiteuse de ce dossier par le couple Martelly-Lamothe de l’administration Tèt Kale 1.

En effet, c’est dans ce contexte de crise aigüe que l’indécence présidentielle a atteint son paroxysme, le vendredi 26 juin 2015. Au moment même où tous les projecteurs étaient braqués sur l’expulsion par la République dominicaine de près de 250 000 Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne, le chanteur-président, Michel Martelly, a fait parler de lui. Et de quelle manière ! Comme au temps de Sweet Micky, il a trouvé le moyen d’aller se déhancher et raconter des bêtises sur scène lors d’un concert organisé par l’un de ses fils au Champ-de-Mars à Port-au-Prince. Avec, en invités vedettes, des rappeurs américains à la réputation pour le moins sulfureuse.

Visiblement saoul, le chanteur-président a lancé, comme à son habitude : « Sa k pa konn Micky, men Micky ! » Et ses partisans fanatiques, venus en masse, de répondre en chœur : « Kolangèt manman w ! »[4] Sans compter d’autres paroles obscènes proférées, sans aucune gêne, au cours de cette « fumeuse » soirée. Le clou de ce spectacle de très mauvais goût a été le moment où Sweet Micky a invité son public à « pete pete pete… pete ! », pour répondre à ses détracteurs !

Pire encore, comme pour minimiser le drame de ce terrible dispositif d’expulsion en cours et dédouaner ainsi la République dominicaine, il a déclaré : « Il y [a] des gens qui [ont dit] qu’on [n’aurait pas dû] organiser ce spectacle. [Ce sont] des bluffeurs. Les Bahamas [ont rapatrié] des gens tous les jours et ils [n’ont jamais rien dit], mais ils [ont voulu] profiter de la République dominicaine pour jeter Martelly.[5] »

Le Plan national de régularisation des étrangers (PNRE) en République dominicaine a expiré le 17 juin 2015, ce qui a provoqué de vives inquiétudes chez les organisations de la société civile face à l’expulsion massive programmée de ces centaines de milliers de personnes vers Haïti.

Il faut dire que, face au racisme dont sont victimes les ressortissants haïtiens et à l’inhumanité de l’administration dominicaine dans la gestion migratoire, les autorités haïtiennes n’ont pas été à la hauteur pour faire valoir les droits de ces Haïtiens. De plus, devant l’imminence de cette gigantesque expulsion, il semble qu’aucun plan sérieux n’ait été mis en place par l’exécutif haïtien pour répondre à cette urgence humanitaire.

Certes, il y a eu le Programme d’identification et de documentation des Haïtiens (PIDIH), mais, de l’aveu même de l’ambassadeur haïtien en poste, à cette époque, en République dominicaine, Daniel Supplice, dans une lettre adressée au chanteur-président, cela a été un échec[6]. Cette prise de position lucide lui a d’ailleurs valu d’être rappelé à Port-au-Prince, six jours plus tard.

À ce stade, il peut être utile de relever que, « sous la dictature de Papa Doc, Duvalier père, qui s’était proclamé président à vie, les travailleurs haïtiens étaient vendus à la République dominicaine voisine comme coupeurs de cannes vivant dans des bateys, les campements autour des plantations. Ce commerce rapportait chaque année au budget de l’État, qui d’ailleurs se confondait avec la fortune privée des Duvalier, un million deux cent cinquante mille dollars. Rien ne prouve que ces usages sordides soient totalement révolus, même s’ils ne s’effectuent pas sous le couvert de l’État »[7].

En d’autres termes, les Haïtiens d’aujourd’hui, maltraités, discriminés en Républicaine dominicaine, sont probablement pour beaucoup d’entre eux des enfants ou descendants de ces « esclaves modernes » vendus sous le régime des Duvalier aux autorités dominicaines de l’époque. Un fait historique et social majeur qui devrait rappeler les dirigeants de la République dominicaine à plus de décence dans cette affaire, et les autorités haïtiennes à l’impérieuse nécessité de trouver une solution durable et adéquate à ce problème d’apatridie rencontré par ces Dominicains d’origine haïtienne[8].

À vrai dire, contrairement à ce qu’il a laissé entendre à la presse, les violons n’étaient pas du tout accordés entre le chanteur-président et son Premier ministre sur ce dossier haïtiano-dominicain. En effet, si l’un, Sweet Micky, s’est couvert publiquement de ridicule, le 26 juin 2015, tout en donnant l’impression de vouloir blanchir les autorités dominicaines dans ce drame humanitaire, l’autre, K-Plim, n’a pas hésité, en revanche, à sonner la charge contre le pays voisin en estimant que « ce qui [s’est] fait en République dominicaine [ressemblait] beaucoup plus à une action discriminatoire basée sur la race »[9].

[Pour la suite, voir la Partie 2/2.]


[1] Dieudonné Joachim, « En République dominicaine, 88,5% des étrangers sont haïtiens », Le Nouvelliste, 6 juin 2018.

[2] Voir The Guardian, cité par Courrier international, « Nés dominicains, ils risquent l’expulsion vers Haïti », 22 juin 2015.

[3] Voir Arnousse Beaulière, « SOS pour les Haïtiens en République dominicaine : Lettre ouverte au Premier ministre haïtien Evans Paul », Huffington Post, 13 février 2015.

[4] Frantz Duval, « Un concert déconcertant », Le Nouvelliste, 26 juin 2015. 

[5] Louis-Joseph Olivier, « Désaccord au sein du gouvernement sur la conduite à tenir envers la République dominicaine », Le Nouvelliste, 30 juin 2015.

[6] Lionel Edouard, « Daniel Supplice et François Guillaume II s’affrontent sur le PIDIH », Le National, 27 juillet 2015.

[7] Christiane Taubira, L’esclavage raconté à ma fille, Paris, Philippe Rey, 2015, p. 168.

[8] AlterPresse, « Haïti-R.D. : Vives inquiétudes face à la déportation massive des migrants haïtiens », 22 juin 2015.  

[9] Lire également, à ce sujet, AlterPresse, « Haïti-R.D./Migration : Indignation de la plateforme Garr, après la pendaison d’un migrant haïtien en République dominicaine », 8 novembre 2019.

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