Analyse sur les structures fondamentales de la crise actuelle

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par James Darbouze

Enseignant/Chercheur / Militant

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde »

Albert Camus

« Nan pwen mennen ki pa rale kase ! »

Maximilien Laroche

Depuis plusieurs années, plus particulièrement depuis 2010, la société haïtienne subit de grandes secousses. Elle est entrée dans une période de grande turbulence et fait les frais de grands bouleversements. Il y a eu bien entendu le tremblement de terre du 12 janvier 2010 dont nous nous rappelons tous et puis il y a eu les répliques sociales et politiques. Ces quelque treize années marquent un mouvement de contraction territoriale dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Du fait de la réduction d’espaces de circulation, d’espaces d’habitation, d’emplois ainsi que d’abandon d’emprises foncières de la population, il s’est produit une « réforme » qui affecte le peuplement, l’emploi, les services ainsi que les marchés fonciers des sites concernés. 

Tout se passe comme si on était à un tournant historique avec une lame de fond de renouvellement social. Tout se passe relativement vite ! Si l’on veut présenter cette évolution de manière schématique, on peut distinguer rapidement trois temps. D’abord, il y a eu le tremblement de terre de janvier 2010, ensuite, la prise de contrôle des mécanismes de décision par l’international – en réalité lorsque le tremblement de terre est survenu l’international était déjà sur place depuis six ans avec la Minustah – et le déplacement du curseur des rapports de force sur le terrain politique avec le retour au pouvoir des néo-duvaliéristes, enfin, le retour de la terreur comme mode de gouvernement, comme stratégie de gestion de la population. Leur objectif : la domination.

Depuis sa création en 1804, hormis en quelques rares moments d’exception, l’Etat haïtien a toujours été un Etat brutal, violent, exerçant sa « puissance » contre le peuple, notamment les plus vulnérables. Voici ce qu’écrivait Daniel Holly en 2011, dans un article publié par la revue Relations : « L’État haïtien est un État sans substance qui ne vise qu’à satisfaire les intérêts d’une élite. Ses objectifs n’ont rien à voir avec le progrès économique, social, culturel et institutionnel ».

Cependant, depuis quatre ans (2019), nous sommes entrés en phase critique où l’on assiste à une augmentation des actes de violence contre la population, plus particulièrement contre les habitants des quartiers populaires. 

Une des particularités de cette violence, c’est qu’elle n’est pas le fait direct des appareils répressifs de l’Etat. S’il est vrai que l’on peut postuler une accointance certaine – voire une collusion – entre l’Etat et les exécutants de cette violence, il n’en demeure pas moins que discursivement cette violence manifeste est autant dénoncée par les tenants de l’Etat. C’est là le paradoxe à partir duquel nous allons partir. Elle est exercée par des « milices » privées, lourdement armées, à la solde d’intérêts particuliers et particularistes. 

Lorsque l’on vit une situation à la manière dont nous la vivons aujourd’hui, c’est à dire directement, à son corps défendant, on peut être tellement absorbé par l’horreur du présent, le calvaire, que l’on oublie de suivre sa courbe d’évolution. Cependant comme le rappelait George Canguilhem dans son ouvrage Le Normal et le Pathologique (1943), je cite : « Notre opinion est cependant que ce problème ne doit pas être divisé et que les chances de l’éclairer sont plus grandes si on le prend en bloc que si on la découpe en questions de détail ». Cette référence à Canguilhem n’est pas un hasard. Le désir de réduction de la crise que nous vivons à son unique aspect ponctuel – la violence armée que les milices exercent sur la population – masque en réalité les vrais enjeux de la dynamique de lutte actuelle ainsi que les superpositions de couches critiques qui affectent le quotidien haitien. 

La situation que nous vivons actuellement ne tombe pas du ciel. Il s’agit d’un construit. Pour arriver au seuil critique où nous en sommes actuellement, la situation a suivi une évolution. Elle est le résultat d’un processus passé par plusieurs phases. Si on veut mettre un commencement, on peut dire que tout a commencé en 2018 avec le massacre des habitants de La Saline (dans la nuit du 13 au 14 novembre). 

Dans un article publié en 1971, Marc Alexandre rappelle qu’il faut s’intéresser au dynamisme des facteurs qui structurent les transformations si l’on veut se situer non pas au niveau des phénomènes – autrement dit à la surface – mais à celui des structures soit la région où ceux-ci prennent racines. La généalogie des phénomènes fait partie de cette région. 

Nous nous sommes engagés ici à passer en revue les soubassements structurels de la situation critique que nous vivons actuellement. Espérons que nous tiendrons cet engagement ! Notre propos vise à faire la démonstration que le fond de la crise n’est pas là où l’on souhaite le montrer. Sans minimiser le « problème » de sécurité, nous soutenons que l’utilisation d’une loupe grossissant – dans les medias traditionnels et les réseaux sociaux – pour présenter les évènements au quotidien sous le seul angle sécuritaire participe d’une démarche de dissuasion et de détournement. Alors que nous avons les yeux rivés sur « l’insécurité », la population haïtienne, braconnée au quotidien, est en train de perdre tous ces mécanismes d’auto-défense contre les vrais ennemis. 

Pour rappel, d’un point de vue dialectique, une situation critique n’est pas forcément une mauvaise chose, pour autant que l’on dispose des ressources, voies et moyens pour en sortir renforcé et raffermi. Là est toute la question. Comme dirait l’auteur de Prinsip Marasa : « Bondye lage n nan gran chimen. Se nou ki pou konnen kote n vle rive. Nou ka pran devan, nou ka fe bak annarye. Nou ka monte, nou ka desann, nou ka pran chimen dekoupe, nou ka pran gran wout. Nou ka mize, nou ka mache prese.»  

Augmentation des actes de violence physique

La situation dégénère de manière systématique et continue depuis environ deux années. Entre 2018 et 2023, le pays – plus spécifiquement la région métropolitaine de Port-au-Prince pour être plus précis – a connu plus d’une douzaine de massacres faisant plusieurs centaines de morts dans les quartiers populaires de La Saline, Bel Air, Lilavois, Cité Soleil etc… et surtout que depuis le début du mois d’août, le quartier populaire de Carrefour-Feuille est la cible d’attaques continues des éléments du gang de Gran Ravin. On fait état de plusieurs dizaines de morts, des policiers et des civils, et de milliers de déplacés internes, jeunes et vieux, adultes et enfants, femmes et hommes. Tous et toutes ne savant à quel saint se vouer !  Plusieurs milliers de personnes sont obligées d’abandonner leur maison pour éviter de tomber sous les balles assassines. Dans certains cas, leurs propriétés sont pillées et incendiées.  

Pour certains, ce que l’on vit actuellement avec Carrefour Feuilles c’est une extension du pouvoir des bandes armées – plus d’une centaine estime le CNDDR. Elles contrôlent la majeure partie de la zone métropolitaine de Port-au-Prince (plus de 80 % de la ZMPAP), ce qui a pour conséquence un accroissement exponentiel de l’insécurité. Haïti est ainsi devenu le pays avec le taux le plus élevé d’enlèvements (systématiquement accompagnés de viols) par habitant. 

Pour rappel, ce que vit Carrefour feuilles en ce moment a déjà été vécu par les habitants de Martissant, de Croix des Bouquets, de Bon Repos, de Ona Ville etc… depuis novembre 2017, le quartier de Martissant est aux mains des bandes armées. Depuis juin 2021, le contrôle absolu de cette zone par les bandes de Ti Lapli et Bourgoy coupe Port-au-Prince de la seule voie d’accès terrestre au Grand Sud du pays. 

De manière générale, les attaques répétées des groupes armés – sous forme de raids punitifs et de massacres – contre les habitants des quartiers de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince et de plusieurs communes du département de l’Artibonite ont déjà fait plus d’un millier de morts au cours du premier semestre de l’année 2023. En avril 2023, les affrontements entre G9 et G-Pep ont fait au moins 75 morts et 68 blessés. Pour cet unique affrontement, on fait également état des viols, de dizaines de maisons incendiées et plusieurs dizaines de milliers de personnes déplacées.

Bien caractériser et qualifier la situation que nous sommes en train de vivre – présent continue depuis 2019 – dans le pays. 

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de la violence en sciences sociales? On parle d’un moyen de domination – de contrainte physique – dont dispose l’Etat moderne dans les limites d’un territoire pour exercer le pouvoir. Pour Weber, l’Etat moderne se réserve le monopole de la violence physique légitime et en règle strictement l’emploi pour les individus et les groupements. Dans notre cas, il semblerait que le monopole de l’Etat ait éclaté (l’Etat a donné franchise à d’autres groupes civils). Leta bandi legal la remèt lavi, libète ak lanmò yon bon pòsyon nan popilasyon an bay yon gwoup endividi.       

Un état des lieux rapide des violences actuellement mises en œuvre en Haïti indique à côté des formes ordinaires de violences (par exemple la violence domestique socialement « acceptée » par une grande partie de la population), l’émergence et la persistance de deux types de violences centrales, à savoir : 

a) les violences liées aux conflits armés entre les « gangs » (viols, déplacements massifs, errance, dislocation familiale et marginalisation, massacres…) dont tout le monde parle; 

b) les violences socio-économiques et culturelles liées à la persistance des pratiques sociales rétrogrades – directement liées au capitalisme néolibéral – qui conduisent à la dégradation de nos conditions de vie, dont presque personne ne parle. Les conditions de vie sont dramatiques pour la majeure partie de la population qui, en plus d’être confrontée à une grande insécurité dans les rues et à l’impossibilité de circuler librement, vit en situation d’insécurité alimentaire au quotidien.

Les violences dont nous sommes appelés à analyser l’intensification dans cette conjoncture sont l’œuvre spécifique de groupes civils qui ne sont pas des « gangs » comme on le répète constamment, qui n’ont pas non plus un fonctionnement de guérilla urbaine. Ce sont des milices de paramilitaires, des corps francs, à la solde du statu quo

Pourtant, le statu quo, c’est la détention et la concentration illégitime de richesse privée entre les mains d’une infirme minorité. C’est également en parallèle une vie faite de misère, de pauvreté, d’insalubrité pour la majorité. C’est la violence socio-économique et culturelle dont nous ne parlons presque pas, absorbés que nous sommes par la question sécuritaire. Pour prendre juste un exemple tiré du journal ouvrier : 

« Sur les 37 dernières années, le salaire journalier moyen dans la sous-traitance oscille en valeur réelle autour de 4 dollars US avec des chutes jusqu’à 2 dollars correspondant aux périodes de dictature militaire, de troubles politiques, de catastrophes comme les tremblements de terre, les cyclones et autres, des pics à 6 dollars et quelques centimes après des périodes de mobilisation ouvrière.   

Dans le même laps de temps, alors que le salaire officiel minimum stagne, les prix des produits et services n’ont jamais cessé d’augmenter à l’image du gallon de gazoline dont le prix a été multiplié par 3 sur les deux dernières années. Pareil voire plus pour les produits alimentaires, l’écolage, le loyer etc. »

Nous venons de reprendre le propos sur la stagnation du salaire minimum en milieu ouvrier. Et qu’en est-il des couches sociales intermédiaires ? Si nous ne souhaitons pas confondre nos appréciations subjectives avec la situation objective et tomber dans de simples expressions d’estimation, notamment lorsqu’il s’agit de problèmes sociaux, il importe d’illustrer le propos scientifiquement. Prenons pour exemple les données comparatives tirées d’une étude menée sur la dégradation des conditions de vie des habitants du centre-ville de Port-au-Prince. Le tableau ci-après présente l’évolution des prix de la liste de course d’un consommateur moyen habitant l’axe Nazon/Rue Capois /Pacot

Evolution des prix à la consommation d’Aout 2021 à Aout 2023

(axe Nazon/Rue Capois /Pacot)

Produits Qte Prix Aout 2021 Prix Aout 2022 Prix Aout 2023Type de produit
Culligan Eau 5 Gallons1125165225Local
Avocat local1355555Local
Epi d’or pain Baguette1457596Local
Poirreaux Local /lb1140140Local
Tomate Locale /lb165110190Local
Carotte Locale /lb170100130Local
Figue Banane locale/lb 195115330local 
Hareng Saur /lb 1330760Importé
Pilon Poulet  /lb1230285Importé

Source : Centre EQUI

La figure suivante illustre la courbe d’évolution du prix de trois produits de base (l’eau, le pain, la figue banane) de 2021 à 2023. Le cinq (5) gallons d’eau Culligan, eau de boisson, est passée de 125 gourdes à 225 gourdes soit une augmentation de  80 % sur deux ans. Le pain baguette Epi d’or est passé de 45 à 96 gourdes soit une augmentation de 113 % tandis que le prix de la livre de figue banane a connu une multiplication par 3,5. Elle est passée de 95 gourdes en aout 2021 à 330 gourdes en aout 2023 (une augmentation de 247 %). Il s’agit là de données factuelles et pas d’hypothèse. On peut réaliser le même exercice pour l’ensemble des produits figurant dans le tableau. On peut ainsi se faire une idée très distincte du niveau de réduction du pouvoir d’achat de la population haïtienne, notamment lorsqu’on met en perspective ces données avec la stagnation du salaire minimum des ouvriers de la sous-traitance. Comme en 2008, cette situation aurait dû normalement conduire à une explosion sociale.

Que peut-on tirer de ces données pour la compréhension des éléments structurels de la crise que nous vivons actuellement ? 

En guise d’illustration des violences socio-économiques liées à l’ultra permanence des pratiques rétrogrades, nous avons pris l’exemple de l’évolution exponentielle de quelques prix de produits faisant partir de la consommation alimentaire de base (eau, pain, figue banane, avocat etc…) d’un haïtien, d’une haïtienne. Cette illustration aurait pu tout aussi bien être tirée du secteur de la santé, du transport, de l’éducation ou du logement, les résultats n’en seraient pas différents. D’ailleurs, on a déjà vu comment en une année et demie, le prix du carburant (la gazoline) a été augmenté de 260 % par le gouvernement.

Pour ceux et celles qui auraient encore des doutes, présentons rapidement quelques éléments en rapport avec les services de santé. En Haïti, la santé est considérée comme le bien le plus précieux dans la sagesse populaire. On entend souvent les gens dire : « Depi Bondye ba w sante, ou kapab degaje w pou tout lòt yo. Se sante a ki pi enpòtan». Etant entendu que, dans un univers où le quotidien est généralement fait de débrouillardise, être ingambe, bien portant est fondamental. 

En réalité, l’accès aux soins de santé reste une véritable gageure dans un pays où plus de la moitié de la population n’a pas de revenus, le chômage atteint régulièrement les 67 % et où l’intérêt général, le bien commun sont traités en parent pauvre. L’hôpital général, principal centre hospitalier public, est souvent en grève pour des raisons diverses. La plus récente grève a duré un semestre, six (6) mois. D’aucuns pourraient se demander, et la question serait logique, comment un centre de soins, le plus grand du pays, peut-il supporter une grève de six mois ?

Toujours est-il qu’à la reprise, le nouvel exécutif de direction de l’hôpital général n’a pas trouvé mieux à faire que d’augmenter de manière exorbitante les prix des services. Ainsi, le prix de la consultation est passé de cinquante (50) gourdes à deux cent cinquante (250) gourdes, soit une augmentation de 400 %. Idem des petits gestes chirurgicaux qui passent de mille (1,000) à dix mille (10,000), une augmentation de 900 %. Dans le tableau ci-après on peut voir les données complémentaires de ces augmentations.

Tableau d’augmentation des prix de services à l’HUEH

Services Prix antérieur (en gde)Nouveau Prix (2023)% d’augmentation
Consultation50 250400 
Petits gestes chirurgicaux (circoncision)1,00010,000900
Autres interventions2,50020,000 @ 30,000700 @ 1100 

Source : VDT, Juillet 2023

Comme on peut le voir sur le tableau qui précède, ces augmentations seraient à peine croyables, si l’on ne savait que l’État haïtien est un État sans substance qui ne vise qu’à satisfaire les intérêts d’une « élite » et dont les objectifs, passes, présents et futurs n’ont rien à voir avec le progrès économique, social, culturel et institutionnel. On se demande qu’est-ce que celui qui a décidé de telles augmentations sait du pays ? Qu’est-ce qu’il sait des conditions de vie de la majorité de la population haïtienne? De sa qualité ? Est-ce qu’il sait par exemple que celle-ci (la majorité de la population) a les pires difficultés quotidiennes à joindre les deux bouts ?

Et tout cela se passe dans un contexte où, en raison de la violence et la terreur imposées dans les quartiers populaires par les groupes armés, les petites cliniques de proximité qui offraient quelques soins de santé, ont dû fermer.

Alors, pour revenir à notre question précédente, que peut-on tirer de ces données comme structurant pour la compréhension de la crise que nous vivons actuellement ? 

En tout premier lieu, qu’il y a une situation économique et sociale intenable pour les catégories faibles et moyennes dans les villes. Cette situation touche à la base même des conditions de vie qui n’arrêtent pas de dégrader au jour le jour. Cette situation altère considérablement la qualité de vie de la population. En valeur absolue et en valeur relative, en  valeur nominale et en valeur réelle, les salaires stagnent tandis que les prix de produits de consommation de base n’arrêtent pas de grimper. En second lieu, la grande partie de la population est frustrée de ces conditions de vie exécrables. Les gens sont naturellement et quotidiennement frustrés. Ils sont en quête de mieux. En dernier lieu, malgré les deux éléments précédents, pourtant, il n’y a pas d’explosion, pas de remise en question de cet ordre social délétère. Pourquoi ?

C’est ce que nous essaierons de clarifier dans la deuxième partie de cette réflexion.  

James Darbouze, 1er septembre 2023

Références bibliographiques 

ALEXANDRE, M. (1971). « Haïti : Crise de structures et crise de conjoncture », in Nouvelle Optique, Vol 1 no 1, janvier, pp. 9-25.

CANGUILHEM, G. (1943). Le Normal et le Pathologique

HOLLY, D. (2011). Un État fantôme, revue RELATIONS # 746, février 2011 

LAROCHE, M. (2004). Prinsip Marasa, Editions GRELCA

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