Au péril de ma vie, j’ai traversé le fief des 400 Mawozo

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Témoignage de Luc Junior

Mardi 8 novembre 2022 ((rezonodwes.com))–

Tout comme moi, les gens qui ont réussi à traverser sain et sauf le territoire des 400 Mawozo, ont réalisé un énorme exploit. Tellement cette terrasse, reliant Haïti et la République Dominicaine, devient, depuis des mois, un champ de tirs déréglé, un égout à ciel ouvert. 

Je ne sais combien de fois j’ai essayé de calculer le nombre de vies perdues sur cette route nationale. Parfois, d’une balle dans la tête, tirée à bout portant par un mafieux, membre de ce redoutable gang. Ou, simplement d’une balle perdue tirée par on ne sait plus qui.

Je ne sais combien de fois et combien de gens ont été dépouillés sur cette route de Malpasse en l’espace de 24 heures.  Des témoignages plus poignants que d’autres. Des filles violées. Des entrepreneurs kidnappés. Des petites et grandes personnes tuées. Des entreprises fermées. Et les maisons ? Beaucoup sont abandonnées. 

On dirait un couloir, celui de la mort. Ici, la vie est absente.

Aujourd’hui, avec le cœur serré, je tente le récit d’une histoire tragique que je vis tous les jours. Pas une semaine sans un tas de mauvaises nouvelles au sujet de cette route.

Alors qu’une cacophonie de sons et un bouillonnement d’images remontent déjà à mon esprit, une amie m’appelle pour me dire que son cousin est victime ce matin.

Je garde encore en mémoire ce soir où je franchissais à peine la barrière de la radio pour rentrer chez moi. Il était peut-être 7heures, quand un faisceau de lumière m’a permis de remarquer cette jeune fille d’une vingtaine d’années avec un bébé sur ses bras. Elle était, surement, sur sa énième nuit à attendre le passage.

Je rumine, très souvent, le soir, l’image de ces « Madan Sara » qui dorment au sol et à la belle étoile. Je me casse la tête à savoir à quels saints elles se vouaient lorsque les pluies diluviennes s’abattaient sur la ville de Ganthier. Je me rends compte que je narre une histoire où chaque fait avancé est plus écœurant que l’autre.

De toute façon, je ne vais pas laisser de côté le souvenir de ces hommes tués ou blessés au volant de leur voiture.

Hier soir encore, j’étais effondré d’amertumes. J’étais allé chercher quelque chose en face du commissariat de police quand un ami m’a dit que John, un marchand de tafia, qui étalait ses produits presqu’en face de la radio, a reçu une balle perdue au dos et est parti pour l’orient éternel.

Pour traverser le territoire des 400 Mawozo, deux choix s’imposent.

Comme première possibilité, on peut prendre un tap-tap en sachant qu’on va quand même se faire dépouiller de ses biens, se faire maltraiter ou se faire séquestrer.

Je me souviens de cet entrepreneur kidnappé un samedi matin. Des mauvaises langues rapportent que les bandits ont refusé 20 mille dollars américains pour le relâcher. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai ressenti un pincement de cœur la dernière fois que ma sœur m’a dit qu’elle allait à Port-au-Prince. J’ai senti mon cœur battre la chamade avant de me dire qu’elle s’en allait en camionnette sans téléphone et sans aucun bagage, comme si elle allait se promener.  Ce comportement s’apparente, selon moi, à l’expression « foncer droit vers le mur ». En dépit de la conscience du danger et des risques, on fonce. Résilience, pour répéter les européens.

La deuxième possibilité, c’est de traverser à la queue leu-leu dans un cortège avec le char blindé, Team à Galil. Ironiquement et culturellement appelé « Ti Magali », modèle de femme haïtienne hardie. Se faire accompagner de « Ti Magali » n’est pas un répit en soi. Par le simple fait que Ti Magali impose ses lois. Lesquelles, par exemple ? Puisque,  j’ai hésité mille fois, je ne dirai rien. Par contre, on risque de se faire canarder et exécuter, car les bandits tirent parfois sur le convoi, depuis un bon bout de temps.

Donc, des deux côtés, le mal est infini.

Dans cette situation, l’État et la population constituent deux groupes totalement impuissants à pallier la situation.

Junior Luc
Journaliste-Redacteur
Militant des Droits-Humains
Formateur

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