par Abner Septembre
UN AUTRE LEADERSHIP
1. L’histoire transcendantale
Chacun a une vie, mais tout le monde n’a pas une histoire qui transcende l’individuel pour embrasser le collectif, marquer le destin de toute une génération ou société, voire atteindre l’universalité. Faire l’Histoire est d’abord une question de leadership qui peut être politique, économique, intellectuel, culturel, spirituel, communautaire, scientifique ou technologique, etc. Par exemple, l’armée indigène sous le leadership des pères fondateurs a fait l’Histoire en 1803, avec la victoire de Vertières, tout comme le président Dumarsais Estimé, avec l’Exposition internationale de décembre 1949, à l’occasion du bicentenaire de la fondation de Port-au-Prince.
2. Le peuple et le pays pris en otage
Nous ne faisons pas attention au temps. Pourtant, les aiguilles n’arrêtent pas de tourner, tout comme le monde avec lequel nous interagissons. Quand nous refusons de progresser, nous reculons. Dans un article publié par Daniel Dorsainvil, dans Le Nouvelliste du 13 avril 2021, on lit que le PIB par habitant d’Haïti en 1945 (72.550 gourdes) est supérieur à celui de 1921 (53.867 gourdes). Dans les années 60, par exemple, Haïti était à peu près au même niveau que son voisin, la République Dominicaine. Aujourd’hui, le PIB par habitant de ce dernier, son économie, son système éducatif, ses infrastructures, son environnement creusent un tel écart qu’on n’oserait comparer. Le plus extraordinaire encore est le tourisme. Alors que le voisin s’est basé sur Haïti, après la prouesse de 1949, pour lancer son secteur touristique, les chiffres de 2019, avant la COVID-19, montrent que les arrivées internationales dépassent les sept (7) millions, soit environ12 fois plus élevées qu’en Haïti.
Ce ne sont pas les pauvres qui ont d’abord les moyens d’investir, mais plutôt les riches. Que font-ils ? Ils vont investir ailleurs (selon Grégory Brandt, les Haïtiens ont investi 250 millions de dollars en République dominicaine, pour l’exercice 2021-2022). Ils importent surtout, financent le commerce au détriment de la production nationale, pratiquent la spéculation financière et font fleurir leurs banques avec l’épargne du peuple. Ils agissent comme une bande de termites qui se déploient rapidement pour bâtir leur empire, tout en causant des dégâts importants dans la société. Pour mieux asservir le peuple, ils le maintiennent sous-éduqué et dans la privation de l’essentiel. L’élite dirigeante et possédante, auteur ou complice sous une forme quelconque, est donc le principal responsable de ses travers et de sa marginalisation, voire de la distorsion sociale et de la descente aux enfers que connait le pays.
3. Absence de leadership
Puisque cette élite se complait dans une exploitation gourmande et la jouissance, en faisant d’Haïti leur terre d’affaires et non de vie, en mettant sous coupe réglée les institutions républicaines de l’État, en contrôlant des gangs, la presse et des politiciens véreux, en faisant le jeu de l’international qui n’a jamais renoncé à sa domination et à sa politique d’ajustement structurel, le peuple doit chambarder cet ordre de chose pour respirer et faire valoir ses droits à une vie meilleure.
Mais, faute de leaders non compromis et avisés qui émergent sur la scène, le peuple est souvent manipulé dans les moments d’expression de ses
frustrations. Ses manifestations sont infiltrées et maculées de dégâts enregistrés dans son propre camp au lieu de châtier ses bourreaux. En outre, il verra ses revendications légitimes reléguer au second plan par les dirigeants et le curseur orienter l’attention vers ce qu’ils veulent que l’opinion publique nationale et internationale consomme. Au pire des cas, sa lutte est vite récupérée par des opportunistes opérant en eau trouble. C’est ce qui se dessine aujourd’hui et c’est ce qui s’est passé de 1986 à 1990.
Le vers est dans le fruit dès la naissance de la nation, alimenté par une question de succession fondée sur la couleur et le rang social. Ses premières attaques se sont matérialisées avec l’assassinat de Dessalines, en 1806. C’est une force obscurantiste puissante qui s’est renforcée à travers le temps par de nouveaux acteurs, et qui se ligue contre tous ceux qui osent la défier. On connait le sort qui a été réservé aux présidents Salnave, Lecomte et Moïse. Aujourd’hui, le Premier ministre Ariel Henry se montre digne fils de sa logique, au point de parler le même langage. Il peut même se permettre de prendre des décisions non populaires et d’ignorer tout bonnement les revendications du peuple. A ce propos, le silence des leaders politiques actuels est éloquent, tout en aidant à comprendre les tendances politiques actuelles : la grande masse qui veut le changement ; des abstentionnistes et des absentéistes qui désirent aussi que ça change, sans vouloir pourtant se risquer ; des opportunistes qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts ; des meneurs qui manipulent ces derniers et tirent les ficelles pour maintenir le statu quo.
4. La leçon et le vide à combler
Il n’y a pas de génération spontanée et l’improvisation a ses limites, surtout quand les leaders politiques se comportent comme un panier de crabes. Face à une telle force du mal, il faut préparer la prise du pouvoir. Autrement dit, la lutte politique doit se faire en fonction d’un substrat idéologique, avoir un but justifié et captivant, une cible claire, une stratégie gagnante ajustable, un leadership progressiste et pragmatique, en même temps conscient des enjeux et capable de canaliser et de galvaniser le peuple qui devient alors le moyen, auquel la communication sert de « fuel », pour la faire atterrir et la réussir. Il vient le temps de changer de paradigme : le peuple n’aura pas le gouvernement qu’il mérite ou qu’on lui impose, mais plutôt celui qu’il veut réellement avoir. Il peut refaire 1986 et 1990, s’il y a un agenda clair pour un changement réel total, sans couper cette fois-ci la pomme en deux et tout en rendant, comme l’a dit Gary Victor, « les fonctions publiques moins attractives pour les brasseurs imposteurs ». Paul Kagame nous conseille : « Toute bataille à moitié est sujette à l’échec total. Quand on veut changer un système, il faut être prêt à tout. S’il faut détruire pour l’éradiquer, n’hésitez pas même une seconde ».
5. Créer une force économique et sociale alternative
Pour sortir de cette logique de jungle, la solution durable est la justice sociale qui rendra l’inégalité humaine et le vivre ensemble possible. Mais, pour préserver le changement, il faut le nourrir non seulement d’idéologie mais aussi de réponses tangibles tant aux vrais besoins immédiats du peuple qu’à ceux de croissance et de développement du pays à moyenne et longue échéance. Les dirigeants doivent se montrer pragmatiques, en assainissant l’administration et les finances de l’État, à commencer par l’étau fiscal, la suppression de certains avantages fiscaux et la décentralisation pour renforcer les régions.
Les moyens substantiels qui en découleront serviront à financer des projets socioéconomiques au profit de la population et des mesures d’accompagnement pour attirer et faciliter l’investissement privé, tout en se donnant la capacité pour contrôler la qualité des produits et services qui en découleront dans le respect des lois, assuré par des institutions républicaines fortes. Par leur fonction de vigile, celles-ci pourront combattre la corruption et faire en sorte de garder sains les principes qui deviennent la force qui entraine le tout, a rappelé Jean-Jacques Chevalier se basant sur L’Esprit des Lois.
Parallèlement, le peuple doit tisser sa grande toile, son réseautage économique. Ceci réside dans sa capacité à s’organiser en plusieurs groupes d’intérêt reconnus et protégés par l’État, en vue de créer une force financière alternative, investir avec intelligence et se donner un pouvoir d’achat. Ce qui lui permettra aussi d’améliorer l’éducation de ses enfants au double sens, d’une part, des valeurs fondamentales et, d’autre part, de leur niveau d’instruction élevé en diversifiant leurs qualifications. La famille et l’école se doivent alors de se réinventer pour répondre à l’appel de l’histoire pour un autre avenir et une autre société.
Abner Septembre
Sociologue
Le 24 septembre 2022