Assassinat Jovenel Moise | Rapport CARDH : les limites de la poursuite et perspective d’un Tribunal spécial

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En quarante-et-un points, le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARD) revient sur l’assassinat le 7 aout dernier du Président Jovenel Moise et pose la problématique de la poursuite de l’enquête sans la constitution d’un tribunal spécial.

Port-au-Prince Lundi 23 août 2021 ((rezonodwes.com))–

Le 7 juillet 2021, entre 1h 30 et 2h du matin, Jovenel Moïse , 58ème président d’Haïti, a été torturé (œil gauche crevé, coups de machette, bras cassé…) puis assassiné d’au moins de 12 balles de gros calibres dans sa résidence (à Pèlerin 5) par des Colombiens et d’autres agents étrangers, dont Monsieur Joseph Vincent (55 ans), ancien informateur de la Drug enfoncement administration (DEA), sans que même un agent de la garde présidentielle ait été au moins blessé. Mystère !

Les premières informations ont laissé croire que sa femme, Martine Moïse, atteinte de plusieurs balles, a été transportée d’urgence à l’hôpital en Floride après avoir reçu les premiers soins en Haïti. Après avoir eu accès au constat du juge de paix, le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH) a pu constater qu’elle aurait reçu une balle au bras droit, ce qui aurait été confirmé lors de son retour d’Haïti le 17 juillet pour organiser les funérailles de son mari, le 23 juillet, au Cap-Haïtien . Le 8 juillet suivant, le CARDH a exprimé ses sympathies à la famille Moïse et à la population préoccupée par cet acte odieux : un président de la République assassiné dans ces conditions en présence d’une mission des Nations Unies sur le territoire depuis le 30 avril 20048 . Justice doit être rendue au nom de la morale et de la justice internationales. En outre, les êtres humains étant égaux en dignité et en droit, cet assassinat doit être dénoncé à l’instar des massacres et tueries commis dans le pays depuis 2018,

Dans sa première réflexion publiée le 19 juillet, le CARDH avait souligné que plusieurs enquêtes se chevauchent : le parquet de Port-au-Prince a donné délégation de pouvoir à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et a, en même temps, invité des personnalités. Or, l’enquête policière et l’enquête judicaire ne suivent pas nécessairement la même logique. De plus, le parquet a agi en dehors du délai de flagrance (48 h)

II. Retour sur la phase de la poursuite

1. Rappel des trois phases d’un procès criminel

6. Un crime commis donne lieu immédiatement à un besoin de justice. Trois phases procédurales interdépendantes sont à suivre pour y arriver : la poursuite (1) par le commissaire du gouvernement, équivalent du procureur de la république en France ou aux États-Unis par exemple ; l’instruction (2) par le juge d’instruction ; le procès (3) par le tribunal criminel.

7. Le droit étant une discipline procédurale, chaque étape comporte une procédure qui doit être suivie à la lettre, sinon elle affectera négativement le procès. Représentant de la société et chef de la poursuite, le commissaire du gouvernement est la partie principale au procès pénal à qui il incombe d’en établir la preuve.

8. Le dossier de l’assassinat du président Jovenel Moïse a été transmis au doyen du tribunal civil de première instance de Port-au-Prince, le juge Bernard Saint-Vil, le 4 août aux fins d’instruction. Refusé par plusieurs juges d’instruction, le dossier a été accepté par le juge Mathieu Chanlatte le 9 août qui s’est par la suite déporté pour convenance personnelle le 13 août. Le CARDH se propose de revenir sur la phase de la poursuite afin de produire les premiers commentaires qui s’imposent.

2. Actions posées dans la phase de la poursuite

 2.1 Les actions du commissaire du gouvernement

9. Dans les 48 heures qui ont suivi l’assassinat du président Jovenel Moïse, le commissaire du gouvernement a été totalement absent. Il ne s’est pas rendu sur la scène du crime. Il a par la suite posé les actions suivantes.

2.1.1 Mandats émis (liste non exhaustive)

10. Le 12 juillet, cinq (5) mandats d’amener ont été émis contre Gerard Forge Janvier, Gerald bataille et Paul Denis pour assassinat, tentative d’assassinat et vol à main armée et Samir Handall et Line Baltazar pour assassinat et tentative d’assassinat au préjudice du président de la République, Jovenel Moïse.

11. Le jeudi 23 juillet, un mandat d’amener a été émis contre la magistrate de la Cour de Cassation, Wendelle Coq Thélot, pour assassinat et vol à main armée contre la personne de Jovenel Moïse, ce mandat a été reçu par la DCPJ le 25 juillet.

12. N.B. Il faut souligner qu’il n’y aurait pas de mandats émis à partir des indices relevés de la scène du crime.

2.1.2. Personnalités invitées à se présenter au parquet

13. Les personnalités suivantes ont été invitées à se présenter au parquet du tribunal de première instance de Port-au-Prince : • Steven Benoît ( ancien sénateur et leader politique), Youri Latortue ( ancien sénateur et leader politique), Dimitri Vorbe et Jean Marie Vorbe (hommes d’affaires ) et Réginald Boulos (homme d’affaires et politique), le lundi 12 juillet entre 10 et 11 heures 30 du matin ; • Jean Laguel Civil et Paul Eddy Amazan (inspecteur principal), respectivement coordonnateur général de la sécurité présidentielle et responsable du CAT TEAM, le mardi 13 juillet ; • Pierre Osman Léandre (commissaire de police) et Dimitri Hérard (commissaire de police) responsables respectivement de l’Unité de sécurité générale du Palais national (USGPN) et de l’Unité de sécurité présidentielle (USP), le 12 et le 14 juillet.

2.1.3. Délégation de pouvoir au DCPJ

14. Le huit juillet, le commissaire du gouvernement a donné délégation de pouvoir à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) pour une durée de 15 jours afin d’enquêter sur l’assassinat du président Jovernel Moïse.

2.2. Actions de la police 2.2.1 Colombiens arrêtés

15. Vingt-six (26) Colombiens, pour la plupart d’anciens militaires, de deux Américains d’originaire haïtienne ont formé le comando ayant assassiné le président de la République. •Dix-huit (18) Colombiens ont été arrêtés le 7 juillet et transférés au pénitencier national le 4 août. •Trois (3) autres tués le jour du meurtre. • Huit (8) autres en fuite. 2.2.2. Américains d’origine haïtienne arrêtés

16. Quatre (4) américains d’origine haïtienne ont été arrêtés. • James Solages, 35 ans. • Joseph Vincent, 55ans. •Christian Emmanuel Sanon, 63 ans. N.B. Le quatrième nom sera publié dans le prochain rapport. Vingt-deux (22) policiers interpellés puis arrêtés.

17. Vingt-deux (22) policiers ont été interpellés, puis déférés au parquet, certains pour manquement à leurs responsabilités, d’autres pour implication présumée dans l’assassinat. 18. Il s’agit, entre autres, de : William Moïse, Osmann Pierre Léandre, Jean Laguel Civil, Ronald Guerrier, Alphonse Sadrac, Jean Arly, Delica Phanec, Frantz Louis, Laurent Jude, Ernest Germain, François Rony et Cleantis Louissaint ( Le CARDH en présentera la liste complète dans un prochain rapport).

19. Quatre (4) policiers ont une implication directe dans l’assassinat du président. Ils ont accompagné les Colombiens depuis leur arrivée en Haïti et ont été présents sur le lieu le jour du crime. Il s’agit de : William Moïse ; Bonni Grégoire ; Clifton Hyppolite ; Jean-Elie Charles.

20. La première phase de l’enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse, fondement du procès criminel y relatif, revêt de grandes faiblesses. Le commissaire du gouvernement, chef, administrateur, coordonnateur et stratège de l’enquête judiciaire22 était absent pendant les 48 heures qui suivent l’assassinat.

21. Or, c’est la phase initiale pour verrouiller, contrôler de manière absolue la scène du crime et y prendre tous les indices nécessaires, mais aussi mettre en état tous les suspects (policiers, autorités politiques et simples citoyens) et inviter ceux pouvant aider à la manifestation de la vérité juridique. En tant que partie principale au procès et accusateur, le commissaire définit sa stratégie et est l’élément pivot autour duquel toute coopération judiciaire doit passer.

22. Le commissaire du gouvernement ne peut agir que dans les 48 heures qui constituent le délai de flagrance.

23. Selon l’article 31 du Code d’instruction criminelle (CIC) : « Le délit qui se commet actuellement, ou qui vient de se commettre, est un flagrant délit. Seront aussi réputés flagrant délit : le cas où le prévenu est poursuivi par la clameur publique et celui où le prévenu est trouvé saisi d’effets, armes, instruments ou papiers faisant présumer qu’il est auteur ou complice, pourvu que ce soit dans un temps voisin du délit.

23. Dans ce délai, le commissaire peut procéder à l’arrestation d’un individu, après avoir constaté la commission d’une infraction, et, le cas échéant, procéder à des arrestations et émettre des mandats de dépôts. Ainsi, le Code d’instruction criminelle encadre la procédure de l’enquête ainsi que les actes à poser par le commissaire du gouvernement pour la manifestation de la vérité judicaire.

24. Sur le corps du délit et les pièces à conviction, l’article 25 du CIC précise : « le commissaire du gouvernement se saisira des armes, et de tout ce qui paraîtra avoir servi ou avoir été destiné à commettre le crime ou le délit, ainsi que de tout ce qui paraîtra en avoir été le produit, enfin de tout ce qui pourra servir à la manifestation de la vérité; il interpellera le prévenu de s’expliquer sur les choses saisies qui lui seront représentées; il dressera du tout un procès-verbal, qui sera signé par le prévenu, ou qui portera la mention de son refus. »

25. Sur la manière de les conserver (cachette, étiquette, sceau…), l’article 28 poursuit en ces termes : « Les objets saisis seront clos et cachetés, si faire se peut; ou s’ils ne sont pas susceptibles de recevoir des caractères d’écriture, ils seront mis dans un vase ou dans un sac, sur lequel le commissaire du gouvernement attachera une bande de papier qu’il scellera de son sceau. »

26. Sur la mise en état du/des prévenu-s, l’article 30 stipule : « Dans le cas de flagrant délit, le commissaire du gouvernement fera saisir les prévenus présents, contre lesquels il existerait des indices graves, et, après les avoir interrogés, décernera contre eux le mandat de dépôt. Si le prévenu n’est pas présent, le commissaire du gouvernement rendra une ordonnance à l’effet de le faire comparaître : Cette ordonnance s’appelle mandat d’amener. »

27. Sur l’obligation d’avoir un /des médecin (s) légiste (s) quand il y a mort violente, l’article 34 souligne : « S’il s’agit d’une mort violente, ou d’une mort dont la cause soit inconnue et suspecte, le commissaire du gouvernement se fera assister d’un ou de deux médecins, chirurgiens, ou officiers de santé, qui feront leur rapport sur les causes de la mort et sur l’état du cadavre. »

28. Sur l’obligation de saisir sans délai le juge d’instruction. L’article 35 précise : « Le commissaire du gouvernement transmettra sans délai au juge d’instruction les procès-verbaux, actes, pièces et instruments dressés ou saisis en conséquence des articles précédents, pour être procédé ainsi qu’il sera dit au Chapitre VI « Des juges d’instruction »; et le prévenu restera sous la main de la Justice en état de mandat d’amener. »

29. Passer ce délai, seul le juge d’instruction est compétent pour émettre des mandats, qualifiés d’ailleurs d’ordonnances devant être exécutées à la diligence du parquet (mandats de comparution, d’amener, d’arrêt et de dépôt) aux termes de l’article 77 et suivants du Code d’instruction criminelle (CIC).

30. Le droit haïtien ne permet pas au commissaire du gouvernement d’étendre ses actions même lorsque le/les présumé-s est/sont poursuivi-s par la clameur publique ou après qu’il ait constaté la commission de l’infraction (trouver le/les présumé-s avec des objets ou indices suffisants et concordants), alors que dans ces conditions, le procureur de la République en France peut poursuivre son enquête de flagrance (48 heures) jusqu’à huit jours.

31. « Est qualifié crime ou délit flagrant le crime ou le délit qui se commet actuellement, ou qui vient de se commettre. Il y a aussi crime ou délit flagrant lorsque, dans un temps très voisin de l’action, la personne soupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit. A la suite de la constatation d’un crime ou d’un délit flagrant, l’enquête menée sous le contrôle du procureur de la République dans les conditions prévues par le présent chapitre peut se poursuivre sans discontinuer pendant une durée de huit jours. Lorsque des investigations nécessaires à la manifestation de la vérité pour un crime ou un délit puni d’une peine supérieure ou égale à cinq ans d’emprisonnement ne peuvent être différées, le procureur de la République peut décider la prolongation, dans les mêmes conditions, de l’enquête pour une durée maximale de huit jours. »

32. Les personnes arrêtées dans l’enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse ont été interrogées en absence de leur avocat ou de leur témoin. Elles n’ont pas comparu devant leur juge naturel pour statuer sur la légalité de leur arrestation, une violation de la Constitution concernant particulièrement le respect des libertés individuelles.

33. « Nul ne peut être maintenu en détention s’il n’a comparu dans les quarante-huit (48) heures qui suivent son arrestation, par devant un juge appelé à statuer sur la légalité de l’arrestation et si ce juge n’a confirmé la détention par décision motivée. En cas de contravention, l’inculpé est déféré par devant le juge de paix qui statue définitivement. En cas de délit ou de crime, le prévenu peut, sans permission préalable et sur simple mémoire, se pourvoir devant le doyen du tribunal de première instance du ressort qui, sur les conclusions du Ministère Public, statue à l’extraordinaire, audience tenante, sans remise ni tour de rôle, toutes affaires cessantes sur la légalité de l’arrestation et de la détention. » (article 26 de la Constitution)

34. Au plan procédural, ces premiers éléments indiquent que la poursuite a été menée en violation de la Constitution, du Code d’instruction criminel et des instruments internationaux de droits humains. Des criminels peuvent à tout moment être libérés, des procès-verbaux et pièces à conviction, essentielles au procès, peuvent être écartés durant son déroulement… Tout cela affectera le déroulement du procès.

 35. En outre, la femme du président, Martine Moïse, témoin oculaire, n’a pas été auditionnée par le commissaire du gouvernement, d’autant plus, elle a publiquement déclaré lors des funérailles que les assassins de son mari circulent dans le pays.

36. Toutefois, il faut souligner qu’il serait difficile pour un commissaire du gouvernement de réaliser tout acte de poursuite dans le délai de flagrance. D’autant plus qu’il s’agit d’un président assassiné dans les conditions complexes soulignés précédemment : planification de l’assassinat sur les territoires américain et dominicain, des auteurs sont des Américains (origine haïtienne), des anciens agents de renseignements ; des retraités Colombiens.

37. La France a bien compris qu’il faut, dans certaines situations et pour certaines effractions, étendre les effets de la poursuite jusqu’à huit jours et plus (terrorisme par exemple).

38. En outre, le Commissaire du gouvernement, chef de la poursuite et représentant de la société pour lequel le Cabinet d’instruction travaille, surtout en matière criminelle, est un fonctionnaire agent de l’Exécutif, sans mandat, dont le ministre de la Justice est le supérieur hiérarchique. Pouvait-il exercer la plénitude de ses attributions ?

39. Pourtant, la Constitution haïtienne fait de la Justice un des trois pouvoirs indépendants qui forme l’État et exerce la souveraineté nationale au nom des citoyens.

40. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), créée par la loi du 13 novembre 2007, ne résout pas le problème, vu que les Commissaires du gouvernement, incluant les huissiers et greffiers, sont encore sous l’autorité dudit ministre et n’ont pas de mandat.

41. Par rapport au besoin de justice évoqué par le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH), sans toucher à d’autres questions fondamentales intrinsèques à la justice haïtienne, un tribunal spécial permettra de réaliser ce procès. Sa composition, sa procédure, son installation et les enjeux géopolitiques feront l’objet d’une autre réflexion.

Hervé Noel

vevenoel@gmail.com

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