Manno CHARLEMAGNE, ce mapou de la culture haïtienne, adulé par les uns et mal compris par les autres

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par Ecclésiaste THELEMAQUE

Vendredi 22 décembre 2017 ((rezonodwes.com))– Il est de ces êtres dont on peine à cerner les multiples dimensions qui l’habitent, s’il ne vous est jamais donné l’opportunité de les côtoyer de près. Joseph Emmanuel CHARLEMAGNE dit « Manno », est donc de cette race d’hommes qui exigent de ceux qui les ont côtoyés un effort de témoignage pour mieux les camper aux yeux des observateurs à distance, de la génération montante et de celles à venir.




A la vérité, je n’ai nullement la prétention de clamer à qui veut l’entendre que je le connais de fond en comble. D’ailleurs, Manno demeure un patrimoine national dont certaines facettes de la vie sont connues de toutes et de tous. A qui apprendra t-on que ce chanteur engagé a été un samba hors- pair? A qui apprendra t-on qu’il n’avait pas la langue de bois tant il disait constamment bien haut ce que plus d’un pensaient tout bas. A qui apprendra t-on qu’il a connu l’exil à deux reprises parce qu’il voulait rester fidèle à ses convictions. Toutefois, j’estime humblement qu’il est de bon ton que je partage avec vous mon appréciation de l’artiste et les souvenirs que j’ai gardés de ce militant-modèle.

ll est un fait indéniable qu’après la chute de l’ex dictateur Jean claude DUVALIER et son départ pour l’exil le 7 février 1986, tous les espoirs étaient permis à la jeunesse haïtienne. Aussi, la fièvre révolutionnaire s’installait-elle dans le cœur et les esprits des jeunes de l’époque et CHARLEMAGNE, revenu tout juste de l’exil, s’imposait tout naturellement comme étant le chantre par excellence de cette mouvance révolutionnaire.

Dans ce contexte, divers groupes organisés allaient voir le jour : Associations paysannes, partis politiques, groupements féministes, communautés ecclésiales de base, organisations populaires, associations de jeunes pour ne citer que ceux- là. Ainsi, responsables d’une association de jeunes, il nous arrivait d’avoir besoin de l’argent pour des activités de renforcement de certaines structures révolutionnaires à l’époque. Voilà ce qui nous a conduit à jeter notre dévolu sur CHARLEMAGNE pour un spectacle au théâtre national et l’amphithéâtre était plein à craquer. Après le spectacle, grand a été notre étonnement de voir l’artiste ne réclamer de l’argent que pour le strict nécessaire et nous a enjoint de garder tout le pactole pour l’avancement de la lutte révolutionnaire à laquelle il croyait tant. Plus tard, nous allions nous rendre à l’évidence qu’il faisait montre de la même attitude envers toute autre organisation de tendance révolutionnaire qui sollicitait ses services.

Fort de cela, nous sommes restés ébahi face à une telle générosité. Nous nous retrouvions devant un artiste qui disposait d’un talent Hollywoodien pour s’offrir toutes les scènes du monde et accumuler autant de richesses possibles. Par contre, il avait choisi de refuser le luxe, la mollesse, les ornements, la vie facile pour se mettre au service d’une cause. C’est dans cet ordre d’idées que la jeunesse, la classe ouvrière, la paysannerie, les droits de l’homme, l’hypocrisie des organisations internationales, l’occupation américaine, les mères défavorisées vont constituer la toile de fond de ses chansons engagées.




En principe, la jeunesse haïtienne se retrouvait au centre de ses préoccupations. Il la mettait en garde contre ceux qui voudraient s’en servir pour ensuite la jeter dans les poubelles. Ainsi, il avait anticipé les déboires, le désarroi de notre jeunesse actuelle à qui il manque de tout (Ecoles Techniques et Professionnelles, Centres Universitaires, Espaces Récréatifs et de loisirs sains). Aussi, s’est-elle livrée aux activités de ,des aspects immoraux et violents du <rabòday>, des gangs armés etc…voilà pourquoi, sa seule porte de sortie réside dans l’émigration clandestine et quasi sans issue vers des prétendus eldorados. Et c’est à juste titre qu’il chantait:

<Lè yo bezwen jenès la yo relel papa Lè yo pa bezwen li yo dil se kominis Depil nan batay la li kòmanse vanse Yo fè tyoul gwo patwon tire sou li>

Il croyait tellement en la capacité de la jeunesse haïtienne qu’il avait voulu, à la manière d’un Ché GUEVARA, internationaliser la lutte révolutionnaire de l’époque. D’où le sens de cet appel:

<Oumenm jèn ayisyen wap gen yon responsibilite
se pouw kanpe ankouraje pèp kap goumen pou libète
 kit nou te Bahamas, Lafrans ou Lèzetazini
 Pa bliye Dominikani yap Vann nou tankou ti sale>.

En bon Marxiste-Léniniste, il va sans dire qu`il a lu et relu « la classe ouvrière et la paysannerie de Lénine ». De ce fait, il s’est fait l’écho de la souffrance poignante que vivent nos frères ouvriers haïtiens travaillant dans les champs de canne en République Dominicaine. Quel triste dialogue se terminant par un appel visant à crever l’abcès! :

<Nan mitan yon Chan kann bò Higuey en Dominikani
2 ayisyen chita non batey pye atè do touni
You ape pale youn ap koute mdi  yo pa fè bri
Van nan kann sèlman ‘ki tande sa yape di.
Kouzen kouzen kouzen>.

Par-ailleurs, tout militant révolutionnaire digne de ce nom ne saurait se dérober à l’idée de fustiger la prétendue découverte de l’Amérique par Christophe COLOMB, d’interpeller la conscience humaine face à la somme que nous a fait payer la France pour reconnaître notre Indépendance conquise au prix du sang de nos ancêtres et de cracher notre rejet de l’Occupation Américaine pendant la période 1915-1934. Aux exigences que nous font ces Etats, il s’est seulement interrogé en ces termes:

<Eske Christophe Colonb te gen alyannkat>
<Eske sonthonax te gen alyannkat>
<Eske ameriken te gen alyannkat>.

En outre, il y a de ces situations qui peuvent marquer la vie d’un poète ou d’un chanteur d’une empreinte indélébile. n’a pas pu échapper à cette règle générale. En effet, l’on ne se rappelle presque pas une occasion où il a eu à parler de son père. En revanche, il mettait toujours sa maman au-devant de la scène. Ce qui nous amène à déduire qu’il a été élevé dans une famille monoparentale. Et c’est sans surprise qu’il exprime les déboires des mères défavorisées à travers ces refrains:

<Mwen jèn ponyèt mwen pa koupe
Vye manmanm trime lap trime
Kouw tande mwa d me rive
Manmanm pa gen jou sakre
Pouki saw pa pale Manman
Pouki tout sekrè sa Man Man
Mizè pat dwe fè kèw kontan
Mizè sa kenbe moun nan trip
Soufrans kap twonse kòd lonbrit
Ou reziste, konpliman manman>.

Toutefois, Manno a cru nécessaire de nous mettre en garde contre les agissements opportunistes de ces éléments de la classe moyenne ou ces prolétariens avancés qui rejettent souvent leur origine sociale. Et, il n’y va par quatre chemins pour critiquer leur attitude :

<Mwen pap Janm wont poum di nou se chyen
Nou nan yon klas ki chaje ak voryen
Moun ki pap ezite pou yon ti yen fè tenten>.
Il renchérit avec:
<Nèg toujou vle chache
 mwayen pou yo manje
Sa se premyè pansel
Ane kel nan pa bon
Li gen tout anbisyon
Li vle fè tout chanjman
Se pa anyen k serye
Bonèt lap chavire
Si chans pal li rive
Se ayisyanite
Mizè lòt pa konte se vre>.

Il renchérit avec:

<Nèg toujou vle chache mwayen pou yo manje Sa se premyè pansel Ane kel nan pa bon Li gen tout anbisyon Li vle fè tout chanjman Se pa anyen k serye Bonèt lap chavire Si chans pal li rive Se ayisyanite Mizè lòt pa konte se vre>.

Plus loin, Manno allait s’en prendre également aux organisations internationales. En bon visionnaire, il voyait venir la balkanisation du territoire haïtien avec la prolifération des organisations non gouvernementales qui ne favorisent que l’assistanat en empêchant tout développement endogène. Il identifiait leur vraie nature et fonction à travers:




<Òganizasyon mondyal yo pa pou nou yo ye Sa la pou ede vòlè yo piye devore>….

A l’encontre de ce que plus d’un s’attendraient, rêvait d’une bourgeoisie nationale capable de porter un projet national de création et de redistribution de richesses à l’inverse de cette classe possédante actuelle composée de contrebandiers, de marchands et de revendeurs. En ce sens, il définissait les relations entre ceux possédant les moyens de production et ceux dosposant de la force de travail ainsi:

<Pi gwo ka pwodwi
Banm kontwole pou li
Enterè yo ini
Pou fè lavi fleri>.

Bref, Manno n’a pas seulement dénoncé à travers ses chansons. Et pour cause, il a été à un certain moment au cœur de l’action politique au point de devenir le maire de la capitale suite aux élections du 25 juin 1995. Il est vrai que son passage à la mairie a été diversement apprécié. Si pour certains, il usait de trop d’arrogance. Moi, j’ai gardé de lui le souvenir d’un militant qui était venu servir et non s’enrichir. De plus, il a tracé la voie à ce que devait être l’autorité de l’Etat. En témoignent ses actions dans l’aire du Champ-de- Mars et à la saline.

Enfin, Manno a décidé de se retirer un peu de la scène en retournant vivre à l’étranger où il aurait pris la nationalité américaine.Aussi, a-t-il été l’objet de vives critiques de la part de plus d`un eu égard à son passé. Si tel devrait être le cas, j’y verrais une manière d’exprimer sa déception face à l`irresponsabilité, le manque de vision de nos acteurs politiques et de nos dirigeants qui n’ont pas su fédérer leurs forces pour donner une alternative viable et durable à la société haïtienne. Au lieu de s’inspirer du modèle mexicain où le Parti révolutionnaire Institutionnel (PRI) a passé soixante dix ans au pouvoir en favorisant l’alternance à l’intérieur de cette grande mouvance, ils ont préféré se chamailler et nous voilà à refaire la classe avec un déficit de près de cinquante ans puisque les aspirations d’amélioration des conditions de vie du peuple haïtien sont encore loin d’être satisfaites.

Somme toute , tu peux partir en toute quiétude car tu as joué ta partition avec brio. Tu peux toujours compter sur quelques uns de ta génération disposant encore de colonne vertébrale. Tu nous a laissé un répertoire riche et varié au sein duquel la génération montante pourra apprendre à se questionner, se définir et décider de la voie à suivre. Quant aux générations à venir, elles y trouveront indubitablement un repère devant guider leurs attitudes et leurs actions futures.

Vas-y mon pote, (même si je sais que tu pars avec un goût amer sur tes lèvres….), ne regarde pas en arrière et sache que tu auras toujours une place de choix dans le cœur de tous les haïtiens conséquents. Néanmoins, nous mettons en garde tous ceux qui s’adonneraient à des hommages hypocrites. Ce faisant, l’on ne ferait que tuer une fois de plus Manno Jeando, à l’instar de Roumain, J.S. Alexis, Charlemagne PERALTE, DESALINES, etc. Pour rendre un vrai hommage à Manno  ( ainsi qu’aux autres grands hommes du pays qui sont déjà partis…), Prenons l’engagement de transformer en réalité les rêves que chérissaient ces derniers < avoir une Haïti solidaire, socialement juste, prospère et économiquement libre>.

professeur Ecclésiaste THELEMAQUE

A propos de l’auteur :

Monsieur THELEMAQUE est Doctorant en Sciences de l’éducation,

Détenteur de deux maitrises en Science de l’éducation,

Ex- Dorecteur de Lycée

Ex conssiller Pédagogique,

Ex Inspecteur Départemental à l’Enseignement Secondaire du centre,

Ex Coordonnateur du Secteur Education de Save The Children à Maïssade,

Ex Directsur Départemental d’Education du centre,

Ex Assistant-Directeur à la Direction du Curriculum et de la Qualité,

Ex- Directeur de la Formation et du Perfectionnement

Ex Directsur Général Adjoint du Ministère de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle.

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