L’Edito du Rezo
À l’heure où plusieurs ambassades à Port-au-Prince interviennent directement dans les nominations, le calendrier politique, les arbitrages sécuritaires et les décisions stratégiques du Conseil Présidentiel de Transition, le pays revit une configuration familière : un pouvoir officiel réduit au protocole, pendant que les décisions réelles se formulent ailleurs. Cette dynamique, où l’État devient l’exécutant d’orientations imposées par des partenaires étrangers, prolonge une longue histoire de gouvernements de doublure, des forces d’occupation de 1915 aux influences diplomatiques du Core Group.
La trajectoire politique d’Haïti depuis 1915 s’inscrit dans une longue série de configurations où l’État officiellement constitué n’a pas exercé la totalité de la puissance publique qui lui revient. Cette réalité, que les politologues qualifient de gouvernement de doublure, renvoie à une séparation nette entre l’apparence institutionnelle et le pouvoir effectif. L’autorité de jure, incarnée par les dirigeants en fonction, se voit régulièrement supplantée par une autre sphère décisionnelle — étrangère, militaire, économique ou hybride — qui oriente les choix stratégiques. L’histoire haïtienne offre ainsi une succession de moments où la souveraineté a été fragmentée, déléguée ou confisquée, au point d’installer une tradition politique parallèle durable, profondément inscrite dans la pratique de l’État.
Entre 1915 et 1934, l’occupation américaine mit en place un appareil administratif extérieur dont les décisions s’imposaient aux présidents pope twèl haïtiens réduits à un rôle de représentation. Le contrôle des finances, de la gendarmerie, des douanes et de l’administration territoriale matérialisa un transfert structurel de pouvoir. Derrière l’architecture républicaine maintenue en façade, l’autorité effective reposait entre les mains des administrateurs militaires, instaurateurs d’un modèle inédit de gouvernance où l’État haïtien ne commandait plus sa propre machine institutionnelle. Cette configuration introduisit durablement la notion d’un État nominal subordonné.
En 1957, la chute du régime Magloire ouvrit une période de transition marquée par l’intervention systématique des forces armées dans la gestion politique du pays. Les gouvernements provisoires qui se succédèrent n’étaient que des exécutants de décisions prises dans les casernes. L’émergence de François Duvalier fut largement conditionnée par un rapport de forces interne où l’appareil militaire détenait l’ascendant. Ce passage manifeste un déplacement du centre d’autorité à l’intérieur même de l’État, mais en dehors du cadre constitutionnel, donnant naissance à un modèle de direction parallèle fortement internalisé.
La crise de 2004 donna à ce schéma une forme nouvelle. Après le départ d’Aristide, l’établissement du Core Group constitua une structure diplomatique non institutionnelle mais extrêmement influente. Cette entité, composée de représentations étrangères et d’organisations internationales, détermina la nomination de dirigeants, la formation des gouvernements, et l’ordre des priorités nationales. L’autorité haïtienne disposait de la façade protocolaire ; les partenaires extérieurs détenaient la capacité d’arbitrage. La négociation politique interne se trouvait remplacée par un dispositif diplomatique externe, consolidant une version contemporaine du gouvernement parallèle.
L’épisode électoral 2010-2011 confirma une fois encore ce phénomène. La recomposition du premier tour sous pression internationale, permettant à un candidat initialement classé cinquième d’accéder au second, démontra l’incapacité de l’État haïtien à contrôler l’intégralité de son processus électoral. L’intervention directe sur le Conseil Électoral Provisoire transforma un mécanisme constitutionnel en scène extérieurement dirigée, accentuant la rupture entre institution et pouvoir effectif. La souveraineté procédurale fut dès lors modulée par des acteurs extérieurs au cadre normatif haïtien, transformant un mécanisme interne en dispositif soumis à des influences étrangères.
La période 2021-2025 représente l’une des manifestations les plus élaborées du gouvernement de doublure en Haïti. L’assassinat de Jovenel Moïse introduisit une vacance de pouvoir qui déplaça l’architecture de l’État vers une zone de dissociation organique, où Ariel Henry, puis le Conseil Présidentiel de Transition, exercèrent des fonctions dépourvues de portée normative réelle. Les compétences régaliennes — sécurité, diplomatie, gestion budgétaire, définition du calendrier politique — furent progressivement absorbées par des instances extérieures ou conditionnées par un environnement intérieur disloqué. L’extension territoriale de groupes armés, dotés de capacités coercitives supérieures à celles de l’État, accentua ce déséquilibre en établissant une contrainte directe sur la prise de décision publique. Le pouvoir officiel finit par relever davantage de la représentation que de l’effectivité, tandis que l’autorité opérante se fragmentait entre réseaux informels, puissances étrangères et entités armées.
Cette séquence s’inscrit dans une trame historique continue où la souveraineté nationale se voit régulièrement diluée, réorientée ou suspendue. Depuis un siècle, Haïti évolue dans une configuration de souveraineté conditionnelle, oscillant entre interventions étrangères, domination militaire interne, tutorat diplomatique et influence d’acteurs non étatiques. La persistance de cette mécanique tient à la fragilité structurelle de l’appareil étatique, à la dépendance institutionnelle accumulée et à l’absence de dispositifs internes capables de stabiliser la continuité gouvernementale. Juristes et politologues y voient une atteinte récurrente au principe de l’autonomie institutionnelle, qui constitue pourtant le fondement même de la légitimité républicaine.
La reconstruction d’un espace souverain effectif suppose une réévaluation profonde des mécanismes de gouvernance publique. Elle implique une restauration rigoureuse du cadre constitutionnel, une consolidation des dispositifs de sécurité, ainsi qu’une clarification des rapports entre l’État haïtien et les partenaires internationaux. La problématique demeure essentielle : Haïti peut-il se dégager de ce cycle de gouvernements de doublure et rétablir une autorité institutionnelle stable, capable de reprendre la maîtrise de ses instruments régaliens ? L’évolution des prochaines décennies dépendra largement de la capacité du pays à résoudre cette équation juridique et politique, dont l’enjeu touche au cœur même de la souveraineté nationale.

