L’Edito du Rezo
Haïti : De l’ombre d’un décret illégal à l’abîme d’un peuple trahi
Jusqu’où ira la destruction de la nation pour imposer un référendum illégal, hérité d’un pouvoir défunt et nourri par le silence du droit ?
Depuis plusieurs mois, la République d’Haïti s’enlise dans une zone grise, à la fois juridique, institutionnelle et morale. Une transition sans mandat, un pouvoir sans élection, un Conseil présidentiel de transition (CPT) sans Constitution. Et au cœur de cette dérive : l’ombre d’un décret non publié, signé le 3 avril 2024, jamais paru au Journal officiel Le Moniteur, et qui pourtant servirait aujourd’hui de socle à un projet de référendum en contradiction frontale avec l’article 284.3 de la Constitution de 1987.
Ce silence du Moniteur — qui dans tout État de droit consacre l’entrée en vigueur des actes réglementaires — n’est pas un oubli technique. Il est la preuve tangible que le fondement même de l’acte référendaire est juridiquement inexistant. Un décret non publié est un décret mort-né. Et pourtant, c’est sur ce vide normatif que le CPT prétend imposer à la nation une réforme constitutionnelle.
Or, l’article 284.3 est d’une clarté irrévocable : « Toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite. » Il ne s’agit pas d’une clause procédurale, mais d’une disposition verrou. Elle fut introduite pour prévenir toute dérive plébiscitaire dans un pays où le droit a trop souvent été utilisé comme outil de domination.
À cela s’ajoute une réalité territoriale effroyable. Haïti perd chaque jour davantage de contrôle sur ses communes. Carrefour n’a plus de commissariat fonctionnel. Martissant est livré aux gangs. Cité-Soleil est inaccessible aux autorités. Les zones dites perdues deviennent la nouvelle norme. Pendant ce temps, le CPT prétend consulter un peuple qui n’a plus de routes, plus de sécurité, plus d’école, plus de juge de paix. C’est là l’ultime imposture : faire croire à un processus démocratique dans un contexte de souveraineté éteinte.
Cette situation n’est pas seulement inconstitutionnelle. Elle est immorale. Car ceux qui la cautionnent savent que trois membres du CPT font l’objet de graves accusations de collusion dans une affaire de détournement de fonds à la Banque nationale de crédit. Et pourtant, ces mêmes figures — moralement disqualifiées, légalement douteuses — signent aujourd’hui un décret référendaire pour façonner l’avenir d’un peuple qui n’a même plus le droit de choisir son propre président.
Le silence international, l’inaction judiciaire et l’apathie citoyenne tissent les contours d’un effondrement total. Un effondrement où le droit est remplacé par l’arbitraire, la souveraineté par la soumission, l’élection par l’imposture. Un effondrement où l’histoire d’un peuple est lentement effacée sous les décombres d’un pouvoir sans légitimité.
Faut-il donc anéantir la nation tout entière pour faire passer un référendum venu des ruines d’un ancien régime ? Faut-il que les derniers bastions de mémoire républicaine soient rasés pour que ce simulacre de consultation prenne corps ?
Il n’est pas trop tard pour refuser cette voie. Mais cela suppose une réaffirmation du droit, de la souveraineté populaire, de la Constitution et de l’histoire. Car un peuple sans mémoire, sans loi, sans territoire, sans choix, n’est plus une République. C’est un peuple livré.
