Chaque jour, des milliards de personnes s’ouvrent une fenêtre sur le monde à travers leur écran. Ce monde n’est pas neutre. Il est trié, filtré, réorganisé par des lignes de code invisibles qui ont un objectif simple : retenir notre attention. Ces algorithmes, présents sur les réseaux sociaux, ne se contentent pas de montrer ce qui nous intéresse : ils anticipent, testent, provoquent. Au nom de l’engagement, ils captent nos émotions et transforment notre attention en ressource commerciale. Peu importe les conséquences, y compris sur notre santé mentale.
Une machine qui veut qu’on reste
Dans l’économie numérique, le temps d’attention est devenu un capital. Plus vous passez de temps sur une application, plus elle peut vous montrer des publicités, collecter des données, engranger des profits. C’est ce que les ingénieurs appellent le temps d’engagement. Pour l’augmenter, les plateformes — TikTok, Instagram, Facebook, YouTube, Snapchat — ont toutes conçu des algorithmes qui apprennent en permanence de vos comportements : ce que vous aimez, ce que vous regardez jusqu’au bout, ce que vous partagez, ce que vous commentez.
L’objectif n’est pas seulement de vous satisfaire. C’est de vous faire revenir. Encore. Et encore.
Notifications, likes et scroll infini : les pièges du design
Le design des réseaux sociaux ne relève pas du hasard. Il repose sur les sciences du comportement. Une notification rouge, un like qui arrive juste après la publication, une vidéo en boucle : tout est pensé pour stimuler votre système de récompense cérébral. Comme les machines à sous, ces applications exploitent la gratification intermittente — cette sensation d’excitation à l’idée de recevoir, mais sans savoir quand.
Le scroll infini, inventé par Aza Raskin (qui le regrette aujourd’hui), empêche toute interruption naturelle. Il n’y a plus de fin, donc plus de moment pour décider d’arrêter. Résultat : l’utilisateur reste. Parfois, sans même savoir pourquoi.
Les adolescents en première ligne
Les adultes ne sont pas épargnés, mais les adolescents sont les plus vulnérables. Leur cerveau, encore en construction, est particulièrement sensible aux récompenses sociales et aux stimulations rapides. Le mélange d’approbation instantanée (likes), de comparaison sociale (stories, filtres), et d’accessibilité permanente crée un terrain propice à des effets graves sur la santé mentale.
Plusieurs études internationales ont démontré une corrélation entre l’usage intensif des réseaux sociaux et une dégradation progressive de la santé mentale chez les jeunes, en particulier chez les adolescentes. L’exposition constante à des contenus qui valorisent des corps minces, musclés, parfaitement retouchés, souvent présentés comme des normes de beauté inaccessibles, engendre un profond sentiment d’insuffisance. Beaucoup de jeunes filles comparent leur apparence réelle à ces images filtrées et artificielles, ce qui alimente une forme insidieuse de dépression, d’anxiété, et une obsession de la perfection. Des récits de jeunes patientes en psychiatrie ou en psychothérapie font état d’une détresse liée à l’image corporelle, aggravée par les réseaux, au point de déclencher des troubles du comportement alimentaire ou des comportements d’auto-mutilation.
Par ailleurs, les formats ultracourts qui dominent les plateformes – Reels, TikTok, Shorts – saturent le cerveau d’informations fragmentées, sans suite ni structure. Ce type de consommation rapide entraîne une difficulté croissante à se concentrer sur des tâches longues ou complexes, notamment à l’école. Des chercheurs ont établi un lien entre cette consommation continue de contenus brefs et l’aggravation des symptômes de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité), même chez des adolescents qui n’avaient jusque-là jamais été diagnostiqués.
Un autre phénomène inquiétant, en croissance exponentielle, est celui de la dysmorphie corporelle numérique. L’usage intensif de filtres de beauté, qui affinent les traits, blanchissent la peau, agrandissent les yeux ou redessinent les lèvres, pousse de plus en plus d’utilisateurs à rejeter leur propre reflet non modifié. Certains jeunes refusent de se montrer sans filtre, se sentent « moches » ou « déformés » dans la vraie vie, et demandent même à des chirurgiens de reproduire leur visage tel qu’il apparaît retouché à l’écran. Cette déconnexion entre le moi virtuel et le moi réel alimente un mal-être profond, souvent silencieux.
En 2021, un rapport interne de Meta, maison-mère de Facebook et Instagram, a confirmé ces observations. Le document, révélé au public par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, affirmait sans ambiguïté qu’« Instagram nuit à la santé mentale d’une partie des adolescentes ». L’entreprise était pleinement consciente des effets délétères de son propre système algorithmique, mais elle n’a pas modifié les mécanismes en cause. Les contenus favorisant la comparaison sociale, les standards inatteignables, les likes compulsifs, les boucles d’auto-renforcement négatif sont restés intacts. Parce que ce sont précisément ces éléments qui génèrent le plus d’engagement.
Une dépendance invisible
Ce que l’on appelle addiction n’est pas une exagération. Beaucoup d’adolescents, et de plus en plus d’adultes, développent une véritable dépendance comportementale aux réseaux sociaux. Difficulté à se concentrer, anxiété sans téléphone, perte de sommeil, perte d’estime de soi… Les symptômes sont réels.
Et l’algorithme, en s’adaptant à chaque utilisateur, renforce ses faiblesses au lieu de les soulager. Il montre plus de contenus qui font réagir, même si cela nourrit la peur, la colère, la jalousie ou le doute.
Peut-on en sortir ?
Il ne s’agit pas d’interdire les réseaux sociaux, ni de diaboliser la technologie. Il s’agit de reprendre le contrôle sur nos usages et surtout de remettre en question le modèle économique qui rend ces plateformes nocives.
Quelques pistes émergent pour reprendre le contrôle face à ces systèmes conçus pour capter notre attention. Limiter les notifications est l’un des premiers réflexes simples mais efficaces. Désactiver les alertes non essentielles, ces petites pastilles rouges ou ces sons familiers qui sollicitent notre cerveau à chaque vibration, permet de reprendre la main sur le temps et de réduire la tentation d’ouvrir l’application toutes les cinq minutes. Cela permet aussi de reconstruire des espaces de silence mental, propices à la concentration, à la lecture, au repos.
Fixer un temps d’écran est une autre méthode de régulation individuelle. Plusieurs applications, ou même les paramètres natifs des téléphones, permettent aujourd’hui de comptabiliser le temps passé sur chaque plateforme et de se fixer des limites journalières. L’objectif n’est pas de diaboliser l’usage, mais de le rendre conscient, mesuré, choisi. Car l’addiction numérique se nourrit d’automatismes. Réintroduire une logique de choix, d’équilibre, est déjà un pas important vers la maîtrise.
Former les jeunes à l’hygiène numérique devient un impératif éducatif. Cela signifie non seulement leur apprendre à utiliser les outils de manière responsable, mais aussi à comprendre les mécanismes invisibles qui agissent sur eux. Comment fonctionne un algorithme ? Pourquoi voit-on certaines choses et pas d’autres ? Quel est le modèle économique derrière un like ou une vidéo suggérée ? Développer cet esprit critique face aux technologies, c’est leur donner les clés pour ne pas être de simples cibles dans une industrie de l’attention.
Mais ces solutions individuelles ont leurs limites. Elles ne suffisent pas face à des géants numériques qui investissent des milliards pour rendre leurs systèmes toujours plus captivants. C’est pourquoi de plus en plus de voix appellent à exiger des régulations au niveau des États et des institutions internationales. Il s’agit d’encadrer le design addictif, d’imposer des normes éthiques aux plateformes, d’exiger la transparence algorithmique, et même de réfléchir à des modèles alternatifs où la santé mentale des citoyens ne serait plus sacrifiée au profit du rendement publicitaire. Cette bataille pour une technologie plus humaine est encore jeune, mais elle est déjà vitale.
Mais ces solutions individuelles, bien qu’utiles, sont insuffisantes face à la puissance des plateformes. Il faut une réforme profonde des règles du jeu : tant que la rentabilité dépendra de notre dépendance, l’algorithme restera un prédateur.
Dans une époque où la santé mentale est déjà fragilisée par les crises sociales, écologiques et économiques, nous ne pouvons plus nous permettre de laisser des algorithmes invisibles jouer avec nos cerveaux comme s’ils jouaient avec des chiffres.
Il est temps de les forcer à rendre des comptes.
Daniel Alouidor