25 septembre 2025
Deux minutes suffisent pour réveiller une nation 
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Deux minutes suffisent pour réveiller une nation 

Par Ralf Dieudonné JN MARY 

Parfois, deux minutes suffisent pour réveiller une nation. Deux minutes où la fierté, la mémoire et l’espoir se lèvent ensemble. C’est ce que j’ai découvert, semaine après semaine, grâce à un homme qui ne se contente pas de transmettre un cours, mais qui, par son exemple, éveille les consciences. Cet homme, c’est le professeur Berthony Elucien.

Le professeur Elucien enseigne le cours de Contexte Haïtien au Séminaire de Théologie Évangélique de Port-au-Prince (STEP). Chaque mercredi, à cinq heures précises, il interrompt l’ordinaire du programme pour inviter ses étudiants à un rituel qui transforme la salle en un sanctuaire de citoyenneté. Il se tient devant tous et, d’une voix ferme mais bienveillante, invite les étudiants à se lever : « Levons-nous ». Alors, dans un silence respectueux, ils entonnent ensemble un couplet de notre hymne national.

Ce geste, je l’ai observé, médité et analysé. En deux minutes, le professeur transmet une pédagogie qui dépasse les murs de la salle. Trois leçons s’en dégagent avec éclat. D’abord, il ranime le sentiment d’appartenance à notre nation, ce lien invisible qui fait de nous un peuple uni et non une simple somme d’individus. Ensuite, il rappelle que notre hymne n’est pas une mélodie anodine, mais un symbole sacré, un appel à la dignité, au courage et à la responsabilité. Enfin, il nous enseigne que l’éducation ne vaut que si elle nous pousse à renforcer nos valeurs communautaires et à projeter à l’extérieur une image digne de notre pays.

Et c’est là que le contraste devient frappant. Quelle gravité de constater que nous, descendants de ceux qui, en 1803, ont défié l’ordre mondial avec rien d’autre que leur courage et leur foi, ne savons parfois même pas chanter notre hymne sans le projeter sur un écran. Ces héros, qui n’avaient pas bénéficié des études que nous avons aujourd’hui, ont pourtant uni leurs forces, brisé leurs chaînes et ébranlé un monde qui les croyait invincibles. Et pourtant, nous, leurs descendants, savons lire et écrire, et nous avons parfois besoin de projeter les paroles de notre hymne national, La Dessalinienne, pour pouvoir le chanter correctement. Quelle gravité et quelle ironie : le chant qui porte le nom du Père de notre nation reste encore trop souvent méconnu par ceux mêmes qui devraient le maîtriser et le transmettre à leurs enfants. 

Dans ce contexte, l’action du professeur Berthony Elucien prend toute sa profondeur. Il ne s’agit pas seulement de chanter un couplet. Il s’agit de réapprendre à être citoyens. Car l’école ne doit pas se limiter à produire des diplômés. Elle doit former des étudiants citoyens, des hommes et des femmes capables de vivre ce qu’ils apprennent avec intégrité, pour le bien de la communauté et pour la transformation de la nation.

Mais comment cultive-t-on de tels citoyens ? Cela commence par les gestes les plus simples. Celui qui apprend à respecter une salle de classe, à garder les portes fermées parce que les salles sont climatisées, à garder propre une cour, à prendre soin des sanitaires communs découvre le sens de la responsabilité partagée. Celui qui choisit de jeter ses déchets dans une poubelle plutôt que dans la rue, qui accepte d’attendre son tour dans une file sans bousculade, ou qui prend le temps de réparer un objet qu’il a abîmé devient déjà un citoyen en acte. Chaque geste, aussi humble soit-il, est une promesse silencieuse faite à son pays et une pierre posée pour construire la nation que nous rêvons.

Former des étudiants citoyens, c’est aussi les engager dans des pratiques de solidarité. Participer à une corvée de nettoyage, planter un arbre dans la cour de l’école, offrir quelques heures de tutorat à des plus jeunes : voilà des exercices concrets qui impriment dans le cœur l’importance de la communauté. Ces gestes façonnent le caractère plus sûrement que de longs discours et préparent des citoyens capables de transformer la société.

Nous devons sortir de la logique d’étudier uniquement pour obtenir un emploi. Étudier doit devenir un acte de citoyenneté. Étudier pour changer sa communauté. Étudier pour transformer son pays. Étudier pour léguer aux générations futures un espace plus juste, plus propre, plus humain.

En faisant chanter la patrie au début de chaque cours, le professeur Berthony Elucien ne se contente pas de vibrer des cordes patriotiques : il nous rappelle que l’éducation véritable est une école de vie. Une école qui prépare des bâtisseurs et non des consommateurs.

La reconstruction d’Haïti ne dépendra pas seulement de plans politiques ou économiques, mais de citoyens formés avec intégrité, capables de transformer leurs connaissances en actions. Et si chaque enseignant, chaque responsable, chaque dirigeant choisissait d’inculquer ce réflexe de citoyenneté dans ses pratiques quotidiennes, chanter notre hymne national ne serait plus un simple rituel, mais la célébration d’un pays enfin debout.

Aujourd’hui, je lance un défi à chaque lecteur : prenez le temps d’apprendre par cœur tous les couplets de notre hymne national, même celui qui proclame que mourir est beau pour le drapeau et pour la patrie. Car c’est en comprenant cette vérité que nous pourrons transmettre à nos enfants des valeurs qui les mettront toujours debout pour défendre leur pays, avec courage et dignité.

Deux minutes suffisent pour réveiller une nation. Mais il faut toute une vie pour rester fidèle à son appel.

Ralf Dieudonné JN MARY 

Auteur, conférencier, mentor et enseignant haïtien.

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