Il vous suffit d’un regard. Une notification s’allume. Votre main glisse vers le téléphone. Vous consultez un message, puis une vidéo, puis une autre. Une heure plus tard, vous êtes encore là, happé, absorbé, parfois vidé.
Bienvenue dans l’ère de l’addiction algorithmique, où les réseaux sociaux captent notre attention comme on siphonne une ressource naturelle. Ce n’est pas un bug du système : c’est son cœur.
Depuis une dizaine d’années, les plateformes numériques (TikTok, Instagram, YouTube, Facebook, Snapchat…) ont perfectionné un modèle économique fondé sur un seul objectif : retenir l’utilisateur le plus longtemps possible. Et pour cela, elles mobilisent des armées d’ingénieurs, de psychologues comportementalistes, de designers et surtout… des algorithmes qui apprennent de nos failles pour mieux les exploiter.
La dictature de l’engagement
Dans l’économie de l’attention, chaque seconde passée sur une application représente une opportunité commerciale : une pub vue, un clic mesuré, une donnée collectée. L’algorithme devient alors un maître invisible qui choisit quoi montrer, à quel moment, à quelle fréquence — non pas pour informer, mais pour engager, c’est-à-dire susciter une réaction immédiate.
Cette logique donne naissance à un contenu calibré : les vidéos courtes en boucle (shorts, reels), les formats chocs, les images hyper contrastées, les récits extrêmes. Rien de cela n’est fortuit. Les plateformes testent en temps réel ce qui fait réagir, puis amplifient ce signal. Ce qui provoque colère, peur, rire ou fascination est automatiquement favorisé. L’émotion est le carburant ; l’algorithme est le moteur.
Notifications, likes, et récompenses dopaminergiques
Tout est conçu pour que l’utilisateur ressente sans cesse l’appel du réseau : les notifications rouges, les vibrations fantômes, les likes instantanés, les sons de récompense. Ce sont les mêmes mécanismes que ceux utilisés dans les machines à sous à Las Vegas : intermittence, surprise, gratification variable.
Chaque interaction devient un micro-shot de dopamine, ce neurotransmetteur lié au plaisir et à la dépendance. Et comme pour toute dépendance, le cerveau finit par réclamer sa dose. Une vidéo ne suffit plus. Il en faut dix, cent, mille.
Adolescents : les plus vulnérables
Si l’ensemble de la population est concerné, les adolescents restent les premières victimes de cette emprise algorithmique. Leur cerveau en développement est plus sensible aux récompenses immédiates et aux pressions sociales. Le résultat est alarmant :
- Troubles de l’image corporelle : des filtres irréalistes et des standards de beauté uniformisés provoquent angoisse et mal-être, en particulier chez les filles. Des études relient l’usage intensif d’Instagram à des symptômes dépressifs liés à la comparaison sociale.
- TDAH et troubles de la concentration : les formats courts et ultra-rapides réduisent la capacité à se concentrer dans la durée. L’attention fragmentée devient la norme. Apprendre, lire, penser posément devient un effort colossal.
- Dépression, isolement, anxiété : l’algorithme crée une bulle où les adolescents peuvent se sentir valorisés un instant, puis rejetés le suivant. La peur de manquer quelque chose (FOMO), la pression des likes, les commentaires violents renforcent un climat d’instabilité psychique.
Un rapport interne de Meta, révélé par la lanceuse d’alerte Frances Haugen en 2021, admettait que « Instagram nuit à la santé mentale d’une partie des adolescentes ». L’entreprise savait. Elle n’a rien changé.
La prison sans barreaux
Ce n’est pas un hasard si on parle de scroll infini. Le feed ne s’arrête jamais. Il ne dit jamais « vous avez assez vu ». Il se renouvelle perpétuellement. Il adapte son contenu à nos faiblesses, nos obsessions, nos émotions. L’algorithme ne juge pas. Il répète. Il amplifie. Il enferme.
Vous aimez les vidéos de fitness extrême ? Il vous en proposera d’autres, toujours plus intenses. Vous regardez des contenus anxiogènes sur les catastrophes naturelles ? Vous en verrez encore. Le feed devient un miroir déformant, une spirale algorithmique. Et le pire, c’est que nous pensons encore choisir ce que nous voyons.
Vers une résistance numérique ?
Face à cette aliénation douce, des voix s’élèvent. Des chercheurs, des éducateurs, des parents, des anciens ingénieurs repentis (comme ceux de l’équipe de The Social Dilemma) alertent sur la toxicité du modèle. Des mouvements de « déconnexion », des apps de bien-être numérique, des outils de régulation apparaissent. Mais le combat est inégal.
Tant que le profit sera lié au temps passé, l’algorithme restera un prédateur de notre attention. Tant que nos données et nos émotions vaudront de l’or, la machine continuera à fouiller dans nos failles. Tant que l’enfermement numérique sera rentable, les clefs de la prison resteront du mauvais côté.
Une question politique, pas seulement personnelle
Il ne suffit pas de « mieux utiliser son téléphone ». Il faut poser la question de la régulation démocratique des plateformes. Imposer des limites à la captation de l’attention. Exiger la transparence des algorithmes. Protéger les mineurs comme on protège les consommateurs de produits toxiques. Et rappeler une chose essentielle : la technologie doit être à notre service, pas l’inverse.
Daniel Alouidor