Ils créent. Ils publient. Ils s’expriment. Pourtant, personne ne les voit. Dans la grande foire numérique où chaque voix cherche à se faire entendre, un phénomène silencieux et implacable s’impose : l’invisibilité algorithmique. Sur Instagram, TikTok, YouTube ou Google, ceux que l’algorithme ne met pas en avant deviennent invisibles aux yeux du monde. Et dans un monde régi par la visibilité, ne pas exister dans les résultats, c’est ne pas exister tout court.
Le règne du classement automatisé
Chaque jour, des milliards de contenus sont postés en ligne. Face à cette surcharge, les plateformes utilisent des algorithmes de classement pour déterminer ce que chaque utilisateur verra en priorité. L’idée est simple : montrer ce qui est susceptible d’intéresser, de capter l’attention, de provoquer des clics.
Dans une démocratie, la parole ne devrait pas dépendre d’un algorithme invisible.
D.A.
Sur Google, par exemple, moins de 1 % des internautes vont au-delà de la première page de résultats. Sur Instagram ou TikTok, les contenus poussés par l’algorithme deviennent viraux, pendant que d’autres stagnent à quelques dizaines de vues. La visibilité n’est pas un droit : c’est une faveur accordée par la machine.
Ces algorithmes ne sont pas neutres. Ils s’appuient sur des données de navigation, des profils utilisateurs, mais aussi des tendances, des signaux de performance (likes, partages, commentaires), parfois même sur des partenariats commerciaux. Ce mélange de facteurs, souvent opaque, favorise certains types de contenus : divertissants, esthétiques, mainstream, adaptés aux normes implicites de la plateforme. Et il en pénalise d’autres : ceux qui sont plus complexes, plus critiques, ou simplement moins « marketables ».
Les oubliés du numérique
Dans cette jungle algorithmique, les perdants sont nombreux. Petits créateurs, artistes indépendants, médias alternatifs, chercheurs critiques, activistes marginaux… tous ceux qui ne rentrent pas dans les critères invisibles du bon contenu sont écartés.
« Je publie tous les jours depuis deux ans, mais l’algorithme m’a « shadowbanné » sans explication », raconte Nacera, artiste visuelle engagée contre les violences policières. Son contenu est jugé trop politique, trop sensible. Résultat : ses publications n’apparaissent plus dans les suggestions, ni dans les recherches.
Même constat pour Issa, créateur afrodescendant qui développe une chaîne éducative sur YouTube : « J’ai remarqué que mes vidéos sur l’histoire africaine ou sur le racisme sont beaucoup moins mises en avant que les contenus de divertissement pur. »
Selon une étude de Mozilla (2022), les recommandations de YouTube réduisent la diversité des sources d’information et favorisent les chaînes déjà populaires, au détriment des voix émergentes.
Une censure douce, mais brutale
L’invisibilité algorithmique n’est pas une interdiction directe. Ce n’est pas la censure par décret, mais la mise en silence par omission. On ne vous interdit pas de parler : on empêche simplement les autres de vous entendre.
Et c’est ce qui la rend redoutable. Elle ne scandalise pas. Elle ne mobilise pas. Elle agit dans l’ombre, sans procès, sans défense, sans recours. « J’ai écrit à Instagram dix fois, sans jamais recevoir de réponse », explique Pauline, fondatrice d’une petite marque éthique. « Le jour où mes vues se sont effondrées, j’ai tout perdu. »
Le coût humain de l’algorithme
Dans les économies numériques, la visibilité est devenue une ressource vitale. Pour les artistes, c’est la reconnaissance. Pour les petites entreprises, c’est la survie. Pour les journalistes indépendants, c’est l’influence. Et quand l’algorithme décide de vous ignorer, c’est tout un projet, toute une vie parfois, qui s’effondre sans bruit.
« Je suis passé de 10 000 vues par jour à 200, du jour au lendemain », témoigne Émile, vidéaste indépendant. « Je n’ai jamais compris pourquoi. J’ai perdu 80 % de mes revenus en un mois. » Loin des projecteurs, des milliers de créateurs vivent ce désastre silencieux, sans soutien, sans filet.
Pour une gouvernance de la visibilité
Face à ce pouvoir algorithmique tentaculaire, la régulation peine à suivre. Les plateformes restent largement maîtresses de leurs règles, souvent gardées secrètes. En Europe, le Digital Services Act tente d’imposer plus de transparence, mais les effets sont encore timides.
Il ne s’agit pas de réclamer une visibilité garantie pour tous — cela serait utopique. Mais il est urgent d’exiger plus de transparence sur les mécanismes de classement, plus de recours pour les victimes de déréférencement injuste, et surtout une réflexion collective sur le modèle économique qui fait de la visibilité une marchandise.
Dans une démocratie, la parole ne devrait pas dépendre d’un algorithme invisible. Et dans une société libre, ceux qu’on ne voit pas ont autant le droit d’exister que ceux qu’on applaudit.
Daniel Alouidor