Auteur : Ralf Dieudonné JN MARY
Ingénieur civil diplômé de la Faculté des Sciences de l’Université d’État d’Haïti
� : jeanmaryralf@gmail.com
� : (+509) 34520855
En Haïti, des milliers de personnes exercent un métier sans en être fières. Et si la première révolution passait par la fierté ?
Il y a quelques jours, une dame me confiait avec amertume que son fils, malgré des années d’études universitaires, vivait une situation difficile. Il n’avait pas trouvé d’emploi stable, me disait-elle. Pris d’un souci sincère, je lui ai demandé :
— Que fait-il en attendant ?
Elle m’a répondu, presque en s’excusant :
— Il est professeur.
Et cette réponse m’a serré le cœur.
Être professeur serait-il devenu un simple bouche-trou ? Dans quel monde vivons-nous pour que la noble mission de former des consciences soit perçue comme une parenthèse en attendant “un vrai travail” ?
Nous vivons dans un pays où la valeur du travail s’est effondrée. Pas dans sa fonction, mais dans la perception qu’on en a. Ici, enseigner, nettoyer, conduire une moto, vendre des bananes, c’est “se débrouiller” — jamais “travailler”. Pourtant, ce travail dont nous ne sommes pas fiers nous nourrit. Il nourrit nos enfants. Il paie nos loyers. Il nous permet d’exister. Ces activités sont la vie réelle du pays. Mais nous ne l’appelons pas travail, parce que nous avons appris à ne pas le respecter.
Ce qui nourrit nos enfants, souvent, ne nourrit pas notre fierté. Nous avons appris à nous sentir trop grands pour certains travaux. Trop dignes pour la vente de bananes, trop éduqués pour porter des paniers ou conduire une moto. Mais ce même travail qu’on méprise ici, on l’accepte ailleurs sans rougir. Celui qui cache qu’il vend des saucisses à Carrefour-Feuilles devient soudain “technicien de rue” en République Dominicaine, ou “micro-entrepreneur” en France. Là-bas, on n’a pas honte, parce qu’on veut survivre. Mais ici, on veut paraître.
Et pendant qu’on cherche un “vrai” travail, le faux nous fait vivre.
Pourquoi avons-nous honte de ce qui nous fait vivre ?
Le drame haïtien, ce n’est pas uniquement le chômage. C’est aussi cette honte sourde de nos occupations quotidiennes, cette impression que ce que nous faisons ne mérite pas le nom de “travail”, parce que ce n’est ni dans un bureau climatisé, ni dans une entreprise formelle.
Mais voici la vérité que nous devons nous rappeler avec force :
Nous travaillons quand nous vendons des pains dans la rue. Nous travaillons quand nous lavons les vêtements des autres. Nous travaillons quand nous transportons nos frères à moto ou en tap-tap.
Ce n’est pas le décor qui fait la dignité du travail, c’est l’intention, le service rendu, l’effort fourni.
Le problème, ce n’est pas que nous ne travaillons pas. C’est que notre travail n’est pas organisé, valorisé, revendiqué comme tel. Et cette organisation ne viendra pas seulement des institutions, elle doit commencer par nous :
- Se donner des horaires,
- Se fixer des objectifs,
- Se verser un salaire,
- Et surtout : se donner du respect.
Le respect de soi commence par les mots. La prochaine fois que tu vas vendre tes saucisses, et qu’un voisin curieux te demande :
— Où tu vas ?
Réponds-lui avec assurance :
— Je vais au travail. Je commence à 5h.
Il faut que ça change. Il faut qu’on arrête de dire “m ap debwouye” quand on exerce un métier. Il faut qu’on arrête de baisser les yeux quand on parle de nos occupations. Ce n’est pas une honte de faire du commerce ambulant, d’être ouvrier, d’être ménagère ou mécanicien. La honte, c’est de vivre dans une société qui méprise ceux qui la font vivre.
Là où certains voient la misère, voyons l’opportunité d’une nouvelle dignité. Là où certains voient l’informel, voyons le potentiel. Là où certains voient la honte, affirmons la fierté.
Car voici une vérité simple, mais puissante : nous ne sommes pas tous au chômage — beaucoup d’entre nous ont juste honte de ce qu’ils font comme travail. Il est temps que cela change. Il est temps de dire : Je travaille. Et j’en suis fier.
« Non, tu n’es pas au chômage : tu n’assumes juste pas ton travail »
Ralf Dieudonné JN MARY
Je crois que chaque mot peut réveiller une conscience et que chaque conscience éveillée peut reconstruire une nation. Les Haïtiens doivent retrouver la fierté de leur travail, quel qu’il soit, car c’est cette fierté qui transforme une activité en vocation et un peuple en nation.

