15 octobre 2025
Man Jera n’a plus de larmes
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Man Jera n’a plus de larmes

par Elensky Fragelus

Le soleil tape sur Savane Dèyè-Mòn, une chaleur dure, râpeuse comme la misère.

Une poussière fine couvre les feuilles comme un voile de deuil. Le vent, lui, s’est tu depuis trois jours, et la pluie fait comme si elle avait oublié le chemin.

Assise devant sa case, Man Jera tricote des silences.

Elle ne dit rien. Elle regarde. Elle pense, peut-être. Peut-être pas.

La vieille a perdu son mari depuis vingt-trois ans. Depuis, c’est elle qui laboure. C’est elle qui grimpe le morne. C’est elle qui fait la cuisine, qui élève les chèvres, qui chante bas les complaintes d’autrefois. Et c’est elle qui garde espoir — même si l’espoir a la voix cassée.

Aujourd’hui, elle a mis son foulard bleu, celui qu’elle ne met que dans les grandes douleurs. Elle l’a attaché serré sur ses tempes. C’est pour que les souvenirs ne s’échappent pas.

Son dernier garçon, Bélony, est parti un jeudi. Parti pour « réaliser ses rêves », disait-il. Il a laissé la machette, le cochon, la pluie incertaine, et il a pris l’avion pour Chili.

« Maman, lè m fè lajan, m ap voye pou ou. »

Mais l’argent n’est jamais arrivé. Les lettres non plus.

Depuis deux ans, plus rien. Même le nom Bélony a commencé à se faire rare dans la bouche des gens du village.

— Fòk ou bliye, Man Jera, avait dit le pasteur au dernier service.

Mais Man Jera n’oublie pas. Elle se lève chaque matin en regardant l’horizon, comme si un retour pouvait s’y découper.

Ce jour-là, elle est descendue au marché à pied, avec une bouteille d’huile et un paquet de sel. Elle ne vend rien. Elle demande à voix basse :

— Nou pa tande pale de pitit mwen?

On la regarde avec pitié. On baisse les yeux. On lui offre des morceaux de réponses : « Li dwe byen, » ou pire, « Gen moun ki di yo te wè li… »

Mais rien qui rassure une mère.

En rentrant, elle trouve la cour vide, son coq mort, et la chèvre pendue dans les fils barbelés.

Elle s’assoit. Elle regarde.

Elle ne dit rien.

Et le ciel, toujours sans pluie, la regarde en retour.

Le lendemain, un enfant du voisinage raconte qu’il a entendu une voix pleurer dans le vent, là-haut, près du vieux tamarinier. Une voix qui disait :

— Bélony… pitit mwen… ou menm ki te gen men limen flanm… ou menm ki te di m « pa pè »… kote ou?

Mais personne ne monte voir.

Parce qu’à Savann Dèyè-Mòn, les mères pleurent en silence et seules. Et parfois, les prières prennent racine dans la terre sèche.

Elensky Fragelus

 »Le cocorico des palmistes’

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