Par Robert Lodimus
« Ne sais-tu pas que la source de toutes les misères de l’homme, ce n’est pas la mort, mais la crainte de la mort. »
(Épictète)
« Le bonheur parfait n’est pas de ce monde », disait la vieille chanson. Nous croyons entendre celui que, dans le quartier de notre enfance, nous appelions affectueusement « boss Léon », et qui ne ratait jamais une journée sans se l’offrir. Sa voix tremolo emportait les paroles geignardes, soutenues par une mélodie entraînante, qui voyageaient bien loin avec le vent du Nordé : « Le bonheur parfait n’est pas de ce monde. Chacun a ses peines, chacun a ses douleurs… » Des années plus tard, le regretté Joe Jack en avait composé la version instrumentale. « Boss Léon », probablement décédé, était un modeste mécanicien-réparateur de machine à coudre. Cette activité professionnelle lui assurait son unique gagne-pain. Il nous confiait souvent que la dernière fois qu’il avait travaillé, ce fut sous le gouvernement de Dumarsais Estimé. Le cinquantenaire possédait aussi l’intelligence de fabriquer les pièces qu’il n’arrivait pas à dénicher sur le marché local. Seulement avec un niveau de certificat d’études primaires, l’homme, d’une éloquence étonnante, avait le talent de s’exprimer en français, en anglais et en espagnol.
Avec le temps, en grandissant, nous avons compris que cette ritournelle ne prône pas une vérité universelle. Le bonheur, même imparfait, n’est pas pour les traine-misères. Il se trouve du côté des Elon Musk, des Donald Trump et des autres milliardaires qui s’enrichissent aux dépens des 800 à 900 millions d’enfants dans le monde qui vivent sous le seuil de la pauvreté extrême.
Les années se succèdent et se ressemblent pour les riches des haciendas et les pauvres des favelas… Partout, on fait un constat controversé : l’exubérance et l’indigence se côtoient ironiquement et, malgré les statistiques douteuses, se partagent indécemment le mot « majoration » à l’échelle planétaire. Chaque année, les Jeff Bezos deviennent plus riches. Et les Lazarre, encore plus pauvres. Exactement comme Louis de Funès l’a dit à Yves Montand dans le film de Gérard Oury, La folie des grandeurs : « Il est écrit que les riches doivent être plus riches, et les pauvres, encore plus pauvres. »
Les rapports de la Banque mondiale (BM), Fonds monétaire international (FMI), Banque interaméricaine de développement (BID), Programme alimentaire mondiale (PAM), Programme des nations unies pour le développement (PNUD), United States Agency for International Development (USAID)… et de plusieurs autres organisations internationales font état d’une réduction sensible de la pauvreté dans le monde. Mais, à notre humble avis, il faudrait de préférence considérer la situation par pays, ville, bourg, village, quartier… Les chiffres officiels établissent que 21% des pays en développement pataugent dans la pauvreté extrême. Cette catégorie d’individus habite en Asie du Sud et en Afrique. 76% des démunis de la planète sont d’origine paysanne et résident dans les régions rurales. Ils sont analphabètes à 40%. 800 millions d’entre eux sont privés du système d’eau potable. 1,8 milliards de gens décèdent de maladie diarrhéique. Les 85 individus les plus fortunés administrent des richesses matérielles qui totalisent les avoirs de la moitié de la population mondiale. 3 multinationales exercent un contrôle sur les semences de la terre à une hauteur de 50%. Il s’agit de Syngenta, Monsanto et Dupont-Pioneer.
Ce portrait global de la richesse et de la pauvreté dans le monde ne reflète pas la triste et impensable réalité. D’ailleurs, les données se révèlent même contradictoires, lorsque l’on vérifie le nombre d’Africains, de Latino-Américains, d’Asiatiques… qui s’expatrient dans des conditions risquées pour échapper aux étreintes de la misère chronique. L’année dernière, les chercheurs recensaient plus de 230 millions de migrants sur la planète. Le pourcentage ne cesse d’augmenter.
Nous sommes convaincus qu’il existe plus de gens défavorisés en Haïti et dans certains autres pays qu’il n’y en avait quelques années auparavant. Très souvent, les chiffres avancés sont irrationnels. Ils visent plutôt à atténuer la gravité des problèmes sociaux et économiques mondiaux et à déresponsabiliser les États dominants. Donc, à dérouter les esprits légers. Pourrait-on comptabiliser avec exactitude les immigrants illégaux et clandestins qui crèvent dans les mégapoles de l’Amérique du Nord et de l’Europe?
À la bénédiction de Sem et de Japhet s’oppose sévèrement la malédiction de Cham(1). Les oligarques se prélassent au paradis de Saint-Pierre. Les masses défavorisées fondent comme du beurre au soleil ou du sucre dans l’eau chaude. Le chaudron des inégalités sociales bout à une température surélevée. Si rien n’est fait pour le refroidir, le couvercle finira par sauter. L’humanité entêtée, égocentrique et absurde se désintègrera comme un avion en plein vol frappé par la foudre. Il est toujours bon de le rappeler.
Le temps avance. Mais ne recule pas. Hélas…! Les héritiers indignes de la « Création » se montrent incapables d’agir aujourd’hui avec « Sagesse » pour éviter l’« Apocalypse » de demain.
« Les hommes sont de malheureuses créatures », dit le personnage d’Achille dans Troie, le film de Wolfgang Petersen, sorti en 2004. Et cette observation demeure incontestable à nos yeux.
Les individus ont-ils été créés pour vivre ensemble, en parfaite harmonie, ou pour se dresser tous contre tous, dans une atmosphère de haine et d’hostilité viscérales? Même les animaux de la forêt n’agissent pas comme les « bipèdes » soi-disant « raisonnables ». Les espèces semblables – au moins – cohabitent, évoluent en colonie, se regroupent pour se protéger et se défendre contre les éventuels prédateurs.
À cause de la vénalité excessive des autoproclamés « ayants droit » qui dilapident les biens communs, les fosses anonymes des victimes de la disette se multiplient sur les cinq continents et agrandissent les surfaces des cimetières du Nord et du Sud. Dans une même ville, des familles fouillent dans les poubelles pour trouver des restes de nourriture, alors que d’autres gaspillent du caviar qu’elles ont acheté à plus de 10 000 dollars américains le kilogramme pour organiser des soirées mondaines. Sur une même planète, des enfants parcourent des kilomètres à pied à la recherche de quelques gouttes d’eau insalubre pour survivre de la soif, tandis que des millions de privilégiés se saoulent dans les « chaises longues » déployées aux abords des énormes piscines creusées, débordant d’eau potable et reflétant la couleur bleue du ciel.
Le réveillon du 31 décembre, ce n’est pas vraiment pour les travailleuses et les travailleurs, les ouvriers et les ouvrières, les institutrices et les instituteurs, les employés et les fonctionnaires de dernière classe, les manœuvres, les prostituées da la faim, sans omettre les petites gens du commerce informel qui s’époumonent à l’extérieur des marchés publics ou dans les rues des métropoles crasseuses, bidonvillisées comme Port-au-Prince… Pourtant, malgré la fatigue d’une journée de déprime et de découragement, ils se rendent tous à la messe de minuit pour remercier le « Créateur Suprême » de les avoir gardés en vie durant l’année qui s’achève, mais qui n’entraîne pas avec elle le cortège de ses désillusions, de ses malheurs et de ses déceptions. Et quelle vie! Après tout, le proverbe créole ne dit-il pas très bien : « Pito nou lèd, nou là. » (Il vaut mieux être misérable, mais vivant…) Comme si l’on pouvait être plus « mort que mort ». Pas de logement, pas de nourriture, pas d’eau potable, pas de pouvoir d’achat, pas d’hôpital, pas d’emploi, pas de transport en commun, pas de sécurité sociale, pas d’accès à l’éducation…!
Que faudrait-il ajouter de plus pour continuer de rembrunir la liste des manquements et des privations? Nous croyons entendre William Shakespeare : « Déjà mort, il n’y a plus de mort possible. » L’auteur reconnaît aussi que « Tout esclave a en main le pouvoir de briser sa servitude. »
Dans l’un de nos romans inédits, Le sang de la prophétie, il y a un personnage qui s’appelle Simon. Celui-ci est catégorique :
« Ce sont les bourgeois qui devraient aller souvent à l’église, puisqu’ils possèdent tout ce dont ils ont besoin pour être heureux dans l’univers. Ce n’est pas normal de dire merci quand on n’a rien reçu. Et c’est même absurde. »
Certains, peut-être, répondraient à Simon que « l’existence est déjà un don précieux ». Même si, dans bien des cas, elle dépersonnalise et humilie les « pauvres hères » qui ne l’auraient reçue par la naissance que pour souffrir et mourir, comme on le voit sur les photos publiées dans les revues et les magazines, le regarde dans les reportages et documentaires diffusés à la télévision, l’entend dans les nouvelles qui nous arrivent des quatre coins de la planète et qui sont relayées par des organismes d’aide et de charité bidon qui – selon plusieurs sociologues, journalistes et observateurs – s’en serviraient juste pour extorquer de l’argent aux cœurs sensibles.
L’année 2025 n’a pas été différente des précédentes : guerre, souffrance, misère, exode, catastrophe, manifestation, grève, emprisonnement, assassinat, chômage, viol, pillage, gabegie, suicide, magouille…; mais aussi résilience, résistance, bravoure, conviction, détermination, patriotisme, espoir…
Le monde a vécu au rythme des conflits armés qui ont éclaté partout. Des soldats américains, français, canadiens… qui étaient partis combattre en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Ukraine et ailleurs sont traumatisés jusqu’à présent par « ce qu’ils ont vu » et surtout par « ce qu’ils ont fait ». Abandonnés par leur gouvernement, certains d’entre eux ont succombé sous le poids du remords et de la contrition. Ils se sont enlevés carrément la vie… Ils se sont suicidés dans l’espoir de libérer leur âme des cauchemars de la guerre sale et laide. À vrai dire, la presse internationale n’en parle pas souvent. Et, dans certains cas, pas du tout!
En 2026, Haïti aura-t-elle finalement les moyens d’échapper à la magouille, l’incompétence et l’analphabétisme politiques? « Seuls le savoir et l’honnêteté peuvent gouverner », déclare le philosophe Platon.
La République d’Haïti s’est éveillée le 1er janvier 1804. Le monde a tremblé… Puis le volcan s’est endormi. Cependant, tout indique que les fumerolles demeurent en activité… Les noms du commandant Charlemagne Péralte, du député Raymond Vilaire Cabèche de la 28ème Législature, du soldat Pierre Sully, du guérillero Benoît Batraville… refusent de disparaître sous la terre qui ensevelit leur corps dans les ténèbres de la mort crapuleuse et assassine. 1915-1926 : cent onze ans déjà…! Enfin! Et les « indésirables » sont encore là… Quelle déception pour le regretté Anthony Phelps, le « chantre » meurtri de la dénonciation des misères et des arrogances de l’occupation de 1915 ! Le « caillot de sang » dont a parlé le poète et romancier est toujours « dans la gorge de son pays ».
Que réserve la nouvelle année aux populations marginales du globe? Vont-elles continuer à tourner dans ce film d’horreur qui épouvante les esprits, glace le sang, brise les cœurs et ramollit la conscience?
Néanmoins, il est extrêmement difficile de naître dans les pays du Sud et d’y grandir sans porter en soi les stigmates de la révolte. Sans vouloir être Robin des bois de Sherwood. Ou devenir Zorro, le justicier fictif de Johnston Mc Culley. Et quand on est crûment propulsé dans le monde sauvage où la misère, la dictature, la terreur désossent les « sous-humains » comme du saumon, n’a-t-on pas le devoir d’agir ? C’est pour éviter le verdict culpabilisant de l’histoire que certains choisissent courageusement de devenir héros ou martyr. Car le « demain souhaitable » dont parle Jacquard hante leurs esprits. Transcende leur peur. Et guide leurs actes.
Bonne année, malgré tout!
Robert Lodimus

