L’erreur stratégique de Jean-Jacques Dessalines
A la fin de la guerre d’indépendance d’Haïti, les autorités n’ont pas été en mesure d’établir les fondements d’un État moderne dans le pays. Le manque de compréhension stratégique de Dessalines à l’égard des gens qui l’entouraient, notamment les libres de jadis et leur avidité, a scellé le destin de la jeune nation dès le 17 octobre 1806, deux ans après l’indépendance. On peut également imputer le fait qu’Haïti ne soit pas parvenue à s’intégrer dans le monde moderne à l’influence de la communauté internationale et à l’incompétence de ses élites. Par ailleurs, la mise en place de la démocratie occidentale dans un pays où les institutions sont faibles et peu développées a miné l’autorité déjà faible de l’État. Après deux siècles d’indépendance, Haïti demeure dans un état de délabrement tel que l’on peut s’interroger sur la viabilité de son existence en tant qu’État, l’anarchie étant devenue apparemment la norme en matière de gouvernance. Dans cet article, nous nous efforcerons d’exposer la principale cause de cet échec, qui fût la faute stratégique commise par Jean-Jacques Dessalines.
La société de Saint-Domingue, qui correspond à l’actuelle Haïti, était composée de trois groupes de personnes : les barbares, en d’autres termes, les colons, étaient présent là-bas, s’adonnant à l’exploitation effrénée de toutes les richesses de la colonie, dans le seul but de satisfaire les intérêts de la métropole. On y trouvait les petits blancs sans terre, malchanceux mais libres de naissance, qui n’ont jamais eu à subir les affres de l’esclavage ; et en dernière place, on pouvait observer les masses d’origine africaine qui formaient l’épine dorsale de la colonie, il s’agissait des esclaves. Lors de la lutte pour l’indépendance, Jean-Jacques Dessalines a dû faire équipe avec la deuxième catégorie mentionnée, les petits blancs, car ces derniers entretenaient des rancœurs significatives à l’égard des tyrans qui dominaient entièrement la production de la colonie. C’est de là que découle la célèbre alliance entre les Noirs et les Mulâtres en 1803.
Il clair que, dans cette situation humiliante où se trouvaient les petits blancs, leurs objectifs dans le combat n’étaient pas alignés avec ceux de Dessalines. Faire tomber les barbares, s’approprier les richesses en continuant à asservir les Noirs pour assurer le fonctionnement de l’économie, telle était leur unique ambition. Si les anciens libres possédaient des compétences analytiques et intellectuelles grâce à leurs études en France, ils ne parviendraient pas à atteindre leur but. Dessalines se distinguait comme l’unique personnage doté de capacités stratégiques exceptionnelles lui permettant de renverser le système. Les anciens libres l’ont malheureusement utilisé comme un outil pour concrétiser leur rêve alors qu’il aurait souhaité une union marquée par la sincérité.
Il était évident, Après la déclaration de l’indépendance, que la construction d’un système de gouvernement et d’une économie solides pour la nouvelle nation était incompatible avec la présence de généraux aux intérêts contrastés. Il eût été préférable que Dessalines tienne ces messieurs à l’écart de toutes les sphères du pouvoir en réduisant à néant leur faculté de nuire. Car la révolution ne pourrait être achevée qu’en éliminant les traîtres qui la minent de l’intérieur.
Dans cette perspective, on peut affirmer que Dessalines ne serait pas le premier à se débarrasser des meneurs originels d’une révolution. Léon Trotski, l’une des figures emblématiques de la révolution russe de 1917 aux côtés de Lénine, a été exécuté en exil au Mexique en 1940, sur l’ordre de Staline, qui était autrefois son allié. Grigori Raspoutine, bien qu’il ne fût pas un révolutionnaire au sens classique du terme, détenait néanmoins un pouvoir considérable dans les sphères politiques de la Russie pré-révolutionnaire de 1917. Il a été assassiné peu de temps avant la révolution. Maximilien Robespierre, une figure emblématique de la révolution française de 1789, a été arrêté et condamné à mort en 1794, en même que 21 de ses partisans, soit cinq après la révolution. D’où la fameuse formule : la révolution mange ses propres fils.
Il s’avère indéniable que toute révolution véritable nécessite un nettoyage en profondeur des mentalités, une remise en question des valeurs et des pratiques établies. Dessalines n’est pas parvenu à se séparer des anciens libres, c’est lui qui a été assassiné en 1806, deux années seulement après la révolution. Bien que nous reconnaissions le génie de ce Monsieur, il n’en demeure pas moins que cette erreur stratégique a déterminé le sort funeste de la nation émergente.
Dieff DERICE
Maître en sociologie politique de l’international
dericedieff@gmail.com