L’aménagement du créole en Haïti à l’épreuve du « Cadre d’orientation curriculaire » du ministère de l’Éducation nationale

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Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue

Montréal, le 27 août 2023

Peu de temps après la parution de notre article « Les fondements constitutionnels de la future loi de politique linguistique éducative en Haïti » (Rezonòdwès, 23 août 2023), un haut cadre du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti nous a discrètement acheminé deux « documents ministériels majeurs » —des documents officiels et d’intérêt public–, tout en précisant vouloir garder l’anonymat pour des raisons que chacun peut aisément comprendre. Le premier document a pour titre « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » et pour son élaboration le ministère de l’Éducation a bénéficié du support technique et financier, à hauteur de 8 millions d’Euros, de l’Agence française de développement (AFD) dans le cadre du Projet NECTAR. Sa première mouture date de 2020 et il a été validé en février 2021. Le second s’intitule « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP » / « Aménagement linguistique en préscolaire et fondamental ». Ce document –qui devra ultérieurement faire l’objet d’une évaluation objective–, est daté de mars 2016 et il porte la mention « Travail réalisé par Marky Jean Pierre et Darline Cothière sous la direction de Marie Rodny Laurent Estéus consultante au cabinet du Ministre ». Par souci de rigueur nous avons effectué une recherche documentaire sur le site du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti et nous avons constaté que ces deux documents ne sont pas répertoriés aux rubriques « Banque de documents », « Documents officiels » et « Outils et ressources pédagogiques ». À la rubrique « Circulaires et arrêtés » il est indiqué qu’« Aucun document n’est disponible pour l’instant », tandis qu’à la rubrique « Programmes et curriculum » l’on a accès aux documents « Pwogam konpetans minimal Kreyòl segondè I » (décembre 2019, 29 pages) et « Programme à compétences minimales Français secondaire I » (décembre 2019, 23 pages). Le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » ainsi que le « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP » / « Aménagement linguistique en préscolaire et fondamental » sont des documents distincts du « Référentiel haïtien de compétences pour le français et le créole / Referansyèl ayisyen konpetans pou lang franse ak kreyòl » élaboré par la linguiste-didacticienne Darline Cothière et daté du 15 mai 2018. À l’instar de plusieurs titres réputés être en Haïti des « documents ministériels majeurs », ce « Référentiel » –qui devra lui aussi faire l’objet à l’avenir d’une évaluation objective–, a été téléporté en coma prémédité au grenier des objets perdus du ministère de l’Éducation nationale… Dans le présent article, nous faisons la démonstration qu’il existe un réel blocage de l’École haïtienne résultant d’une contradiction majeure (de vision et de finalités) entre le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » et le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 ». Il ressort de notre analyse attentive que l’État haïtien –trente-six ans après la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987–, est lourdement démissionnaire quant à l’obligation politique et constitutionnelle d’élaborer et de mettre en oeuvre LA politique linguistique éducative nationale. La démission de l’État a de pesantes conséquences sur le plan de la gouvernance du système éducatif haïtien, sur celui de la didactique générale des matières scolaires, sur celui de la didactique du créole langue maternelle comme sur celui du français langue seconde. » 

À l’approche de la rentrée scolaire 2023-2024, au moment où la distribution en Haïti du LIV INIK AN KREYÒL dans un nombre indéterminé d’écoles semble avoir débuté dans une prévisible et relative pagaille, il est utile de s’interroger sur les préconisations du document ministériel intitulé « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 ». Sur le registre de l’aménagement linguistique, il convient donc de poser en amont une question de fond : le « Cadre d’orientation curriculaire » définit-il véritablement LA politique d’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français, dans le système éducatif national pour les trente prochaines années ? Et de manière plus ciblée, ce document énonce-t-il avec cohérence la vision, les principes directeurs et le cadre de l’aménagement du créole langue maternelle en salle de classe ? La réponse à cette question de fond, objet de cet article, nécessite de remettre en lumière la lecture critique de certains documents d’orientation antérieurs du ministère de l’Éducation sous l’angle particulier de l’aménagement du créole dans le système éducatif national. L’examen des prétentions linguistiques du « Cadre d’orientation curriculaire » doit être mené sans perdre de vue le contexte politique et social où le ministère de l’Éducation, à l’image d’un Titanic voguant à vue et sans gouvernail, est coutumier d’accords bidons et cosmétiques, de « circulaires » prétendument réformistes mais sans lendemain et d’initiatives éducatives en trompe-l’œil. Nous en avons fait la démonstration à l’aide de plusieurs articles, notamment dans « PRATIC » : une plateforme numérique pour l’enseignement à distance en Haïti ou un catalogue statique, fossile et non interactif des programmes du ministère de l’Éducation ? » (Le National, 12 mai 2020). Au jour d’aujourd’hui, aucun bilan public émanant du ministère de l’Éducation n’atteste que « PRATIC » n’a pas été autre chose que de la poudre aux yeux, une saga propagandiste principalement destinée, sous couvert d’enseignement à distance par temps de Covid 19, à cultiver les faveurs budgétaires complaisantes de la coopération internationale sur le dos des 3 millions d’élèves qui, dans leur très grande majorité, n’ont accès ni à l’électricité ni à Internet et qui ne disposent ni de téléphones portables ni d’ordinateurs personnels à la maison. Sur un registre apparenté et en ce qui a trait aux examens de créole, c’est à travers une circulaire rendue publique sur Facebook, en date du 23 janvier 2019, que le ministre défaillant de l’Éducation nationale, Pierre Josué Agénor Cadet, a annoncé que « l’épreuve de créole est désormais obligatoire en classe terminale du secondaire rénové ». Selon le ministre, cette décision « pren[ait] effet à partir de cette année académique 2018-2019 ». Nous avons fait l’analyse critique de cette mesure irréaliste, ornementale et non encadrée dans l’article « La circulaire de janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti annonce-t-elle une mesure d’aménagement linguistique ? » (Le National, 1er février 2019). Au chapitre des accords bidons et cosmétiques, il y a eu également celui du 8 juillet 2015 entre le MÉNFP et l’Académie créole, le mort-né « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) » destiné à « faire la promotion du créole dans les écoles » et dont nous avons rendu compte dans l’article « Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale » (Montray kreyòl, 25 juillet 2015). Non seulement cet accord –aveuglément applaudi par plusieurs Ayatollahs du créole–, n’a pas eu de suite connue et mesurable de 2015 à 2023, mais encore l’Académie créole, qui se plaint dans la presse d’être « marginalisée » et sous-financée par l’État et dont l’action est quasi nulle à l’échelle nationale, s’évertue depuis lors à identifier publiquement le ministère de l’Éducation nationale comme étant la principale institution qui s’oppose à la « promotion » du créole dans les écoles. Ni l’Académie créole ni le ministère de l’Éducation, depuis la signature de cet accord cosmétique et bidon en 2015, n’a fourni un quelconque bilan de l’action qu’ils auraient menée en conformité avec les objectifs de cet accord. Et à l’échelle nationale aucune école, publique ou privée, n’a communiqué sur les éventuelles avancées du créole issues de cet accord.

Quel est aujourd’hui le premier document de référence du ministère de l’Éducation nationale en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif et singulièrement en salle de classe ? Le « Cadre d’orientation curriculaire » a-t-il préséance sur l’inaudible « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » dont nous avons rendu compte dans notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018) ? Pour mémoire il y a lieu de rappeler, en lien avec la question de l’aménagement du créole dans le système éducatif national, les principales caractéristiques du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 ». Ce rappel permettra également de voir s’il y a continuité et/ou rupture entre les préconisations linguistiques formulées dans le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » et celles contenues dans le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » daté de 2020. 

La question qu’il faut donc se poser est la suivante : le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », qui entend lui aussi structurer l’enseignement primaire, secondaire, professionnel et universitaire en Haïti sur une période de dix ans, est-il porteur d’une véritable vision de l’aménagement linguistique en salle de classe et dans la totalité du système éducatif national en conformité avec la Constitution de 1987 ? De manière plus structurelle, ce « Plan décennal…» consigne-t-il les balises théoriques et programmatiques de la future politique linguistique éducative d’Haïti en lien avec le « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP » / « Aménagement linguistique en préscolaire et fondamental » de 2016 ?

Pour répondre adéquatement à cette question, il importe d’examiner de très près les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation consignées dans le « Plan décennal…» : (…) « le Plan 2018-2028 se fonde donc sur une double approche systémique, par le fait de toucher tous les segments du système scolaire, et stratégique par le choix des axes prioritaires d’intervention établis pour orienter ses actions. En effet, trois axes d’interventions sont ciblés : l’accès dans l’équité, la qualité dans l’équité et la gouvernance. Pour chacun de ces axes, des programmes spécifiques sont identifiés de manière à toucher les sept segments clés du système éducatif haïtien à savoir : la petite enfance, le préscolaire, le fondamental, le secondaire, la formation technique et professionnelle, l’enseignement supérieur et la recherche, l’éducation non formelle et l’alphabétisation. » (« Plan décennal…» p. 22)

Premier constat : les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale ne formulent pas le projet spécifique de l’aménagement linguistique dans le système éducatif national. Ainsi, au niveau des « Orientations stratégiques » du « Plan décennal…», la question linguistique dans l’enseignement ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier et encore moins d’un traitement spécifique : l’idée de l’aménagement linguistique dans les programmes et en salle de classe est disséminée dans des considérations générales du document… Ce premier constat illustre le fait que le ministère de l’Éducation nationale n’est que peu préoccupé par la dimension linguistique de l’enseignement en Haïti. Il s’est ainsi révélé incapable, dans un document de 96 pages présumément préparé par des spécialistes en éducation, d’analyser et de proposer une vision articulée de la question linguistique haïtienne dans ses rapports étroits avec l’enseignement au pays, tous cycles confondus. Ce lourd déficit de vision est une lacune de premier plan et conforte également les craintes que nous avions déjà formulées dans l’article « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national » (Le National, 19 janvier 2018).

Deuxième constat : les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale ne font nullement référence à la nécessité d’une véritable politique linguistique éducative en Haïti. Il est à ce titre symptomatique de noter que, parmi les documents consultés par les rédacteurs du « Plan décennal…» (p. 87 et suivantes), ne figure pas l’étude commanditée par le ministère de l’Éducation nationale, « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » (éditions Ateliers de Grafopub, 2000, 272 pages). Ce document comprend des recommandations pourtant innovantes qui n’ont jamais été agréées ni mises en application, ce qui illustre bien le constat qu’à leur arrivée au ministère de l’Éducation les ministres s’évertuent chacun à sa manière à « réformer » le système sans prendre en compte le travail effectué par leurs prédécesseurs. Au plan linguistique, voici ce que consigne très chichement, il faut le souligner, les « Orientations stratégiques » du « Plan décennal…» : « En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28). Et « Pour ce qui concerne la qualité dans l’équité », il s’agira entre autres de « Promouvoir un enseignement de qualité de l’anglais et de l’espagnol à tous les niveaux du système éducatif. » (« Plan décennal…» p. 26)

La perspective de la promotion d’« un enseignement de qualité de l’anglais et de l’espagnol à tous les niveaux du système éducatif » (« Plan décennal…» p. 26) est particulièrement révélatrice de la parenté de pensée existant entre l’actuelle direction de l’Éducation nationale et les Ayatollahs du créole : les 4 langues ciblées dans le « Plan décennal…» –ainsi que dans le cahier des charges  ayant guidé en 2023 l’élaboration du LIV INIK AN KREYÒL–, sont placées au même niveau… Nous sommes donc bien en présence d’un choix idéologique/politique délibéré et maquillé en choix didactique consistant à mettre sur un même pied d’égalité le créole, le français, l’anglais et l’espagnol, ce qui n’est nullement autorisé par les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 traitant de nos deux seules langues officielles, le créole et le français. Pareille confusion quant au statut, au rôle et aux fonctions didactiques de ces quatre langues est un trait commun, une posture commune aux « créolistes » fondamentalistes et au ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat. Tel que mentionné auparavant, l’exemple le plus flagrant de cette confusion se trouve dans le document officiel du ministère de l’Éducation nationale intitulé « Cahier des charges pour l’élaboration du livre scolaire unique au premier cycle fondamental » daté de juin 2022. Au chapitre 4.4. de ce document officiel, à la rubrique « Modalités techniques », il est précisé que « Le livre scolaire unique doit 

–se présenter en 2 ou 4 volumes correspondant aux 5 domaines proposés dans le Cadre d’orientation curriculaire (COC) contenant toutes les matières inscrites au programme officiel (créole, français, mathématiques, sciences sociales et expérimentales) et les thèmes transversaux d’éducation à la citoyenneté et au développement durable de gestion de risques et désastres (GRD) et d’éducation sociale et financière (ESF). Les domaines sont ainsi constitués : 

  • domaine des langues et de la communication : créole, français, anglais, espagnol (…) ».

La lourde confusion quant au statut, au rôle et aux fonctions didactiques de ces quatre langues, en plus d’être un trait commun entre les Ayatollahs du créole et le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, elle a déjà, en toute rigueur, de lourdes conséquences sur le plan de la modélisation didactique. D’une part, elle oblige les rédacteurs de livres scolaires à mettre eux aussi les quatre langues sur un même pied d’égalité en contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. D’autre part, elle oblige les didacticiens à « uniformater » la didactique des langues et la didactique des matières scolaires sans élaborer (1) une didactique spécifique du créole langue de scolarisation et, (2) sans élaborer une didactique adaptée du français en situation de créolophonie. La lourde confusion consistant à mettre sur un même pied d’égalité le créole, le français, l’anglais et l’espagnol va à contre-courant des acquis consignés dans les travaux de nombre de linguistes. Sur le registre de la didactique du créole et de la didactique du français, l’on consultera notamment l’ample étude de Renauld Govain et de Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021) ; voir aussi, dans le même livre, l’article de Charles Tardieu, spécialiste de l’éducation et ancien ministre de l’Éducation nationale, « La problématique de l’insertion de la langue créole dans le curriculum haïtien ». La problématique de la didactique spécifique du créole a été auparavant étudiée par le linguiste Renauld Govain dans un article de grande amplitude analytique, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (revue « Contextes et didactiques » 4/2014). La problématique de la didactique du français en créolophonie a été étudiée par le linguiste créoliste Robert Chaudenson dans son livre « Didactique du français en milieux créolophones » – Outils pédagogiques et formation des maîtres » (Éditions L’Harmattan, 2008). L’on consultera aussi la contribution de la linguiste Darline Cothière, « Pour une didactique revisitée du français en milieu post-colonial » parue en décembre 2008 dans le numéro 6 de la revue « Recherches haïtiano-antillaises ». Les travaux du linguiste Pierre Vernet abordent aux aussi la complexe problématique de la didactique du français en contexte créolophone. Il s’agit des articles « Une démarche d’adaptation de la didactique du français aux enfants créolophones » paru dans R. Chaudenson (dir.), « Didactique du français en milieux créolophones – Outils pédagogiques et formation des maîtres (Éditions L’Harmattan, 2008), et de « L’enseignement du français au primaire dans les aires créolophones » (avec L.-J. Calvet, R. Chaudenson, J.-L. Chiss & C. Noyau, paru en 2008 dans les Actes du 12e congrès de la FIPF, Québec). 

En ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif national, le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » consigne la généralité suivante : « Le créole, langue maternelle qui lie tous les Haïtiens, n’occupe pas encore la place qu’il mérite dans le processus d’élaboration et de mise en œuvre des différents instruments servant à orienter et gérer les affaires du pays. On ne le retrouve pas assez dans les stratégies développées pour produire et transmettre des connaissances et développer des savoirs et compétences nécessaires, pour bâtir la cohésion sociale (…) » (« Plan décennal…» p. 7) Toujours en ce qui a trait à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national, le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » consigne également que « Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1ère année fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental. » (« Plan décennal…» p. 26) Ces généralités, même assorties d’une préconisation non encadrée juridiquement –« le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement »–, ne constituent pas un énoncé spécifique de politique linguistique éducative comme nous l’avons démontré dans notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018). 

Il y a lieu de préciser que plusieurs « documents ministériels majeurs » de l’Éducation nationale reprennent en boucle, comme s’il s’agit d’un mantra catéchétique passe-partout, la mention « Dans le prolongement de la Réforme Bernard »… Ce mantra catéchétique passe-partout exhale un rachitique mais persistant populisme démagogique et il travestit en réalité une profonde ignorance des acquis et des lourds échecs de la réforme Bernard : aucun document officiel élaboré par le ministère de l’Éducation nationale n’a, ces trente dernières années, présenté un quelconque bilan de cette première grande tentative de réforme du système éducatif national. Autrement dit, le ministère de l’Éducation nationale n’a jamais procédé à une analyse de fond, sur les plans didactique et pédagogique, des acquis de la réforme Bernard sur lesquels il prétend aventureusement s’appuyer (voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire , Le National, 16 mars 2021).

Le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » définit-il véritablement LA politique linguistique éducative de l’État haïtien ?

Document de 70 pages subdivisé en plusieurs chapitres et sous-chapitres, le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (validé en février 2021) entend constituer la « norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement » de l’École haïtienne » (p.61). Ainsi conçu, il devrait, semble-t-il, avoir préséance sur le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » auquel curieusement il ne fait pas référence. Les auteurs de ce document-cadre assument d’ailleurs que « Ce Cadre d’orientation curriculaire précise (…) un ensemble d’orientations qui, articulées entre elles, constituent le guide stratégique du système éducatif haïtien » (section 1.4.1., p. 17). Les experts en curriculum ainsi que les didacticiens, dans leurs domaines respectifs, devront certainement étudier de près les orientations curriculaires contenues dans ce document qui entend promouvoir à la fois une « norme » et un « guide stratégique ». Ces experts contribueront ainsi, à leur tour, à une commune réflexion sur ces sujets majeurs du domaine de l’éducation.

À l’instar du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », le « Cadre d’orientation curriculaire » –qui n’a pas été également rédigé en créole en conformité avec les obligations de l’État prévues à l’article 40 de la Constitution de 1987–, ne comprend pas un chapitre entier dédié spécifiquement à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national, alors même que ce document, qui entend instituer une « norme » et un « guide stratégique » pour les prochaines décennies, soutient avoir consigné, sans l’élaborer comme nous le verrons plus loin, « La politique linguistique définie par le MÉNFP » (p. 40). En réalité, l’examen attentif de ce « guide stratégique » révèle que les préconisations linguistiques du « Cadre d’orientation curriculaire » figurent de manière dispersée dans plusieurs sous-chapitres, ce qui s’explique aisément par le fait que contrairement à l’affirmation relevée à la page 40 sous l’étiquette « La politique linguistique définie par le MÉNFP », cette présumée « politique linguistique » ne constitue pas l’axe central ou prioritaire dans la vision des concepteurs de ce document. Il est ainsi attesté que les responsables administratifs et politiques du système éducatif haïtien, depuis la réforme Bernard de 1979, ne parviennent toujours pas à formuler une véritable politique linguistique éducative –sans doute par manque de vision, par déficit de leadership politique, par incompétence quant à la compréhension de la complexité de la situation linguistique haïtienne, ou plus prosaïquement parce que l’éducation en Haïti, sous-financée dans les budgets de l’État et sorte de protéiforme « machine à cash », est « gérée » comme un secteur où prédomine l’appétit de la « rente financière d’État », les combines de l’informel à valeur marchande et l’amateurisme grandiloquent de la plupart des ministres de l’Éducation de ces trente dernières années. En fait foi le scandale de la dilapidation des fonds du PSUGO, mis sur pied par les « gran manjè » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au profit des notables, ayants-droits et hommes de main de ce pouvoir. Ce pseudo « Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire », le PSUGO, lancé par les néo-tonton makout Michel Martelly et Laurent Lamothe et reconduit par Nesmy Manigat, l’actuel ministre de l’Éducation, a été unanimement dénoncé par les enseignants, les syndicats d’enseignants et divers secteurs de la société civile (voir l’excellente analyse de Charles Tardieu datée du 30 juin 2016, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », ainsi que l’excellente et très fouillée série d’articles parus en Haïti sur le site AlterPresse, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? » (24 juillet 2014), ainsi que « Le PSUGO, une catastrophe programmée », AlterPresse, 4 août 2016. Toujours à propos du PSUGO, la Fondasyon je klere (FJKL), qui est une institution haïtienne dont la mission consiste à « Promouvoir la défense et la protection des droits humains en Haïti », a elle aussi tiré la sonette d’alarme. Le 14 mars 2022, elle a diffusé un rapport en 46 points intitulé « Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO) : detournement de fonds publics ?
La CSC/CA finira-t-elle par décider dans ce dossier d’une technicité qui tranche avec la routine
 ? » Dans ce rapport, la FJKL estime que « Le dossier du PSUGO est l’un des dossiers sur lesquels la population souhaite qu’une décision de justice soit prise, précisément sur la gestion de ces fonds. La CSCCA [Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif] doit se prononcer, dans le meilleur délai possible, pour qu’un début d’éclaircissement y soit apporté, prenant ainsi en compte les attentes légitimes de tout le pays et de la diaspora haïtienne fortement concernée dans ces prélèvements pour le compte du PSUGO. » À l’exception notable de l’un des Ayatollahs du créole vivant aux États-Unis –lié au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et promoteur compulsif de la « lexicographie borlette »–, aucun linguiste haïtien, de 2011 à 2023, n’a publiquement soutenu l’ample arnaque kleptocratique qu’est le PSUGO reconduit en novembre 2021 par le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat à l’occasion de son retour aux « affaires »…   

Quels sont les résultats mesurables du PSUGO et à combien s’élève le coût total de ses activités ? De 2011 à 2023, le ministère de l’Éducation nationale n’a publié aucun bilan qualitatif et quantitatif de l’ensemble des activités du PSUGO. De manière liée, une recherche documentaire multifacettes n’a pas permis d’obtenir des données chiffrées sur les coûts totaux du PSUGO depuis ses débuts : la gestion financière de ce programme demeure totalement opaque et elle n’a fait l’objet d’aucune évaluation au Parlement haïtien lorsqu’il était encore fonctionnel. Pour sa part, la Bibliothèque numérique de l’UNESCO, l’UNESDOC, précise –sans analyse critique, on l’aura noté–, que « Initié en octobre 2011 dans le cadre d’un projet officiel de 5 ans, le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) prend ainsi en charge les frais aux deux premiers cycles du fondamental (primaire) dans 9 000 écoles non publiques et 2 500 écoles publiques, afin de garantir l’accès à l’éducation à environ 1,5 million d’enfants de 6 à 12 ans en 2016. Son principal objectif est de surmonter les obstacles structurels et de promouvoir l’instruction des enfants défavorisés vivant en situation de précarité. » Pour l’exercice 2014 – 2015, cette référence documentaire fait état d’un montant de 235 543 302 Gourdes (3 623 743 $ USD) attribué à 840 écoles et totalisant 96 931 élèves répartis principalement dans les communes de Cabaret, Carrefour et Port-au-Prince (Source : UNESDOC / Bibliothèque numérique de l’UNESCO, Institut international de l’UNESCO pour la planification de l’éducation – « Les Synthèses de l’IIPE / Améliorer le financement de l’éducation : utilisation et utilité des subventions aux écoles »).

Recyclant sans bilan analytique avéré l’orientation connue de la réforme Bernard de 1979 relative au créole langue de scolarisation dans l’École haïtienne –orientation amplement totémisée et qui est également véhiculée dans d’autres documents du ministère de l’Éducation nationale depuis lors–, le « Cadre d’orientation curriculaire » consigne des préconisations linguistiques qu’il convient d’analyser de manière objective.

Les véritables finalités du « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien/Haïti 2054 » : entre populisme créolophile, fascination maquillée pour le français et valse des contradictions ministérielles

Sous le label « Le choix d’un bilinguisme équilibré et ouvert », le « Cadre d’orientation curriculaire » pose que « L’école haïtienne doit permettre à chaque élève de maîtriser les deux langues nationales : le créole et le français. Il doit pouvoir utiliser l’une et l’autre en s’adaptant à toutes les situations de communication de sa vie. C’est aussi à travers ces deux langues qu’il construira une culture riche du patrimoine de son pays et ouverte au monde. Le créole et le français doivent donc être enseignés, tout au long de la scolarité, jusqu’à la fin du secondaire » (p. 16). La notion fourre-tout de « bilinguisme équilibré » n’a jamais été élaborée dans un document officiel du ministère de l’Éducation nationale, mais elle est reprise en boucle dans divers textes ministériels alors même qu’aucune étude conduite par des linguistes et des didacticiens n’a pu jusqu’à aujourd’hui lui accorder la moindre crédibilité scientifique.

Le « Cadre d’orientation curriculaire » consigne également que « (…) l’une et l’autre langues sont, tour à tour, langues d’enseignement. L’enfant est accueilli à l’école dans la langue parlée dans sa famille, le créole, et c’est dans cette langue qu’il découvre le monde et accomplit ses premiers apprentissages. Puis, en s’appuyant sur les compétences développées en créole, il doit s’approprier le français pour en faire progressivement une langue d’apprentissage scolaire, à partir de la 3e année. Le passage harmonieux d’une langue d’enseignement à l’autre est déterminant pour la réussite de son parcours. L’ambition de l’école haïtienne est d’amener, d’une manière équilibrée, chacun à parler, comprendre, lire et écrire, avec une égale aisance dans l’une et l’autre langue » (p. 16).

De telles préconisations sont encore formulées au sous-chapitre « 2.2.2. Enseignement fondamental » dans lequel il s’agit de « Communiquer avec aisance dans toutes les situations du quotidien et de ses activités d’élève », à savoir qu’« Il (elle) dispose d’une compétence linguistique en créole et en français qui lui permet de communiquer avec aisance, à l’oral comme à l’écrit, en assumant un bilinguisme équilibré : dans l’une et l’autre langue, il comprend les propos de tous ses interlocuteurs et s’exprime de façon claire et bien structurée, y compris sur des sujets complexes, sans hésitation ni confusion. Il rédige sans difficulté, pour raconter, décrire, expliquer et argumenter » (p. 26).

La sous-section 2.3.2. « Des programmes organisés par domaines et par disciplines » réitère les préconisations précédentes, à savoir « Les langues et la communication » en posant que « La politique linguistique définie par le MENFP a conduit à quatre orientations essentielles » :

  1. « – L’enfant est accueilli à l’école dans sa langue maternelle, le créole et c’est dans cette langue qu’il accomplit les apprentissages de base et, en particulier, celui de la lecture et de l’écriture.
  2. « – En un second temps, à partir de la 3e année du fondamental, la langue française devient progressivement la langue d’enseignement au cours du second cycle.
  3. « – Les deux langues officielles du pays, le français et le créole, sont enseignées tout au long des études, à l’école fondamentales comme au secondaire.
  4. « – A partir du 3e cycle, l’élève commence l’apprentissage des deux autres grandes langues de la région caraïbe : l’anglais et l’espagnol. S’ajoutera, si possible, l’acquisition d’une autre langue dans le secondaire et une ouverture à la littérature mondiale » (p. 39 – 40).

Par ailleurs le « Cadre d’orientation curriculaire » formule comme suit, pour le créole et le français, les préconisations suivantes :

« Le créole »

« Il est l’unique langue d’enseignement dans le préscolaire. Il doit y avoir une cohérence et une continuité entre la langue de la famille et la langue de l’école où seront conduits les premiers apprentissages. C’est par le créole que l’enfant est entré dans le langage et c’est en utilisant cette langue qu’il construit ses premières connaissances et la découverte de son environnement.

« Au cours des deux premières années du fondamental, le créole est la langue d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. C’est dans cette langue qu’il va développer des compétences qui pourront ensuite être transférées au français, puis à d’autres langues.

« Le créole reste langue d’enseignement en troisième et quatrième années, mais doit s’amorcer la « transition linguistique » vers le français. Ce passage déterminant doit être géré avec beaucoup d’attention et de souplesse.
L’enseignement du créole est poursuivi, en continuité, jusqu’à la fin du secondaire, avec en particulier, la pratique de la littérature créole. Cet enseignement joue un rôle essentiel dans la transmission de la culture, de l’histoire et des traditions haïtiennes » (p. 41).

« Le français »

« Le français est introduit comme langue enseignée en 1ère et 2e années du fondamental en privilégiant systématiquement la pratique intensive de l’oral. Il devient deuxième langue d’enseignement dans certains domaines dès la 3e année. Il s’agit d’amorcer par étapes la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passeront par la langue française, en 5e année » (p. 42).

Au creux des différentes préconisations linguistiques disséminées ça et là dans le « Cadre d’orientation curriculaire », la mention explicite des « étapes » de « la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passeront par la langue française, en 5e année » (p. 42) est au cœur de la vision de l’aménagement de nos deux langues officielles portée par le ministère de l’Éducation nationale. L’usage du créole est certes revendiqué en boucle, la langue créole se voit parée de toutes les vertus d’excellence de l’apprentissage scolaire –même si dans leur grande majorité les enseignants n’ont pas été formés en didactique créole–, mais dès la 5e année « la totalité des apprentissages passeront par la langue française »… Nous sommes ici en présence d’un lourd défaut de vision et d’une ample arnaque curriculaire qui consistent, au départ, à promouvoir sur toutes tribunes le créole au titre d’unique langue d’apprentissage scolaire pour aboutir, à l’arrivée, à l’obligation dès la 5e année de l’usage du français langue unique de scolarisation : dès la 5e année « la totalité des apprentissages passeront par la langue française ». L’arnaque curriculaire et le défaut de vision se sont récemment traduits par la décision ministérielle, illégale et inconstitutionnelle, de ne subventionner que les manuels scolaires rédigés uniquement en créole –la langue française devenant, selon cette décision ministérielle, une langue privée d’outils didactiques subventionnés alors même que dès la 5e année le français doit accéder au statut d’unique langue de scolarisation : dès la 5e année « la totalité des apprentissages passeront par la langue française ». L’obscure directive ministérielle parachutée par le ministre de facto Nesmy Manigat et consistant à ne subventionner que les manuels scolaires rédigés uniquement en créole a ainsi surpris l’ensemble des intervenants du secteur de l’éducation (voir notre article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Potomitan, 8 mars 2022). En effet, « Le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp) annonce la fin du financement des matériels didactiques en langue française, pour les quatre premières années du cycle fondamental (…) Ce financement sera dirigé vers les matériels didactiques en créole, pour les quatre premières années du fondamental (…). » Et « À partir de l’année académique 2022-2023, l’État haïtien ne financera pas, ni ne supportera aucun matériel didactique [en] langue française qui doit servir dans l’apprentissage des élèves des quatre premières années du fondamental » (voir l’article « Suspension du financement des matériels didactiques en langue française pour les 4 premières années du cycle fondamental en Haïti », AlterPresse, 22 février 2022). 

De février 2022 à août 2023, aucun document accessible sur le site du ministère de l’Éducation nationale ne renseigne sur le nombre total d’ouvrages scolaires rédigés uniquement en créole et qui sont aujourd’hui en usage dans l’École haïtienne. Le nombre total et les qualités didactiques des ouvrages ciblés par la décision ministérielle de ne subventionner que les ouvrages scolaires rédigés uniquement en créole ne sont pas non plus connus. La mal-gouvernance du système éducatif national, géré au coup par coup populiste à l’aune du « showbiz médiatique » est ainsi en lien étroit avec le défaut de vision linguistique au plus haut niveau de l’État et ils sont flagrants sur le registre de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, dans le système éducatif national. Le créole est promu sur toutes les tribunes au titre d’unique langue d’apprentissage scolaire, seuls les ouvrages rédigés en créole sont désormais subventionnés par l’État alors même que le « Cadre d’orientation curriculaire » a pour finalité, dès la 5e année, d’instituer le français comme unique langue de scolarisation : « la totalité des apprentissages passeront par la langue française ».

Le « Cadre d’orientation curriculaire » qui prétend définir « la norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement » de l’École haïtienne (p.61) afin d’en faire « le guide stratégique du système éducatif haïtien » (section 1.4.1., p. 17) pour les prochaines décennies est donc le lieu où s’exposent le populisme créolophile, la fascination maquillée pour le français et la valse des contradictions ministérielles. 

Il existe une contradiction majeure (de vision et de finalités) entre le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » et le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 ». Celui-ci, en effet, consigne que « Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 26). Selon cette formulation « stratégique », le créole accède au statut de « langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien », tandis que selon le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » le ministère de l’Éducation nationale expose et confirme qu’« Il s’agit d’amorcer par étapes la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passeront par la langue française, en 5e année » (p. 42). Nous sommes donc en présence, dans deux documents officiels du ministère de l’Éducation nationale, d’une contradiction majeure attestant l’existence de deux visions différentes et contradictoires de l’aménagement de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne. L’existence de ces deux visions contradictoires confirme que d’un document à l’autre l’État haïtien n’a toujours pas élaboré LA politique linguistique éducative devant encadrer et guider de manière harmonieuse l’ensemble de ses interventions dans le secteur de l’éducation.

Au creux de l’examen objectif du « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 », nous avons démontré qu’il ne constitue pas, sur le registre de l’aménagement linguistique, une politique linguistique éducative d’État et qu’il ne saurait constituer la « norme » et le « guide stratégique du système éducatif haïtien » pour au moins six raisons principales liées entre elles : 

  1. Tout en n’étant pas formellement et exclusivement un énoncé de politique linguistique éducative d’État établissant de manière exhaustive le statut et le rôle de nos deux langues officielles dans le système éducatif national, le document promeut une vague vision du « bilinguisme équilibré » (p. 16) alors même que cette notion est fort contestable. De manière plus essentielle, il n’énonce pas explicitement et de façon exhaustive en quoi consiste véritablement la politique linguistique éducative de l’État haïtien. Ainsi, ce texte comporte plusieurs contradictions illustrant plusieurs confusions conceptuelles entre autres au sujet du « bilinguisme équilibré » –concept indéfini et qui s’avère contestable à plusieurs égards–, lorsqu’il consigne qu’« Il s’agit d’amorcer par étapes la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passe[ra] par la langue française, en 5e année » (p. 42). (La notion de « bilinguisme équilibré » est contestée par plusieurs linguistes, parmi lesquels Fortenel Thélusma qui, dans son article du 25 octobre 2017, « L’aménagement du créole et du français en Haïti doit-il inclure l’université ? », argumente plutôt pour un « bilinguisme fonctionnel ». En conformité avec notre vision de l’aménagement linguistique en Haïti, nous avons pour notre part fait le plaidoyer pour le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » qui ouvre des perspectives mieux articulées et surtout conformes à la Constitution de 1987 (voir notre article « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020) ; voir aussi notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme
    de l’équité des droits linguistiques en Haïti 
    », Potomitan, 6 novembre 2019). Le « Cadre d’orientation curriculaire » confirme aventureusement que la totalité des apprentissages, dès la 5e année, ne passera plus par la langue créole à égalité statutaire avec le français. Cela confirme la régression du statut et du rôle du créole dans l’apprentissage des matières scolaires, le créole étant alors relégué au simple positionnement d’une étape transitoire vers le français puisque « la totalité des apprentissages passer[ra] par la langue française ». À cet égard, il ne faut pas perdre de vue que le site officiel du ministère de l’Éducation nationale ne fournit toujours pas de données d’enquêtes permettant de savoir de manière exhaustive (1) le nombre d’écoles publiques et privées qui enseignent le créole et en créole et à quel niveau ; (2) la typologie précise des ouvrages didactiques rédigés en créole et qui sont utilisés dans les écoles haïtiennes, alors même que ces dernières années les éditeurs de manuels scolaires en créole ont fait de remarquables efforts, sur ce créneau, pour répondre aux besoins de l’École haïtienne. 
  2. Privé d’une analyse sociolinguistique qui lui fait lourdement défaut, le document n’établit pas les raisons historiques justifiant l’élaboration de la politique linguistique éducative, ses fondements constitutionnels ainsi que l’essentielle dimension « droits linguistiques » de l’entreprise. Aucun des documents cités en référence (voir l’Annexe 5 – Textes officiels, p. 70) ne fait le lien avec une quelconque analyse sociolinguistique de la configuration des langues en Haïti ou avec des données démolinguistiques éclairant les choix édictés.
  3. Le document ne prévoit pas le cadre juridique, constitutionnel et règlementaire nécessaire à l’établissement de la politique linguistique éducative de l’État haïtien. Sous cet angle, il n’est pas fortuit que le lien ne soit pas fait de manière articulée avec la Constitution de 1987 (voir l’Annexe 5 – Textes officiels, p. 70).
  4. Le document n’énonce pas les principes directeurs d’une didactisation du créole assortis de l’obligation, juridiquement et règlementairement encadrée, de la formation des enseignants du créole. Dans l’ensemble et toujours sur le plan linguistique, le document ne porte pas l’idée phare, pour l’enseignement du créole et en créole, d’un programme national de formation des maîtres axé principalement sur la didactisation du créole et devant mettre à contribution les ressources des institutions nationales, notamment celles de l’École normale supérieure et celles de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. De surcroît, vouloir établir la « norme » et le « guide stratégique du système éducatif haïtien » en dehors d’une didactisation du créole s’avère aventureux, irréaliste et certainement contre-productif (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
  5. Le document ne consigne pas les principes directeurs devant encadrer, au plan linguistique, la conception, la production, le contrôle ainsi que la standardisation/normalisation du matériel didactique de qualité en créole. La production/diffusion de matériel didactique de qualité en créole est l’une des conditions à respecter pour parvenir à une école de qualité au pays (voir notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, citoyenne et rassembleuse », AlterPresse, Port-au-Prince, 25 juillet 2023).
  1. Le document ne situe pas ses préconisations linguistiques dans le cadre de la mise en œuvre des droits linguistiques des locuteurs haïtiens. Et s’il expose en ces termes la mission du système éducatif haïtien, « Les finalités : quel citoyen ? Pour quelle société ? » à la sous-section 1.2, à savoir que « La première finalité du système éducatif est de former le citoyen haïtien » (p. 9), il ne se réfère à aucun moment à l’impératif des droits linguistiques au titre d’un droit citoyen essentiel au cœur même de l’établissement d’un État de droit au pays.

Il est utile de rappeler, comme nous l’avons précédemment mentionné, les lourdes contradictions constatées entre le « Cadre d’orientation curriculaire » et la saga du LIV INIK AN KREYÒL. Le « Cahier des charges pour l’élaboration du livre scolaire unique au premier cycle fondamental », daté de juin 2022, oblige les rédacteurs de livres scolaires à mettre les quatre langues identifiées dans le curriculum de l’École haïtienne (le français, le créole, l’anglais et l’espagnol) sur un même pied d’égalité –en contravention ouverte avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987–, tandis que le « Cadre d’orientation curriculaire » entend instituer le français comme unique langue de scolarisation dès la 5e année : « la totalité des apprentissages passeront par la langue française ». D’autre part, le « Cahier des charges pour l’élaboration du livre scolaire unique au premier cycle fondamental », oblige les didacticiens et les rédacteurs de manuels scolaires à « uniformater » la didactique des langues et la didactique des matières scolaires sans qu’il soit nécessaire, à l’échelle nationale, d’élaborer (1) une didactique spécifique du créole langue de scolarisation et, (2) une didactique adaptée du français en situation de créolophonie. 

Alors même que le « Cadre d’orientation curriculaire » affiche la prétention, explicitement formulée, de promouvoir à la fois une « norme » et de constituer le « guide stratégique » de l’École haïtienne à l’horizon 2054, il demeure à l’analyse que toutes les conditions sont remplies pour que le système éducatif national continue de fonctionner comme un système à plusieurs vitesses et qu’il est encore invariablement porteur d’exclusion sociale et éducationnelle.  

Au terme de notre analyse, il est nécessaire de rappeler combien le dispositif conceptuel du cadre curriculaire doit consigner une démarche rassembleuse selon laquelle « Le curriculum consiste à définir des finalités éducatives, à établir des besoins des apprenants, à déterminer des objectifs, des contenus, des démarches, des moyens d’enseignement et des formes d’évaluation […] Son analyse ne doit donc pas se limiter aux paramètres didactiques, mais doit être historique, sociale et éducative » (Jean-Pierre Cuq (dir.), « Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et langue seconde », Paris, ASDIFLE-CLE International, 2003). Le « Cadre d’orientation curriculaire », alors même qu’il recycle presqu’à l’identique plusieurs orientations de la réforme Bernard de 1979 et du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », il ne constitue pas, en raison de ses lacunes, de ses déficiences et de ses contradictions, que nous venons d’identifier, une véritable politique linguistique éducative en Haïti (voir aussi nos articles « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017, ainsi que « La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national », Le National, 20 septembre 2018). Il ne suffit pas d’inscrire dans un document ministériel la mention « politique linguistique définie par le MÉNFP » (p. 40) pour qu’une telle politique existe de fait et qu’elle soit élaborée, explicitée, justifiée et établie sur des bases solides à la croisée de la sociolinguistique, de la didactique et de la théorie de l’aménagement linguistique. Dans une vision citoyenne rassembleuse, il est nécessaire d’associer la société civile, le secteur des droits humains et les enseignants à tout processus transparent d’élaboration de la politique linguistique éducative en Haïti. Pour y parvenir, il faudrait que l’État haïtien fasse enfin preuve d’une claire volonté politique et de leadership au plan linguistique, là où jusqu’ici il s’est montré défaillant et erratique. Faut-il encore rappeler que l’éducation en Haïti est une obligation d’État consignée à l’article 32 de la Constitution de 1987 ?

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