« Envoyer une force internationale aujourd’hui en Haïti reviendrait à conforter le Premier ministre, estime Frédéric Thomas.
« À force de ne rien faire, on a laissé ce monstre de la criminalité organisée se développer, regrette Vélina Charlier. Haïti est devenu une plaque tournante pour le commerce de drogue, d’armes et d’êtres humains dans les Amériques. En l’espace de quelques années, mon pays a tellement changé que je ne le reconnais plus. Personne n’a intérêt à ce que cela s’aggrave. Nous ne sommes qu’à 1h30 de Miami… »

Scènes de guerre, viols, kidnappings, ONG habituées aux terrains les plus dangereux qui jettent l’éponge… Il semble qu’il n’y ait plus de mots assez forts pour raconter l’horreur que vivent les Haïtiens. Alors que l’opinion internationale et les gouvernements occidentaux sont prompts à s’émouvoir – et à raison – des calvaires des Ukrainiens ou des Iraniens, ils n’ont pas un regard pour Haïti. Même BHL n’y est pas allé se mettre en scène devant des caméras. C’est dire…
Vous connaissez le comble de la misère ? C’est quand votre détresse est indifférente au reste du monde. C’est la situation que connaît Haïti. Depuis des années, alors que l’île semble à chaque fois avoir touché le fond, l’ancienne Perle des Antilles, comme on la surnommait il y a encore quelques décennies, tombe un peu plus bas chaque semaine. Dans l’indifférence générale et l’embarras de la communauté internationale, où chacun tente de refiler aux autres la patate chaude.
« On est face à un mélange de lassitude de la part des principaux pays grand donateurs – États-Unis, Canada, France et quelques États d’Amérique latine – et de sentiment d’une spirale qu’on n’arrive plus à arrêter », regrette Didier Le Bret, ancien ambassadeur de France en Haïti. « Ce qui fait que personne n’a envie de mettre le doigt dans l’engrenage. »
Il y a six mois pourtant, à l’automne 2022, une partie des Haïtiens avait repris espoir. Leur calvaire semblait enfin intéresser en haut lieu : sur demande officielle de leur Premier ministre, Ariel Henry, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, appelait à envoyer des forces armées internationales pour mettre fin au « cauchemar des Haïtiens ». Même si la rue haïtienne ne voyait pas forcément d’un bon œil l’arrivée de troupes étrangères, les grandes puissances prenaient enfin le temps de discuter de la crise haïtienne. « Je crois qu’ils ont eu peur de reproduire ce qu’il s’est passé avec le Rwanda. Que des massacres se déroulent aux yeux du monde, dans le silence absolu, avance Vélina Charlier, militante anticorruption à Port-au- Prince, membre de l’association Nou Pap Dòmi (en français, « nous veillons »). Là, au moins, ils auront sonné l’alerte. Mais il y a tellement de fronts actuellement, en Ukraine ou ailleurs, que nous ne sommes pas leur priorité. »
Corruption généralisée, indifférence générale
Sans excuser une telle indifférence générale, il faut dire que la situation est plus que complexe. « Envoyer une force internationale aujourd’hui en Haïti reviendrait à conforter le Premier ministre, estime Frédéric Thomas. Or il n’est absolument pas légitime. Il a été nommé deux jours avant l’assassinat de l’ex-président Jovenel Moïse et s’est octroyé la place de chef d’État par intérim. Mais il appartient à cette partie de la classe politique suspectée de frayer avec les gangs. »
« La corruption est généralisée, ajoute Caroline Roose. Nous envoyons des fonds d’urgence pour soutenir le pays. Mais où vont-ils vraiment ? Des rapports de la Cour des comptes haïtienne ont montré que des milliards de dollars en provenance du Venezuela à l’époque avaient été détournés. Il n’y a aucune transparence. » « Actuellement, il n’y a plus de président, plus de députés, plus de sénateurs, plus de justice qui fonctionne, résume Gilles Rivard. La seule institution qui a un tant soit peu de légitimité, aussi décrié soit-elle, est celle du Premier ministre, Ariel Henry. Or l’opposition et la société civile refusent de travailler avec lui… C’est l’impasse. De notre côté, nous avons financé l’Académie de police, leurs uniformes, leur formation… Mais ce n’est pas aux gouvernements étrangers de décider de l’avenir politique du pays. »
caricature de couverture: Castro Desroches