Le rabòday haïtien, entre représentation et désacralisation du fait religieux : débat autour de cette perméabilité

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« Loin de tout processus d’émulation ou d’élan de prosélytisme des thèmes religieux abordés dans le sujet, il est mis en œuvre au contraire une tentative de désacralisation du religieux »…

Dimanche 2 avril 2023 ((rezonodwes.com))–

Cette interpénétration du protestantisme (religion) et de la modernité déjà remarquée, débattue et étudiée  par de nombreux penseurs, philosophes, sociologues occidentaux permet de mieux cerner, de situer et de comprendre les rapports entretenus entre la rythmique du rabòday et le fait religieux dans la dualité de ses composantes ( catholicisme et protestantisme), héritage de la réforme du XVIème siècle. Ce lieu de rapports entre le rythme local ( rabòday) et la religion chrétienne notamment, tel demeure ici l’objet de notre analyse.

Patrick Cabanel, dans son essai  » Confessions chrétiennes et culture moderne¹ », a évoqué la problématique du clash, du  » shock », de la rencontre abrupte, à la limite conflictuelle, de la religion à la modernité. Le défi dialogal, l’étendue même des controverses, souligne le penseur, a été moins intense dans le protestantisme que dans le catholicisme. Cabanel soutient en preuve de cette flexibilité  :  la tendance à laquelle la religion reformée ( protestante), parvient, non seulement, à se diluer dans la modernité, est dû au processus de sécularisation, l’une des conséquences de la pensée des Lumières (France, Angleterre, Allemagne), mais également, dans  » l’absence de toute autorité dogmatique ( sorte de gourou), [comme c’est le cas dans le catholicisme] ce qui ouvre la voie à plus d’expérience »². Ainsi les Lumières développent-elles une « critique rationnelle de la religion et [prônent] la privatisation du croire³ ». Notons que Pierre Bayle, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Schleiermacher, Max Weber, ont pensé tous à partir du protestantisme et plus tard, ont tenté de penser la religion dans ses rapports à la modernité, à l’ économie, à la sociologie. Ailleurs, d’autres courants protestants ont aussi acté une ouverture vers le socialisme, le nationalisme, la laïcité et la franc-maçonnerie.

Modernité et religion

Néanmoins « cette tendance à la porosité ou à l’absorption du culte reformé à l’égard de la modernité⁴ », n’a pas été opérée sans résistance,  est, par ailleurs, remarquée dans les judaïsmes français et allemand. Or ce dialogue paraît presque totalement inconnu dans la foi catholique. Un fait demeure :  la présence d’une autorité dogmatique centrale ( dans la foi romaine) a constitué le/ un frein à toute excursion approfondie dans la culture moderne.

Cette mise en lumière s’avère prépondérante à toute tentative de compréhension des rapports entretenus dans la représentation du   fait religieux et de sa désacralisation dans le rabòday haïtien. L’interpénétration de la culture moderne et du protestantisme présentée ci-dessus permet de mieux situer ce rapport, mais aussi d’offrir d’autres pistes, d’ouvrir des brèches conduisant vers l’intelligibilité du processus de désacralisation. La perméabilité du culte reformé à l’égard de la modernité ne culminera pas moins à la laïcité, à la démarche de confiner le fait religieux à la vie privée.

Cet éclairage se situe autour des relations entre le rabòday et le fait religieux sous cet angle : en premier lieu,  la désacralisation, l’éviction du fait religieux du domaine public, en second lieu, la méfiance entretenue par rapport à la religion.

Le rabòday haïtien :  Que dire ?

Le rabòday constitue l’une des divers rythmes qu’ épouse la musique haïtienne contemporaine. Dans « Djettes au temps du raboday »[5], un article paru dans le premier numéro de la revue 360° ( Extravagance), Mimose Delva définit le Rabòday comme une rythmique  » au beat électronique, rapide et répétitif ». Plus loin, elle soutient que  » la forme la plus répandue du style [rabòday] tirant son nom d’un rythme de tambour de la musique traditionnelle [ locale] serait apparue ( version plus lente et originale) avec le morceau de  » M pa nan pale fransè » de Vwadèzil pour le Carnaval haïtien de 2004″[6]. Cependant, c’est au cours de la période « post-goudougoudou » ( post-séisme) 2010 que le style va prendre véritablement sa naissance et son envol, avec le mix de G.Dolph ( Boule jou :  Vwadèzil) et «  Anba dekonb » ( Tonymix), autre composition fondatrice du style. Musique du ghetto, le rabòday demeure un rythme en rayonnement sans cesse grandissant chez les jeunes haïtiens d’aujourd’hui.

Thématiques dans le rabòday haïtien : Brève étude !

Les thématiques abordées dans le style paraissent figées. Elles tournent autour de la sur-représentation du corps féminin, de la femme locale ( limena, madan papa, wana, ti fanm 2000, timoun 2000 dans sa connotation feminine), définie dans sa forme la plus caricaturale. Remarquons, mis à part de Fresh la de Vwadèzil lequel  s’est démarqué de cette approche, notamment dans «N ap koupe yo fache » ou  « Ti pati m kanpe », peu d’artistes ont donné une portée socio-politique à leurs productions musicales.

Les thèmes du rabòday local abordent en outre divers truismes, lieux communs. Différents mixtapes accordent une place de choix au sexe, à l’acte sexuel, argent, alcool, autoglorification, violence sexuelle. Toutefois depuis quelques années, on constate l’irruption de manière  impromptue des thématiques religieuses dans les mixtapes des DJ locaux. Le fait religieux est abordé dans une dynamique où sa représentation, loin de tout processus de prosélytisme, constitue un cheval de Troie subrepticement introduit vers la désacralisation, vers la dérision du fait religieux, à la limite de l’ironie moqueuse.

En effet, des couplets des cantiques religieuses sont repris à vive voix dans le rabòday « N ap repare tout sa cheni yo te gate », « Yon konba ret yon konba », des formules ou thèmes sacrés tels « Benediksyon »,  » Alelouya », titres des mixtapes de DJ NGmix, « Miskaden vire bagay yo, Marco vire bagay yo » ( Tonymix), une allusion à ces ministres du culte reformé, réputés ou célèbres à une certaine époque.  » Telefòn lan sonnen anwo nan syèl la » ( refrain d’un hymne catholique en l’honneur de la Vierge Marie) de T-Babas ;  » Map peye w lè Jezi vini » de Colmix feat Team Madada, cet énoncé sous-entend que la dette envers l’autre ne sera jamais épongée ;  des versets bibliques se trouvent détourner de leurs sens originaux  » W ap bay poblèm depi nan Galilée, m pral fwete w la », une allusion assez violente sur le traitement réservé » aux adversaires ou contradicteurs de ce DJ ;  ou  » Se Letènèl k ap jere sa » ( Tonymix, mixtape Doub pakin, 2022), et  » Pastè a di m tout s ak pa bon se koupe pou w koupe l ;  si je w anpeche sèvi Bondye, koupe l, si  men w anpeche w sèvi Bondye, se koupe pou w koupe l »,( T-Babas), ailleurs, on retrouve des extraits de chansons sacrées détournées tels  » M pral nan misyon m ap kite Ozana nan kay la » chanson de Lochard Remy, interprétée par T-Babas, enfin un remix de Team Madada et Ed Laza  » Yon wa ki, wa ki renmen mwen ». Si dans la chanson de Rémy Lochard, le terme « Ozana » a pour signification  :  « Dieu », dans le discours de T-Babas, le même mot  » Ozana« , détourné de son sens original représente  » le mari  ou le compagnon de la femme, présent à la maison, empêchant par là à T-Babas de jouir les faveurs de l’épouse ou de la compagne.

Ce relevé de la représentation du fait religieux dans le rabòday, loin d’être exhaustif, constitue une excursion assez modeste, mais souligne la présence renforcée de la thématique religieuse dans le raboday contemporain et se révèle un invariant presque chez tous les DJ ayant pignon sur rue ou célèbre sur le marché local.

Ce compte-rendu succinct élucide nécessairement un point : les extraits de chansons protestantes sont beaucoup plus présents dans les mixtapes et chansons des DJ que celles tirant leur origine dans le catholicisme. Ceci éclaire le point de vue soutenu au début de notre étude. La porosité et l’absorption du protestantisme à la culture moderne. Si nous tenons à cet argument que le protestantisme est plus enclin au libre examen des Saintes Écritures, ce qui, par ricochet, a permis à  » la raison, devenue autonome, de se faire principe, de développer ou mettre en œuvre une théorie de la religion, une critique de la religion », cela rend plus plausible  la perméabilité/ porosité du fait religieux au rabòday haïtien.

Loin de tout processus d’émulation ou d’élan de prosélytisme des thèmes religieux abordés dans le sujet, il est mis en œuvre au contraire une tentative de désacralisation du religieux dans la musique rabòday. Emile Durkheim, dans  » Les Formes élémentaires de la vie religieuse », a opéré le distinguo entre le sacré et le profane. Le sacré est présenté comme tout ce qui ne peut être touché impunément, voire moqué, tordu, profané. Dans les thématiques religieuses traités dans le rabòday, il est construit néanmoins tout un processus de désacralisation. Le sacré ( chants religieux, versets bibliques, lieux de culte, termes bibliques ( aleyouya, benediksyon), détourné, distordu de leur sens étymologique, devient ludique, jeu, moquerie, allusion connotative à la limite de la sexualité.

A côté de la surreprésentation du corps féminin, de la femme haïtienne dans le discours véhiculé dans le rabòday, thématique très caricaturale- en dépit d’un certain narratif ou poncif qui laisse entendre que  « dénigrer les femmes aux vertus douteuses peut avoir pour incitatif en retour » :  les porter à changer d’attitude.

En effet, déclarer à une personne qu’elle a la « beauté du diable » ( expression ironique) ne contribue guère à la rendre mieux présentable sur le plan extérieur. Ce narratif demeure une somme à valeur incitative nulle. Un alibi !  Un faux-fuyant !

En dehors d’autres clichés repérés dans les énoncés proclamés microphone-on par les animateurs DJs haïtiens, le fait religieux occupe une place sans cesse croissante dans le rabòday. L’excursion du fait religieux, cette irruption participe-t-elle de la popularité de ces chants sacrés dans le milieu social haïtien ? Une palissade crue !  Mais, à quoi est dû cette déviance,- si on devait la nommer ainsi le processus de désacralisation- du discours religieux de son projet initial ( gloire au Tout-Puissant/ Dieu), d’où son irruption dans la musique rabòday ?  Ce processus de désacralisation tire sa genèse de l’absorption du fait religieux ( la religion) à la modernité, le rabòday ( expression de la modernité culturelle haïtienne) n’est d’ailleurs pas exempt.

James Stanley Jean-Simon
Écrivain et critique littéraire haïtien
Directeur de C.E.L.A.H ( Centre d’Études Littéraires et Artistiques Haïtiennes)

Notes et Bibliographie :

1) Cabanel, Patrick, Religion et culture dans les sociétés et les États européens de 1800 à 1914, sous la dir. de Patrick Cabanel, Chapitre I, Éditions Jacques Marseille, Librairie Vuibert, Paris, 2001

2) Idem

3) Tétaz, Jean-Claude, Protestantisme et modernité. Perspectives systématiques et constellations historiques, in Religion et Culture dans les societes…. Sous la dir. Patrick Cabanel, Chapitre I

4) Cabanel, Patrick, ibidem

5) Delva, Minouse, Djettes au temps du raboday, revue 360°, Extravagance, numéro 2, Santiago, RD, septembre 2017, Editora Corniel, pp. 104-107

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