Comprendre l’insalubrité urbaine à Port-au-Prince dans sa complexité

0
1306

PENSER L’INSALUBRITE URBAINE A PORT-AU-PRINCE DANS SA COMPLEXITE.

Port-au-Prince, 20 mai 2018.

Jean Frantzky Calixte

Sociologue/Urbaniste-Aménageur

frantzkycalixte@yahoo.fr

URBATeR/Faculté des Sciences/Université d’Etat d’Haïti

Faculté des Sciences Humaines/Université d’Etat d’Haïti

Tous droits réservés.

Dans un récent article intitulé : « Insalubrité : un appel vibrant à la conscience des maires de Port-au-Prince », paru dans la rubrique Idées et Opinions du journal Le Nouvelliste (No 40 601), en date du 17 mai 2018, Marcel Gabaud offre une critique fracassante de la réalité urbaine de la capitale. Cette croisade n’est malheureusement soutenue par aucun argument satisfaisant, et l’irritation de l’auteur prend essentiellement une tournureréductionniste. Gabaud commence par avancer plusieurs éléments qui prouvent l’état du délitement des infrastructures urbaines à Port-au-Prince : « la bidonvilisation à outrance, la multitude de marchés ambulants à chaque coin de rue, les montagnes de détritus, la circulation chaotique, l’environnement dégradant, les embouteillages monstres, la mauvaise qualité de l’air ambiant, etc.. ». Le constat n’est pas vain pour autant. Les déchets submergent la ville. Elle est monstrueuse. C’est un crève-cœur. Le polystyrène, interdit sur l’ensemble du territoire par un arrêté ministériel du 10 juillet 2013, impose jusqu’à présent sa loi aux citadins, peu imbus des conséquences néfastes qu’il pourrait avoir sur leur santé et l’écosystème en général. Il y a forte nécessité pour la promotion d’une hygiène sociale de grande ampleur.

Pourtant, à l’instar de tout idéaliste qui pense les phénomènes sociaux en se focalisant sur leur manifestation, M. Gabaud offre au lecteur de son œuvre une vision superficielle voire schématique du drame de l’assainissement urbain. Dans l’ensemble des critiques et propositions auxquelles il fait référence, un très petit nombre soulève des questions de fond relatives à l’organisation spatiale et les problèmes que confrontent véritablement la ville.

Partant du constat que Port-au-Prince vient d’être classé comme étant la ville la plus sale au monde, Gabaud commence son argumentaire en posant : « Port-au-Prince vieille de 270 ans était jadis un endroit rayonnant de beauté où il faisait bon vivre. La population, le travail, le commerce, l’habitat, la propreté de la ville, les services publics, tout incitait les gens d’ici et d’ailleurs à venir visiter ce joyau qui est encore aujourd’hui la capitale de ce pays qui fut appelé « Perle des Antilles ». Ce mauvais départ révèle une faible connaissance de l’histoire d’Haïti, d’une part, et, d’autre part, obscurcit le jugement de l’auteur dans la mesure où il [Gabaud] aborde cette question sur fond de nostalgie, ce qui compromet davantage la compréhension globale du phénomène en question dans le texte. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas pris connaissance du rapport qui a positionné Port-au-Prince en première place sur la liste des villes les plus sales au monde. Mais franchement, cela ne nous étonne pas, nous sommes plutôt inquiets d’évoluer dans un espace où autant de risques sanitaires guettent le citadin.

Avant d’avancer plus loin, il convient de revenir sur la nostalgie évoquée plus haut. Généralement, dès qu’un haïtien se sent piqué dans son orgueil nationaliste, surtout par rapport à ce qui se dit négativement sur le pays à l’extérieur, il a toujours tendance à se réfugier dans l’asile historique de sa fameuse « Perle des Antilles ». Mais arrêtez ! Il est grand temps d’initier la déconstruction coloniale de nos univers mentaux. L’expression « Perle des Antilles », sans rapport avec l’organisation esthétique de la spatialité de Saint-Domingue, mais qui symbolisait sa richesse matérielle, n’a jamais été conçue pour récompenser les producteurs réels de l’économie, en l’occurrence les captifs, mais de préférence les colonisateurs occidentaux pour parler comme Jean Casimir (2009) à travers son ouvrage, Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourd. Notre reconnaissance pour cette soi-disant « Perle des Antilles » est telle qu’elle se fait depuis une décennie scellée sur les plaques d’immatriculation des voitures en Haïti à l’instar d’une marque déposée.

En parcourant l’article de Gabaud, tout lecteur avisé relèvera une incompréhension majeure. Comme on l’a déjà mentionné, l’auteur n’examine pas les problèmes de la ville en profondeur. S’il est vrai que la capitale croule sous le poids de l’insalubrité et que Port-au-Prince est devenue au fil des ans une ville chaotique et monstrueuse, quels en sont les causes ? Devrait-on attribuer cela à la simple « mauvaise » conscience des maires ?

L’organisation d’une ville n’est pas le fruit du hasard. Il y a des logiques qui traversent le mode de fonctionnement de chaque ville. Pour paraphraser Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal (2010), « la ville est un point d’articulation entre des logiques locales et des dynamiques globales ». Autrement dit, pour appréhender ce qui se passe au niveau de Port-au-Prince, il faut non seulement questionner l’activité des multiples acteurs (collectivités locales, organismes publics et privés, associations professionnelles, simples citoyens, etc.) qui concourent à la production de la ville, mais encore il est impératif de jeter un coup d’œil sur la place d’Haïti dans la division internationale du travail. Cette position défavorable à l’économie, qui ne saurait par conséquent produire de la valeur et ipso facto enregistrer une croissance raisonnable, car essentiellement consommatrice, alimente la pauvreté à l’échelle nationale. Cela s’est aggravé avec la centralisation du pouvoir politique et la concentration des services publics à Port-au-Prince, amorcée dès la gestation de la nation pour atteindre son apogée sous l’occupation américaine de 1915.

Depuis belles lurettes, l’Etat ne régule plus nos villes. C’est le marché qui circonscrit leurs limites. Les problèmes de référencement dénotent le flou législatif dans la prise en charge de l’urbain. À l’instar des autres villes haïtiennes, Port-au-Prince est une ville-marché. Face à un chômage structurel, quasiment tout le monde se transforme en petit commerçant. Ainsi, l’économie de la capitale est dominée par la pratique des grands commerçants consistant à acheter puis à revendre aux petits détaillants qui, pour liquider leurs produits, s’approprient à des fins privatives les lieux nullius de la cité c’est-à-dire des lieux qui ne sont à personne comme les trottoirs, les rues, les places publiques, les gares, etc. Ce modèle économique producteur de déchets ne profite en rien à l’assiette fiscale de la ville. Mais elle a la vie dure car c’est de l’informel structuré.

L’intérêt pour la décentralisation et la déconcentration prônées par la constitution de 1987 fut une entreprise formelle. Depuis l’adoption et la mise en application de la charte fondamentale de la République, les collectivités locales n’ont pas pu jusqu’à preuve du contraire exercer, ne serait-ce qu’à moitié, leurs prérogatives constitutionnelles. D’ailleurs, « Il aura fallu attendre une décennie, soit en 1996, pour que le Parlement parvienne à voter le premier projet de loi sur la décentralisation et la responsabilité des communes, nécessaire au fonctionnement des collectivités territoriales. Ce projet de loi, très controversé, n’a pas su définir ce qu’est une collectivité territoriale ni d’établir les frontières de compétences entre eux. Ainsi, arrivent-elles difficilement à faire valoir leurs compétences » (Lovinski, 2017). Au-delà de l’incapacité des collectivités locales à faire valoir leur compétence, l’on sait que celles-ci, par faute de moyens, vivent essentiellement des dotations de l’Etat. Donc devrait-on continuer à insinuer le mal urbain de Port-au-Prince à la mauvaise gestion communale. Ou, devrait-on plutôt se demander quels sont les facteurs qui participent à sa désagrégation en tant que ville ? Sans qu’on n’en dédouane pas les maires de leurs responsabilités dans l’exacerbation de ce problème, la réponse est évidemment multidimensionnelle. 

En effet, sous l’effet d’une poussée démographique impressionnante, c’est-à-dire la conjugaison d’un exode rural massif et d’une croissance naturelle exponentielle de la population, la capitale explose. Historiquement, cela remonte à la deuxième moitié du XXe siècle (Lucien, 2014). Mais après la chute de la dictature des Duvalier en 1986, l’Etat haïtien perd le contrôle total de la ville sur le plan de la démographie.

Une ville, c’est comme un organisme vivant. Mais comme l’a si bien formulé l’architecte Albert Mangonès (2001), « Comme tout ce qui vit, une ville peut s’atrophier, se gangrener, dépérir, suffoquer, mourir. Elle peut aussi tuer. » Ça ne fait aucun doute. Nous sommes à cette phase de la ville meurtrière. Toutefois, dans l’histoire des villes, Port-au-Prince n’est pas la seule à connaître ces maux relatifs à l’hygiène publique et l’aménagement urbain ; Paris, New-York, Londres que la sociologue américaine Saskia Sassen conceptualise comme des villes globales, ont également connu ces péripéties. Pourtant, elles sont parvenues à surmonter ces obstacles en étudiant à fond les problèmes pour apporter des solutions innovatrices et transformatrices. Lesquelles ont prouvé leur efficacité pendant plusieurs décennies.

La désagrégation de Port-au-Prince ne permet pas seulement de découvrir l’indifférence des pouvoirs publics ou la passivité des citadins eu égard les dérives de la ville, elle expose aussi la crise de tout un système social. Parce que comme dirait Henri Lefebvre (1970), « La ville projette sur le terrain une société tout entière, une totalité sociale ou une société considérée comme une totalité, y compris sa culture, ses institutions, son éthique, ses valeurs, en bref ses superstructures, y compris sa base économique et les rapports sociaux qui constituent sa structure proprement dite ». Dans une telle perspective, la ville est le projecteur d’une société. C’est dans un langage typiquement bourdieusien, le social objectivé dans la matière. Elle reflète la société dans sa globalité c’est-à-dire la manière dont un ensemble de citoyens pense et organise leur quotidien. Il faut donc penser Port-au-Prince dans sa complexité en tant que totalité sociale.

Passons maintenant aux propositions. Pour Gabaud, la société doit rompre avec la tendance qui consiste à ne rien revendiquer et à toujours garder une posture centriste. En ce sens, prône-t-il, un plan d’aménagement urbain adéquat. Lequel plan devrait se réaliser « De concert avec les pouvoirs publics tels : le SMCRS pour la collecte des résidus, le CIAT pour le plan d’aménagement, le MSPP pour l’interdiction de la vente des sous-vêtements usagés et contaminés, le MCI pour la régulation du commerce de détail, le secteur privé pour la construction ou la gestion des décharges publics, le MCC et les médias pour l’information et la motivation de la population en général pour un changement de mentalité […] ». À bien analyser les propositions émises par monsieur Gabaud, l’on se demande si ce dernier n’a pas la prétention de tout chambarder dans la société haïtienne du jour au lendemain.

Au regard du désastre qui sévit dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, les propositions soumises par M. Gabaud se révèlent quelque peu illusoires. Mais nous en convenons avec lui que la cruauté du mode de développement urbain nécessite une véritable prise de conscience du drame par les citoyen(e)s de la ville à tous les niveaux. Question de freiner notre descente aux enfers qui se traduit par une sorte de compromission dans le mal.

Dans les lunettes de nombres d’observateurs, la ville de Port-au-Prince s’apparente, à bien des égards, à une énigme. Certaines institutions causent beaucoup de tords à la ville, mais elles financent les élections de nos élus. Accoutumés à la gestion de l’urgence, notre quotidien étant marqué par le sceau de la contingence, nos décideurs publics se retrouvent toujours en situation d’improviser. Donc, ils agissent toujours en véritable sapeurs-pompiers ! Il y a bien sûr la médiocrité, l’incompétence, et la corruption annexée à tout ça. Dès lors, comment penser à la planification urbaine ?

Pour l’instant, puisqu’il s’agit de faire quelque chose, car nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’observer que pour observer. Ou comme dirait Durkheim (1893), « nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine, si elle ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif ». À notre humble avis, nous attaquer partiellement à la monstruosité de la ville, c’est dans une perspective à court et moyen terme, cogiter sur une véritable politique d’hygienisation consistant à braver les odeurs les plus infects. Cela renvoie directement à la relocalisation de certains équipements. Aujourd’hui, le cimetière de Port-au-Prince n’est plus à sa place étant à l’intérieur même de la ville. Dans un contexte aussi critique, l’assainissement urbain ne peut compter dans le cadre d’une politique d’hygienisation que sur un arsenal législatif de lutte contre les mauvaises odeurs y compris les habitudes des citadins. En parlant d’habitudes, nous ne souscrivons pas à l’idée d’un changement soudain de mentalité tant répétée par plus d’un, y compris M. Gabaud, c’est une négation de l’intelligence. On ne demande pas à un individu ou un peuple de changer sa mentalité de la même manière qu’on procèderait avec le logiciel d’un ordinateur. La mentalité est un construit, elle est donc culturelle, historique et sociale. Ce sont les conditions d’existences matérielles d’existence de l’individu qui détermine sa manière d’être. Ce qui nous fait penser à Karl Marx dans sa préface de la Contribution à la critique de l’économie politique : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui déterminent leur être social ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». Dans une telle logique, la déconstruction des habitudes (irresponsables, écocides, laxistes, passives) du citadin conduit à la construction continue d’un nouveau mode de vie au sens plein du terme.

Pour revenir à Port-au-Prince, relativement aux disposions à prendre et décisions à exécuter, mis à part la relocalisation de nombreuses institutions, c’est entre autres, la désoccupation marchande des rues en créant les conditions d’intégration dans de nouveaux marché, la percée de nouvelles voies, l’exploitation de l’espace aérien, le rasage de certaines poches de misère telles les constructions anarchiques aux abords des canaux, la conception de rues piétonnes, une réadaptation du système des égouts à la ville, une reconquête du littoral, etc. Bref, il faut une redistribution de l’espace public à ses différents usagers. Ce n’est certes pas facile à exécuter dans la mesure où de telles dispositions vont directement à l’encontre des intérêts des particuliers. Mais c’est le prix à payer si l’on veut parvenir à un certain contrôle de l’espace urbain. C’est pourquoi la mise en œuvre de tels projets ne peut être envisagée que dans un climat politique apaisé où les gouvernements bénéficient d’un véritable appui populaire. Mais il faut surtout avoir les moyens financiers et une volonté politique inconditionnelle de les réaliser.

Les villes sont des constructions interminables. Les propositions soumises dans le cadre de cette investigation sont loin d’être à la hauteur de l’immense tâche qui incombe aux décideurs de la ville. Cependant, si on lit entre les lignes, on peut vite s’apercevoir que les propositions émises ci-dessus renvoient à des soucis beaucoup plus grands tels le redressement de l’économie, la lutte contre la pauvreté dans une perspective de justice sociale, le contrôle de la natalité, la réforme réelle du système éducatif, la lutte pour la préservation de l’environnement, de la stabilité dans la continuité des affaires de l’Etat, la lutte contre la corruption, etc.

Les problèmes posés à Port-au-Prince en tant que ville sont multiples. Mais l’analyse démontre qu’ils sont tous intimement liés. En définitive, nous plaidons dans le cadre de cette réflexion sur le long terme dans une perspective intercommunale, pour une planification territoriale participative c’est-à-dire « celle qui s’appuie sur le dialogue et l’échange d’opinions pour une construction collective des enjeux afin de favoriser l’émergence de projets et de solutions innovatrices dépassant les intérêts particuliers » (Graillot & Waaub, 2006). Il faut prioriser les pôles de développement régionaux du pays en créant les infrastructures nécessaires à leur fonctionnement. La solution aux problèmes de Port-au-Prince ne réside pas seulement à Port-au-Prince.

À la lumière de toutes ces considérations, quelle leçon en tirer ? Nous avons opté pour le droit positif c’est-à-dire en tant que peuple, nous avons choisi d’organiser politiquement notre société en déléguant l’autorité nécessaire à l’Etat. Dans les situations de grandes incertitudes, le premier et le dernier mot lui reviennent en principe. Dans une conjoncture pareille où les autorités doivent assumer leur responsabilité devant l’histoire, elles ne feront rien sans une ferme conviction politique. Elles ne feront rien si elles ont les mains liées ou si elles sont en transit dans le pays. Alors, c’est à la nation de demander des comptes !

Bibliographie

CASIMIR, J., 2009.- Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourds, Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti

DURKHEIM, E., [1893] 1967.- De la division du travail social, Paris, Presses Universitaires de France, 8e éd.

GRAILLOT, D., & WAAUB, J.-P., (Sous la direction) 2006.- Aide à la décision pour l’aménagement du territoire, méthodes et outils, Paris, Lavoisier

LEFEBVRE, H., 1970.- du rural à l’urbain, Paris, éditions Anthropos

LOVINSKI, V., 2017.- Le développement local dans le processus de la décentralisation en Haïti : cas des communes de la zone métropolitaine de Port-au-Prince, Toulouse, Université Toulouse׀Capitole/Institut d’Etudes Politiques de Toulouse.

LUCIEN, G.E., 2014.- Une modernisation manquée Port-au-Prince (1915-1956), Centralisation et dysfonctionnements, Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti

MANGONES, A., 2001.- En toute urbanité, Compilation d’articles parus dans Reflets d’Haïti entre octobre 1955 et mars 1956, Port-au-Prince, Editions Mémoire

MARCHAL, H., STEBE, J-M., [2007] 2010. La sociologie urbaine, Paris, Presses Universitaires de France, 3e édition

MARX, K., 1986.- « Préface à la contribution de l’économie politique », De l’Etat, Moscou, Editions du progrès

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.