»Désordre judiciaire » : Me Guerby Blaise écrit au premier ministre Ariel Henry

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Port-au-Prince, samedi 13 août 2022 ((rezonodwes.com))–

Docteur Ariel HENRY Premier ministre
En ses bureaux. –

Objet   :   LETTRE   OUVERTE   RELATIVE   À   L’AVENIR   DU   FORUM   SUR   LA CRÉATION DE PÔLES JUDICIAIRES SPÉCIALISÉS TENU du 9 AU 11 AOÛT 2022

À   L’INITIATIVE   DU   MINISTÈRE   DE   LA   JUSTICE   ET   DE   LA   SÉCURITÉ PUBLIQUE

Monsieur le Premier ministre,

1.  J’ai l’honneur de vous adresser cette lettre concernant l’avenir de la tenue du « Forum sur la création de pôles judiciaires spécialisés » à l’hôtel Karibe du 9 au 11 août 2022 à l’initiative du Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique.

J’en profite pour saluer l’initiative du Ministère de la Justice et de la Sécurité publique d’avoir organisé  cette  manifestation  de  concert  avec  le  Réseau  National  des  magistrats  haïtiens (RENAMAH).  Ainsi,  je  renouvelle  mes  remerciements  au  ministre  Berto  DORCE  et  aux membres  du  RENAMAH  de  l’honneur  qu’ils  m’ont  porté  pour  m’avoir  invité  à  cette MANIFESTATION à laquelle je n’ai pas pu malheureusement participer par respect pour la corporation de la profession d’avocat à la suite d’une note de la Fédération des Barreaux D’Haïti (FBH).

2. La thématique de cette MANIFESTATION SCIENTIFIQUE m’a interpellé à triple niveau. D’abord, elle m’intéresse en tant que défenseur des droits dans le cadre de l’exercice de ma profession  d’avocat.  Ensuite,  cette  thématique  entre  dans  le  champ  de  mes  travaux  de Recherche doctorale effectués à l’Université Paris Nanterre pendant six  longues années, qui aboutissent à la publication de mon LIVRE comportant plus de 600 pages D’ÉCRITURE et dont le sujet est : « Les mesures privatives de liberté avant jugement. Regard porté sur le droit haïtien à la lumière du droit français ». J’espère que vous aurez le temps de lire votre EXEMPLAIRE.

Enfin, je porte un intérêt particulier sur l’avenir de cet événement eu égard à mon engagement, en tant que Docteur en Droit pénal et Politique criminelle en Europe, de pousser les pouvoirs publics à opérer la RÉFORME DE LA JUSTICE PÉNALE HAÎTIENNE.

Monsieur le Premier ministre,

3. Je me permets de rendre publique cette lettre dans le but de faciliter les consultations de vos conseillers juridiques.

En effet, je suis un affirmé (partisan) et non un refusé de l’insertion des magistrats spécialisés dans le système judiciaire haïtien, particulièrement dans la justice pénale. D’ailleurs, je suis le premier à faciliter une expérience académique fouillée sur le plan international en matière de délinquance financière et criminalité organisée à des magistrats haïtiens dont certains dirigeants du Réseau National des Magistrats Haïtiens (RENAMAH), qui ont emprunté au droit français l’idée  de  l’adaptation  de  la  Justice  haïtienne  à  «  la  montée  en  puissance  de  la  criminalité organisée et à l’ordre public économique et financier ».

4. Pour rappel, à mon initiative personnelle, le ministère français de la Justice a organisé en janvier 2020 une visite d’étude en accueillant une délégation composée des cadres de la fonction publique  haïtienne  (magistrats,  cadre  de  l’ULCC,  cadre  du  Ministère  de  la  Justice  et  de  la Sécurité Publique, cadre de la Chambre des Députés etc.). Je fus le chef de cette délégation. Lors de cette visite d’étude, ces cadres de la fonction publique haïtienne ont eu la chance de bénéficier  des  séances  de  travail  avec  :  a  °)  l’Ecole  nationale  de  la  magistrature  française (ENM), b°) le Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits Financiers (Tracfin), c°) l’Agence Française Anti-Corruption ( AFA) qui est l’équivalente de L’ULCC, d°) l’Office Central  de  lutte  contre  la  Corruption  et  les  infractions  financières  et  fiscales  (  OCLCIFF  : institution qui regroupe des gendarmes et spécialistes douaniers), e°) la Haute Autorité pour la Transparence de la vie Publique, f°) le Parquet national Financier et g°) l’Association Espoir dirigée par l’éminent magistrat Jean-Pierre ROSENCZVEIG, qui fut mon professeur de droit pénal des mineurs en Master II Recherche en Droit pénal et Procédure pénale à l’Université Paris Nanterre et est le spécialiste par excellence du droit pénal des mineurs en Europe et au niveau des Nations Unies.

5. La délégation haïtienne, composée majoritairement de magistrats judiciaires, a expérimenté l’héritage de l’ancien garde des sceaux français, Dominique Perben, qui a influencé l’adoption de la loi du 9 mars 2004 dite Loi Perben II portant sur l’adaptation de la Justice française aux évolutions  de  la  criminalité.  C’est  cette  loi  qui  a  institué  les  juridictions  interrégionales spécialisées en France, qui regroupent des magistrats du parquet et de l’instruction en matière

de lutte contre la criminalité organisée et de la délinquance financière (ordre public économique et financier).

La loi Perben II a été expérimentée pour la première fois en France à titre de projet pilote dans huit (8) juridictions où des dossiers portant sur ces deux aspects se faisaient de plus en plus présents : Paris, Marseille, Lyon, Nancy, Bordeaux, Rennes, Lille et la Martinique.

6. Permettez-moi d’attirer votre attention, Monsieur le Premier ministre, que j’ai effectué des raisonnements  analytiques  sur cette loi dans  mon livre issu de ma Thèse Doctorale au sens comparatif  avec  les  lois  du  11  novembre  2013  et  du  13  octobre  2016  sanctionnant  le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en Haïti.

Pour cela, la question de la « criminalité organisée et l’ordre public économique et financier (délinquance financière » me préoccupe considérablement.

Cette  préoccupation  remonte  à  l’époque  où  je  fus  conseiller  juridique  de  l’ancien  Premier ministre  Jean-Henry  CEANT,  en  ce  sens  que  j’ai  eu  le  privilège  de  rencontrer  à  plusieurs reprises deux procureures de deux parquets financiers à l’époque : celle du Brésil qui traitait l’affaire  Petrobas  (  équivalente  de  Petrocaribe)  et  celle  de  la  France,  Madame  Eliane HOULETTE  qui  menait  l’enquête  sur  la  gestion  financière  de  l’ancien  Premier  ministre François FILLON et sur les Écoutes dans l’affaire Sarkozy.

Monsieur le Premier ministre,

7. L’intérêt que portent le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique et le RENAMAH à la transposition des mécanismes français de traitement judiciaire de la délinquance financière et de la montée en puissance de la criminalité est AUDACIEUX ET MÉRITOIRE, mais il faut être  prudent  car  cette  modernisation  ne  peut  s’opérer  en  l’absence  de  réglementation  ou d’encadrement institutionnel de « l’émotion ».

8. La notion de prudence que j’évoque appelle une précision.

En vérité, « l’émotion » est un facteur déterminant et universel qui caractérise l’évolution du droit et la modernisation de la Justice. Néanmoins, l’adaptation de la Justice à « l’émotion » doit faire l’objet d’encadrement du législateur. J’en ai parlé d’ailleurs dans mon LIVRE ISSU DE MA THÈSE DOCTORALE.

Monsieur le Premier ministre,

9. À l’occasion de cet événement, j’ai entendu des intervenants qui ont affirmé que « l’Exécutif, par le biais du Premier ministre, est habilité à créer des pôles judiciaires spécialisés ». D’emblée, j’ai un problème avec l’appellation « de pôles judiciaires spécialisés ».

Les  organisateurs  ont  lié  la  notion  de  «  pôles  judiciaires  aux  crimes  financiers,  infractions urbaines et sexuelles ». Or, le mot judiciaire renvoie à la fois à la justice civile et pénale.

10. Qu’est-ce qu’un pôle judiciaire spécialisé ?

Une  juridiction  spécialisée  est  compétente  pour  connaître  les  seules  affaires  qui  lui  sont attribuées par un texte de loi particulier. Dans ce cadre, le tribunal du travail, les tribunaux pour enfants, le tribunal de commerce etc. se composent des juges judiciaires spécialisés.

Il en résulte que la question de la spécialisation des magistrats n’est pas une chose nouvelle dans le système judiciaire haïtien.

11.  De mon point de vue, les  organisateurs  auraient  dû préférer l’appellation de « pôles  de juridictions  économiques  et  financières  et  anti-terroristes  à  celle  de  «  pôles  judiciaires spécialisés », d’autant qu’il existe les lois de 2013 et 2016 sur le blanchiment de capitaux et le financement  du  terrorisme  dans  notre  justice  pénale,  et  les  infractions  sexuelles  relèvent classiquement du droit commun et non de la justice pénale spécialisée.

Monsieur le Premier ministre,

12. À un moment donné, il faut être courageux pour dire la vérité aux autorités politiques. En toute humilité, je pense que les organisateurs de l’événement se sont trompés de bonne foi, et cela appelle trois (3) précisions.

D’abord, ils ont évoqué l’absence du Parlement pour vous faire croire être compétent pour « créer des autorités publiques que ne comporte pas l’institution judiciaire, et qui ne sont pas non plus consacrées par la Constitution et ni prévues par la loi ».

Il est vrai que ces derniers n’ont pas évoqué l’expression juridique « Théorie des fonctionnaires de fait », qui renvoie au « principe de continuité de l’État ». Mais cela va de soi, car leur idée est claire, en ce que votre gouvernement peut se substituer au législateur (Parlement) pour créer des « acteurs judiciaires répressifs ».

13. Le Ministère de la Justice et de la Sécurité publique et le RENAMAH se sont trompés, puisque la « Théorie des  fonctionnaires  de fait » offre la possibilité ou des  prérogatives  au Pouvoir Exécutif de prendre effectivement des mesures qui sont déjà prévues par des textes normatifs (Constitution ou lois) et dont les autorités compétences sont absentes de fait. Dans ce cadre,  la  décision  de  l’Exécutif  est  réputée  légale  jusqu’à  son  annulation  par  l’autorité compétente.

Par exemple, à ce jour, je ne m’opposerais pas à la nomination des juges de la Cour de cassation à votre initiative, même si politiquement il serait préférable d’inscrire votre démarche dans un consensus ou dialogue institutionnel avec les autres autorités politiques constituées.

En revanche, la création de « pôles judiciaires spécialisés », c’est-à-dire création des autorités publiques n’étant pas prévues par un texte normatif, n’entre pas dans le champ d’application de la « Théorie des fonctionnaires de fait ».

Ensuite,  la  magistrature  haïtienne  est  régie  par  la  combinaison  de  trois  (3)  textes  :  le  code d’instruction criminelle qui institue dans la justice pénale les magistrats du parquet, c’est-à-dire commissaires  du  Gouvernement  (art.  13  à  43)  et  les  magistrats  du  siège  dont  ceux  de l’instruction (art. 44 et suivants), le décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire ( art. 3 et suivants) et  la loi du 20 décembre 2007 portant statut de la magistrature ( art. 7 à 11), étant entendu que le législateur pose un tempérament à l’article 68 du texte.

Enfin, il faut bien avoir à l’esprit que ces pôles judiciaires spécialisés seront appelés à recourir à des mesures coercitives (privation et restriction de liberté, mesures conservatoires au niveau pénal (gel des avoirs etc.) à l’encontre de l’individu. Dans ce contexte, il s’agit des droits et libertés fondamentaux des personnes qui seront mis en cause.

Dans ce cadre, les pouvoirs de ces autorités publiques doivent être encadrés par le législateur

(la loi) au sens de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la Justice.

14. C’est dans ce sens qu’il est énoncé à l’article 24.1 de la Constitution que « nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans  le cas  déterminé par la  loi et selon les  formes  qu’elle prescrit ». Cette disposition constitutionnelle emprunte à Cesare Beccaria le principe universel en matière pénale qui est le principe de légalité des délits et des peines, ce que j’appelle dans ma thèse de Doctorat : le principe de légalité criminelle.

Donc, toutes  les  mesures  que ces  magistrats  spécialisés  auront prononcées  se heurteront au principe de légalité criminelle au sens de l’article 24.1 de la Constitution, voire l’article 173-2 de la Constitution au sens plus large de la création de juridiction spécialisée.

Partant, ces mesures ou décisions seront entachées d’illégalité et devraient être toutes annulées dans notre procédure pénale.

15.  En  revanche,  l’on  ne  peut  pas  nier  la  nécessité  de  l’inspiration  de  la  justice  financière française par les  autorités  politiques  haïtiennes  pour adapter la  justice pénale haïtienne à la réalité  actuelle  concernant  la  montée  en  puissance  de  la  criminalité  en  Haïti  et  l’utilité  de l’efficience de l’ordre économique et financier.

16. Donc, quel avenir pour ce Forum ?

D’emblée, j’ai un problème avec l’appellation de la restitution.

Les organisateurs emploient l’expression « feuille de route au Premier ministre ». En effet, une feuille de route est  un document qui comporte des  indications  permettant  la réalisation des objectifs visés.

En toute humilité, je pense que la démarche n’est pas académique ni scientifique.

Pourquoi ?

Le motif s’explique par le fait que la  tenue d’un événement scientifique  entraîne différents points de vue : conférenciers et participants. À cet égard, il faudrait élaborer des travaux issus de  l’événement,  et  c’est  la  restitution  de  ces  travaux  qui  devrait  être  soumise  au  Premier ministre. Alors, remettre un document le 3ème jour de cette manifestation au Premier ministre sous l’appellation de « feuille de route » s’entend comme un document pré-rédigé.

Donc, c’est la « mise au placard » des points de vue des participants et d’autres professionnels.

Monsieur le Premier ministre,

17. En tout état de cause, l’Exécutif peut prendre en compte les travaux issus de ce Forum pour les faire entrer dans le champ de formation continue des magistrats conférée à l’Ecole de la magistrature (EMA) au sens de la loi de 2007 portant statut de la magistrature.

En outre, l’Exécutif peut élaborer un texte relatif à la création de ces « pôles de juridictions économiques,  financières  et  anti-terroristes  »  sous  forme  de  projet  de  loi  pour  présenter  et défendre devant le prochain Parlement.

Enfin, les connaissances acquises par les magistrats à l’issue des séances de formation peuvent faciliter l’efficacité des traitements judiciaires des dossiers complexes relatifs à la délinquance financière et la criminalité organisée. C’est dire que les chefs de juridictions seront en mesure de  distribuer  des  dossiers  en  matière  de  l’ordre  public  économique  et  financier  ou  d’anti- terrorisme à des magistrats du ministère public et de l’instruction formés dans ces domaines.

Monsieur le Premier ministre,

18. En conséquence, je vous prie de ne pas faire suite favorable au document qui vous est soumis à l’issue de cet événement portant sur la « création des autorités publiques non consacrées par la Constitution ni prévues par la loi » afin d’épargner au peuple haïtien l’aggravation du DÉSORDRE JUDICIAIRE que je suis en train de réparer au travers de mon LIVRE ISSU de ma RECHERCHE DOCTORALE.

Avec tout mon respect, Cordialement,

Me Guerby BLAISE  
Docteur en droit pénal et sciences criminelles de l’Université Paris Nanterre, et Politique criminelle en Europe
Professeur à l’Université d’État D’Haïti

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