Ce que les fusillades de masse aux États-Unis nous apprennent

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par Simón Rodríguez Porras

Mercredi 8 juin 2022 ((rezonodwes.com))–

Le 24 mai, un jeune de 18 ans a tiré sur 19 enfants et 2 enseignants dans une école de la ville texane d’Uvalde, avant d’être abattu par la police. Il avait déjà tiré sur sa grand-mère hospitalisée. Dix jours plus tôt, un autre fasciste de 18 ans avait perpétré un massacre dans un supermarché de la ville de Buffalo, dans l’État de New York, tuant dix personnes et en blessant trois.

Ces crimes et l’incapacité totale du régime américain pour prendre la moindre mesure pour empêcher de nouveaux massacres, ou pour éradiquer leurs causes plus structurelles, sont les symptômes d’une profonde dégradation politique et sociale.

Au-delà de la démonstration de l’énorme pouvoir de l’industrie de l’armement aux États-Unis, ou du caractère ultra-réactionnaire de la droite républicaine, ces crimes et la réponse du gouvernement face à ceux-ci servent à souligner la dynamique de plus en plus chaotique de la politique américaine, montrant que les conditions restent mûres pour de nouvelles crises telles que celle du 6 janvier 2021, lorsque des hordes de l’ultra-droite ont attaqué le Capitole en réponse à l’appel de Trump à ne pas tenir compte des élections.

Le culte réactionnaire des armes à feu

Avec un taux d’homicides annuel de 5,4 pour 100 000 habitants en 2019, les États-Unis se situent bien en dessous des pires pays, Le Salvador (48,7) et le Venezuela (39). Toutefois, ce taux est bien plus élevé que dans d’autres pays industrialisés comme le Canada (1,5), l’Australie (1,3), le Royaume-Uni (0,5) et l’Allemagne (0,7). Le contraste est encore plus grand en ce qui concerne les fusillades de masse, qui sont pratiquement inexistantes dans les autres pays industrialisés. Malgré la rareté de ces crimes, au Royaume-Uni, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande, des lois restreignant l’accès aux armes de gros calibre ont été adoptées suite aux fusillades de masse survenues entre 1996 et 2020. En revanche, aux États-Unis, plus de 2 600 fusillades de masse (celles qui font quatre blessés ou plus, sans compter l’agresseur) ont été enregistrées entre 2013 et 2020, et elles continuent d’augmenter, le taux annuel de fusillades de masse ayant doublé entre 2017 et 2021.

Tel qu’il est habituel, le président Biden a appelé à limiter la commercialisation des armes de gros calibre dans le discours qu’il a prononcé après le massacre d’Uvalde, une ville d’immigrants majoritairement pauvres. Toutefois, le parlement bicaméral américain est extrêmement antidémocratique et pratiquement imperméable à un soutien populaire majoritaire pour de telles mesures. La droite républicaine bénéficie de la surreprésentation de la population rurale plus conservatrice, notamment au Sénat et au collège électoral qui élit le président. Elle tire profit de cette forte assise au Congrès pour promouvoir des politiques très réactionnaires, telles que le gerrymandering ou les restrictions du droit de vote qui punissent principalement les populations noires, indigènes et immigrées, ce qui, en retour, renforce la représentation de la droite.

Un autre acteur de premier plan est la National Rifle Association (NRA), une organisation ultra-réactionnaire et ouvertement raciste qui milite pour un commerce sans restriction des armes de forte puissance et trouve son expression politique dans le Parti républicain.

Tout cela implique qu’un secteur minoritaire de racistes blancs et de fondamentalistes religieux d’origine rurale peut imposer, en vertu des vices antidémocratiques du régime politique, une législation dérivée de leur culte fanatique des armes à feu. Cette perspective extrémiste a été reprise dans la législation et la jurisprudence, à tel point que la Cour suprême, sous contrôle conservateur, a statué en 2008 et 2010 que le deuxième amendement protège le droit individuel pratiquement illimité de porter des armes.

Il s’agit d’une interprétation particulière, imprégnée de l’individualisme aliéné caractéristique des États-Unis, d’un texte constitutionnel du XVIIIème siècle qui ne fait pas référence à un droit individuel aux armes, mais à un droit collectif, découlant de la nécessité d’organiser des milices pour défendre l’État nouvellement formé à une époque où il ne disposait pas de forces armées régulières.

Comme on peut le voir, une interprétation réactionnaire plutôt extrême s’est superposée à l’attachement légaliste extrême et au fétichisme constitutionnel américain, avec des conséquences particulières. Dans la plupart des États, il est légal d’acheter une arme d’épaule ou une arme de guerre à un âge inférieur à l’âge minimum pour consommer de l’alcool. En réalité, aucune limite fédérale d’âge existe pour la possession d’une arme à feu, et dans la plupart des États, il n’y a pas non plus de législation limitative, par conséquent, il est légal pour les enfants d’obtenir et d’utiliser des fusils ou d’autres armes d’épaule, par exemple, si leurs parents les leur offrent.

Rien de tout cela ne conduit à la conclusion erronée que le droit à l’armement est le même pour toutes les personnes. La question clé de savoir qui a le droit de posséder et d’utiliser des armes à feu aux États-Unis n’est pas simplement une question juridique, mais une question résolue historiquement. Le régime de l’impérialisme américain ne tolère pas l’autodéfense des travailleurs et du peuple. Dans les années 1860, des lois réglementant la possession d’armes à feu ont été promulguées dans le Sud raciste, spécifiquement pour désarmer la population noire récemment émancipée de l’esclavage. Plus dernièrement, lorsque Reagan était gouverneur de Californie en 1967, la droite républicaine a adopté, avec le soutien de la NRA, une loi d’État interdisant le port d’armes chargées dans les espaces publics, spécifiquement pour criminaliser les Black Panthers, qui prônaient l’autodéfense communautaire face à la brutalité de la police raciste. Certains des plus anciens prisonniers politiques actuels aux États-Unis sont précisément des Noirs et des peuples autochtones comme Mumia Abu Jamal ou Leonard Peltier, dont les organisations ont été persécutées et décimées par le terrorisme d’État, sans jamais être considérées par les gouvernements comme des sujets ayant le droit de se défendre par les armes.

La montée du terrorisme suprémaciste blanc « made in USA ».

Le massacre perpétré par le raciste Payton Gendron s’inscrit dans la montée du terrorisme raciste et d’extrême droite américain. Gendron a laissé sur Internet un document contenant des éléments copiés-collés d’autres déclarations et manifestes néofascistes. Il contient des théories du complot et des délires idéologiques communs aux groupes d’extrême droite en Europe et dans une grande partie du monde, y compris en Amérique latine. La principale préoccupation du criminel est le prétendu déplacement de la population blanche par l’immigration non blanche, un processus supposé de remplacement ethnique et culturel, qui serait en outre alimenté par une conspiration judéo-marxiste imaginaire.

Le Directeur national de renseignement a admis en mars 2021 que la violence extrémiste « à motivation raciale », un euphémisme pour le suprémacisme blanc, représente la menace la plus mortelle du terrorisme intérieur. Les suprémacistes blancs construisent également des réseaux internationaux, nombre de leurs organisations en Europe s’appuyant sur le soutien d’États tels que l’impérialisme russe. La foule d’extrême droite qui a attaqué le Capitole le 6 janvier 2021, soutenant Donald Trump et ignorant les élections présidentielles de 2020, a montré le potentiel déstabilisant de ces groupes malgré leur relative marginalité, étant donné leurs liens avec le Parti républicain et la complicité des organes de répression dans leurs actions.

La contradiction la plus frappante réside dans le fait que le gouvernement américain note que le terrorisme d’extrême droite est la plus grande menace intérieure du pays, faisant bien plus de victimes que le terrorisme inspiré par le fondamentalisme islamique, mais ses actions vont dans une direction complètement différente. Entre 2001 et 2021, les attaques terroristes racistes d’extrême droite ont fait 114 victimes aux États-Unis. Avant cela, en 1995, McVeigh, un membre de l’extrême droite, avait fait exploser un bâtiment gouvernemental à Oklahoma, tuant 168 personnes et en blessant 680. Cependant, le parti pris raciste des forces de sécurité, dont beaucoup de membres sympathisent avec de nombreuses idées de l’extrême droite, et le caractère très bourgeois, réactionnaire et raciste du régime, où les secteurs fascistes du Parti républicain donnent une expression politique et institutionnelle aux idées et aux valeurs de ces groupes, sont des conditions qui empêchent l’État de freiner l’extrême droite. La plupart des ressources en matière de répression et de renseignement pour la lutte contre le terrorisme sont consacrées à la poursuite de certaines expressions du fondamentalisme islamique.

Crise et polarisation

Le régime de la plus grande puissance capitaliste du monde présente une série de caractéristiques qui rendent impossible toute forme de réforme démocratique. Le blindage d’un Sénat réactionnaire et antidémocratique bloque toute possibilité d’éliminer le collège électoral ou d’appliquer le critère élémentaire selon lequel les votes de toutes les personnes ont la même valeur et le même effet. Ce blindage institutionnel antidémocratique est le garant de l’avancement du pouvoir de l’industrie de l’armement représentée par la NRA et de l’impunité de l’ultradroite raciste et terroriste, tout en empêchant que des mesures rationnelles soient prises pour prévenir de nouveaux massacres scolaires ou attentats terroristes, soit en limitant l’accès aux armes de forte puissance, soit en éliminant les causes de la déchéance et du désespoir social qui constituent le terreau du fondamentalisme religieux chrétien et des idéologies néofascistes.

Dans le même temps, la mobilisation de masse de 2020 contre les violences policières racistes, le plus grand mouvement social de l’histoire des États-Unis, et le basculement d’une partie de la jeunesse vers la gauche, indiquent que la polarisation politique et sociale s’intensifie. Pour l’atténuer, Biden et les démocrates tentent sûrement de promulguer une timide réforme faisant référence à la possession légale de certains types d’armes, en accord avec une partie des républicains. Quelque chose de cosmétique et sans aucun impact substantiel.

Pour les socialistes, c’est une obligation de souligner l’illégitimité d’un régime incapable de répondre à des problèmes aussi fondamentaux que les massacres dans les écoles et les lieux publics et le terrorisme d’extrême droite. Cette incapacité est liée aux caractéristiques structurelles du régime, comme son caractère profondément antidémocratique et raciste. D’où l’incapacité du régime à céder aux demandes populaires, reflétant une opinion franchement majoritaire, en faveur de restrictions plus importantes sur le commerce des armes au sein des États-Unis. La dénonciation de l’énorme pouvoir de la NRA au Congrès et au Sénat, de l’impunité de l’extrême droite, y compris le fait que Trump n’ait pas été poursuivi et emprisonné pour avoir dirigé une association de malfaiteurs le 6 janvier 2021, sont donc d’une urgente actualité.

Même les revendications démocratiques les plus élémentaires sont, dans le contexte américain, une remise en question de l’ensemble du système et du régime. Transformer ces revendications en une puissante mobilisation sociale et articuler une organisation politique de la classe ouvrière autour d’elles résume le défi pour la construction d’une alternative politique aux États-Unis.

6 juin 2022

Simón Rodríguez Porras

Membre de la direction du Parti Socialisme et Liberté, section de la UIT-QI du Venezuela

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