Réplique du Bâtonnier Evens Fils à Marthel Jean-Claude

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Mercredi 18 mai 2022 ((rezonodwes.com))– Les trois principales erreurs du texte de l’honorable magistrat Jean Claude Martel portant sur l’intégration directe à la Cour de cassation Depuis quelques semaines, des débats sont agités sur le droit des avocats de se porter candidat aux postes de juge à la Cour de cassation. D’un côté et de l’avis de plusieurs magistrats, les avocats n’ont pas le droit de briguer directement le poste de juge à la Cour de cassation. 

D’un autre côté, des avocats en soutiennent fortement l’affirmative. La controverse s’est intensifiée quand magistrature et avocature s’entrechoquent, pensent des spectateurs. Sur le terrain de la dialectique, l’honorable magistrat Martel Jean Claude, juge et partie à la fois, vient de faire son entrée peu triomphale en publiant un texte intitulé : « L’intégration directe à la Cour de cassation, est-elle permise par la loi ? ».

Croyant avoir secouru son équipe, le magistrat Martel s’est faussé et s’illustre ainsi par trois erreurs de raisonnement. Pour le très honorable magistrat Martel Jean Claude, les avocats ne peuvent être nommés à la Cour de cassation par intégration directe. Seuls les magistrats de carrière sont éligibles pour un poste vacant à la Cour régulatrice. Par intégration directe, on entend la nomination à la magistrature sans être allé à l’École de la Magistrature à l’instar d’un avocat de carrière. Néanmoins, pour ce candidat désirant intégrer directement la magistrature, s’il est qualifié, un stage probatoire est obligatoire à l’École de la Magistrature avant son entrée en fonction.   

Au prime abord, nous tenons à reconnaitre la sagacité de la réflexion du magistrat et la portée de son texte qui a ranimé le débat judiciaire dans une société prédominée par la satisfaction des besoins primaires et l’incertitude d’un quotidien. La pauvre littérature juridique haïtienne s’en est enrichie. Bravo, magistrat Martel Jean Claude !  Votre génie est indéniable ! A l’instar du très honorable Wilner Morin, une autre éminence du monde de la magistrature,  nous en convenons que c’est un texte qui fait montre d’une grande préoccupation citoyenne dans l’intérêt collectif. Dans son texte, ce magistrat professionnel a failli dire toute la vérité. Et rien ne lui manquait presque pour atteindre la vérité.  

En revanche, pour comprendre les faux pas que le magistrat a innocemment dessinés avec sa belle plume, il faut recourir à la rigueur du raisonnement cartésien et s’en tenir au syllogisme qui constitue le fondement de toute production juridique. Au fait, l’auteur a bien débuté son article. Les premiers matériaux de son argumentaire concordaient quand il affirmait que : « La magistrature est une profession, un métier ; que ce statut est réglementé par la loi du 27 novembre 2007 portant sur la magistrature ; que nulle part, dans cette loi, il n’est prévu l’intégration directe au niveau de la Cour de cassation ». 

Pour ainsi dire, la prémisse majeure du magistrat est incontestablement vraie. Cependant, tout a basculé, quand l’auteur a avancé des prémisses mineures violemment erronées. De l’examen minutieux de son texte, nous en relevons sept erreurs. Dans un souci de concision, nous en présentons ici seulement trois. Première erreur : l’auteur substitue sa pensée à la loi en alléguant faussement que « cette possibilité/l’intégration directe à la Cour de cassation n’est nullement envisagée ». Il parle très fort à la place du silence d’un texte. Selon l’auteur, la loi de 2007 sur la magistrature précise les conditions d’accès à la magistrature au niveau des Tribunaux de Paix, de Première Instance, à la Cour d’appel et non pas à la Cour de cassation. (Prémisse majeure, vraie). 

Cependant, quand l’auteur continue et avance : « Cette possibilité/l’intégration directe à la Cour de cassation n’est nullement envisagée » (Prémisse mineure, fausse), il a scandaleusement substitué sa pensée à la loi. L’article 28 de cette loi se prononce sur la vacance de poste de juge à la Cour de Cassation sans en préciser les modalités (directe, magistrats de carrière ou autre). Pourquoi dire ce qu’un texte ne prescrit pas ?  Dans son empressement, l’auteur parle bruyamment à la place du silence d’un texte. Il confond le droit à l’intégration directe avec les conditions de l’intégration. La loi de 2007 est muette sur les conditions d’intégration des juges à la Cour de cassation. Et ce, indépendamment d’une intégration directe (Avocats) ou sur base de carrière à l’issue de l’EMA (Magistrats).

Si c’est parce que les conditions d’intégration directe n’y sont pas énumérées, alors, on aurait dû conclure aussi qu’il n’y existe aucun mode d’intégration. Deuxième erreur : les avocats ne soutiennent pas que l’intégration directe au niveau de la Cour de cassation est permise en se basant sur le silence de la loi de 2007, mais sur les claires dispositions du décret du 22 août 1995. 

En son article 15, le décret du 22 août 1995 prescrit : «Nul ne peut être Juge à la Cour de cassation s’il ne remplit l’une des conditions suivantes :

1) – Avoir occupé, pendant sept ans au moins, les fonctions de Juge ou d’Officier du Parquet dans une Cour d’Appel;

2) – Avoir exercé la profession d’Avocat pendant dix ans au moins…. ».

A bien noter que le décret du 22 août 1995 est visé dans le préambule de la loi de 2007 sur la magistrature. C’est cet article qui confère le plein droit aux avocats de se porter candidat aux postes de juge à la Cour de cassation par la voie de l’intégration directe. Il est urgent de remarquer que le magistrat de carrière qui candidate aux postes de juges de la Cour de cassation ne dispose que de cet article 15 pour examiner son éligibilité. Ce n’est pas dans la loi de 2007 qu’un magistrat puise son éligibilité, mais uniquement dans les dispositions de l’article 15 du décret du 22 août 1995. Veut-on abroger un alinéa d’un article pour en garder l’autre ? 

Troisième erreur : Il n’y a pas de conflit de normes de droit écrit. Des magistrats professionnels ont formulé une objection.  La théorie de la hiérarchie des normes n’est pas ici applicable. De la contexture du décret du 22 août 1995 et de la loi de 2007 sur la magistrature, il n’y a pas de conflit de normes de droit écrit.  Les magistrats ne font qu’exprimer une objection intelligible. Il y a conflit de norme de droit écrit lorsque le juge se trouve en présence d’une même situation juridique, susceptible d’être régie par plusieurs sources de droit ou textes législatifs. Tel n’est pas le cas ici. On ne peut pas opposer les conditions d’éligibilité d’un juge à la Cour d’appel aux conditions d’éligibilité d’un juge à la Cour de cassation.

Au regard du droit, il n’y en a aucun conflit de textes. Car, les deux textes examinent deux sujets différents (décret 1995, article 15 : condition d’éligibilité à la Cour de cassation. Loi 2007, art. 23, condition d’éligibilité à la Cour d’appel). Il ne s’agit pas d’une même solution régie par deux lois. Il y a vraisemblablement contraste dans la réalité future que ces textes puissent générer, par anticipation. Les contrastes ne sont pas des contradictions. (DELILLE Jardins, I). L’âme aime la symétrie, mais elle aime aussi les contrastes (MONTESQUIEU. Goût, contraste). Toutefois, il est profondément légitime si le juriste est perplexe devant ces deux dispositions et se demande pourquoi le législateur en a ainsi décidé ? Dix-huit (18) ans pour la Cour d’appel et dix (10) ans pour la Cour de cassation ? Est-ce par erreur ? Inadvertance? Motif inconnu ? Le législateur n’a-t-il pas raison en comparaison au Conseil constitutionnel? Et si celui-ci avait raison, c’est le nombre d’année à la Cour d’appel que le nouveau législateur réduirait? On pourrait même lancer un débat sur une vraisemblable incohérence de fond. Alors ce débat s’étendra également à l’article 190 (bis) introduit en 2011 dans la Constitution d’Haïti, soit plus de quatre (4) ans après la promulgation de la loi de 2007 sur la magistrature. Cet article 190 (bis) exige simplement dix (10) ans d’expérience d’exercice d’avocat pour être nommé membre au Conseil constitutionnel, lequel est investi d’un gigantesque pouvoir juridictionnel plus étendu avec incidence directe sur tous les Cours et les Tribunaux. C’est un grand débat auquel tout juriste est convié. Cela est relativement controversé et pourrait renverser les donnes. 

Cependant, le premier juge qui cessera de questionner et de se questionner pour imposer des réponses ayant force de loi s’écarte de la probité pour se livrer à un violent excès de pouvoir. La compétence est un élément de sécurité juridique qui empêche à celui qui applique la loi de vouloir créer sa loi, aussi incongrue que celle-ci puisse lui paraitre. La loi est la loi. Par ailleurs, on ne peut pas évoquer ici la théorie de la hiérarchie des normes. Cette théorie s’applique à des normes qui ont le même objet et traite des mêmes thématiques. Il résulte que le décret du 22 août 1995 a pour objet l’organisation de la justice, tandis que la loi de 2007, un ensemble de droits et d’obligations applicables aux magistrats. De plus, les dispositions de l’article 15 du décret du 22 août 1995 n’entrent point dans la matière de la loi de 2007. Le texte du 22 août 1995 porte le principe élémentaire de la pérennité législative : Une disposition législative ou règlementaire demeure en vigueur jusqu’à son abrogation. Et de la comparaison de ces deux textes, il n’existe ni une abrogation expresse, ni une abrogation tacite ou implicite du fait que l’application de l’une n’empêche pas celle de l’autre.

L’application de l’une suscite un questionnement légitime dont la réponse ne compète pas au juge de l’application de la loi. Il n’y a pas lieu à interpréter. Le texte est clair pour être appliqué. Toutefois, nous admettons que, de l’avis légitime de ces magistrats, l’exigence relative au nombre d’années requis pour être admis à la Cour d’appel est supérieure à celle exigée pour la Cour de cassation.  La controverse est réelle, mais elle ne peut être assimilable à une autre loi ou disposition de loi par le juge. Car crier sur les toits que les avocats ne sont pas éligibles est une invention législative bien burlesque. Le juge doit s’arrêter là s’il ne veut pas traverser ses limites et recourir à sa logique non censurée. Qu’on se souvienne: « L’interprétation des Lois par voie d’autorité, n’appartient qu’au Pouvoir Législatif, elle est donnée dans la forme d’une Loi », Art. 128 de la Constitution.

Et le Sénat, seule instance autorisée pour la confection de la liste des candidats,  n’envoie-t-il pas régulièrement les noms des avocats à l’Exécutif pour être nommé juge à la Cour de Cassation ? Indéniable fait antérieur à ce débat ! A ceux qui crieront que nous ne sommes pas dans un ordre constitutionnel, je leur réponds tout de go: Lors même que certaines dispositions constitutionnelles sont inapplicables, les Principes Généraux de Droits, qui sont non-écrits, sont applicables. De même, le juge qui aura vu un viol dans son quartier, mais qui à la barre siège au tribunal criminel, avec l’assistance d’un représentant du Ministère Public incapable de soutenir son accusation, requérant une peine sans preuve, sans témoin, est tenu de libérer l’accusé, présumé criminel notoire. Le juge n’est pas autorisé à faire usage de sa connaissance personnelle du fait. Il n’y a là aucune logique.

Pour comprendre mieux l’applicabilité de la théorie de la hiérarchie des normes, fétiche des juristes, il faut relire Pierre Brunet, Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest-Nanterre, Directeur de l’UMR CNRS 7074, qui en 2013, dans Revus 21 « Les juristes et la hiérarchie des normes », explique les conditions préalables pour parler de la hiérarchie des normes. Il faut que les deux normes entretiennent un rapport. Si la validité de la seconde norme est fondée sur la validité de la première, on peut conclure que ces deux normes entretiennent entre elles un rapport hiérarchique.

Alors, quel est le rapport du décret du 22 août 1995 qui établit les conditions pour être nommé juge á la Cour de cassation avec la loi de 2007 qui est muette particulièrement sur  cette question ? Pendant que les magistrats querellent pour la gradation des nombres d’années pour être éligible à la Cour régulatrice, il faudrait qu’ils ajoutent à leur débat bien intéressant, sans se donner de réponse hâtive, que le Bâtonnier qui va trancher, en collégialité,  les éventuelles plaintes contre les grands juges de la Cour de cassation, n’a besoin que de cinq ans d’expérience d’exercice d’avocat pour être nommé représentant de la Fédération des Barreaux d’Haïti au Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ). Art. 34 du décret du 29 mars 1979 ; Art.4 de la loi de 2007 créant le CSPJ.

Quant au juge de paix siégeant au CSPJ, une seule année d’expérience de magistrat lui suffit pour pouvoir apprécier le comportement d’un juge à la Cour d’appel, puis signer éventuellement sa radiation après convocation par le Tribunal disciplinaire. Si nous voulons à tout bout de champ remettre en question la concordance des nombres d’années d’expérience requis pour une fonction, sans prendre du recul en faisant spasmodiquement de nos questions des réponses dogmatiques, nous risquons de couper la branche sur laquelle nous nous sommes assis. Somme toute, nous savons que le doute est un lourd fardeau ; le questionnement assidu est un exercice difficile.

Le juge, historiquement représentant de Dieu dans le judiciaire, est astreint à se positionner sur toute demande ou différend. Dans son reflex de magistrat solutionneur, il est souvent exposé à l’élan d’anticipation, à l’allure du souverain, à la tentation des réponses hâtives et de la spéculation omnipotente. Au fait, les préoccupations des magistrats sont légitimes ; la problématique est justifiée. En fervents protecteurs de leur profession sacrée, ils sont invités à formuler leurs judicieuses recommandations par devant qui de droit. Leur prémisse majeure était vraie. Mais leur prémisse mineure était fausse. Donc, la conclusion portant sur le droit des avocats est fausse. Tout le raisonnement est donc entièrement erroné.   

Si les magistrats veulent soulever la question de la conformité du nombre d’années d’expérience pour intégrer directement la magistrature, qu’ils le fassent par devant l’instance compétente qui en tranchera souverainement. Cela fera progresser le droit. Je les y encourage. On en a besoin : des pensées critiques constructives. Mais en attendant qu’une voie autorisée arrête le débat, qu’ils appliquent l’article 15 du décret du 22 août 1995 qui ne souffre d’aucun conflit ou de dérogation, mais d’une dépréciation relativement légitime prônée par des magistrats qui confondent problématique, hypothèse et solution juridique à l’interprétation d’un texte législatif. Si les deux premiers sont de l’apanage des juristes, le dernier est exercé par qui de droit. Au demeurant, j’ai été diamétralement opposé à la position du magistrat Martel sur le droit d’intégration directe des avocats à la Cour de cassation. J’en reste persuadé que les avocats disposent de ce droit et personne ne peut le leur ravir. Ils continueront à s’en prévaloir dans l’état actuel de notre législation.   

Néanmoins, la plume du magistrat Martel et la mienne se sont croisées sur deux points. D’ailleurs, magistrats et avocats sont inextricablement liés dans l’exercice respectif de leur profession. Le contradictoire est le propre du droit et compose son esthétique.

Premièrement, le processus de nomination des juges à la Cour de cassation actuellement engagé est vicié. L’actuel Gouvernement ne peut pas cumuler les attributions du Pouvoir Législatif et celles du Pouvoir Exécutif. Il ne peut pas être juge et partie à la fois en confectionnant la liste des candidats et en nommant du même coup les candidats à la plus haute instance judiciaire du pays pour dix ans. Ce processus doit être repensé à la lumière des dispositions constitutionnelles inapplicables d’une part,  et le respect des Principes Généraux de Droit, d’autre part. En absence de tout texte de loi, les Principes Généraux de Droit sont des règles qui ne résultent d’aucun texte écrit ayant valeur juridique, mais auxquelles on reconnaît universellement une valeur législative et même constitutionnelle notamment le principe de l’impartialité. En outre, il faut tenir compte du tiers du Sénat dont les attributions sont dévolues par la loi en cette matière ; puis,  interviendront des acteurs concernés notamment les associations des magistrats professionnels, la Fédération des Barreaux d’Haïti, la société civile en vue d’aboutir à un consensus légitime qui nous rapprocherait de l’esprit du législateur dans le respect des Principes Généraux de Droit. Par voie de conséquence, sera dégagée une approche consensuelle, transparente et inclusive assortie d’une méthodologie juridique exceptionnelle pour relancer le processus de nomination.

Deuxièmement, être juge est une carrière qui requiert une personnalité longuement forgée à cet effet. Ne peut être juge qui veut. C’est un serviteur public,  une composition mystique de l’âme immergée dans un besoin insatiable d’impartialité qui brame après une équité naturelle dans chaque décision dans l’intérêt collectif et sans souci de gagner. A l’opposé, l’avocat vit que des victoires de ses clients qu’il arrache des flammes de la condamnation sociale. Il perd souvent le sens de l’équilibre parce qu’il est condamné à épouser sa propre rhétorique devant l’acharnement de l’adversité. Que chacun poursuive sa carrière, est la formule orthodoxe. 

Mais cette différence entre l’avocature et la magistrature est si cruciale lorsque l’un d’entre nous découvre, après des années,  sa véritable vocation, il a le droit de changer de manteau à l’instar du juge qui abandonne la magistrature pour fonder son cabinet d’avocats. Et les Barreaux n’en disconviennent guère ! Et si la loi intemporelle, impersonnelle ne l’interdit. Ce n’est pas nous, mortels, tissés d’intérêts personnels de le faire.

PS : Sans aucune forme de personnalisation et dans la plus grande impartialité, que le meilleur candidat gagne, magistrat ou avocat, lorsque le processus de nomination aura été amendé. 

Ouanaminthe, le 16 mai 2022
Evens Fils, av. Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Fort-Liberté
evensfilsfichier@yahoo.fr
WhatsApp : (509) 3213-7369

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