Le cent-cinquantenaire de naissance d’Etzer Vilaire, enseignant et leader pédagogique (IV)

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Haïti/Mémoire (7 avril 1872 – 7 avril 2022) | Le cent-cinquantenaire de naissance d’Etzer Vilaire, enseignant et leader pédagogique (IV)

Par Idson Saint-Fleur

Mardi 10 mai 2022 ((rezonodwes.com))– En 1889, âgé de 17 ans Etzer Vilaire fait son entrée dans l’enseignement. Grâce au réseau de relations sociales de son grand-père du côté maternel, Alain Clérié, il débute comme professeur de d’histoire à l’Ecole secondaire des Demoiselles de Jérémie. Cette expérience est de courte durée. L’année d’après (1890), le jeune enseignant redevient élève admis au Collège Saint-Martial de Port-au-Prince comme boursier de l’Etat haïtien. A cause de la fréquence de ses ennuis de santé, il ne reste que deux à Port-au-Prince (1890 -1892) ; il regagne ses pénates sans avoir pu boucler le cycle  d’études secondaires au Collège Saint-Martial, contrairement aux souhaits de ses parents.

En 1892, Etzer Vilaire réintègre l’Ecole secondaire des Demoiselles de Jérémie au titre de professeur de français. Cette nouvelle expérience dure sept ans. En 1899, on le retrouve à la direction de l’Ecole primaire des Garçons. Il y reste jusqu’en 1902 durant la présidence provisoire de Boisrond Canal (26 mai 1902 – 17 décembre 1902). Cette année-là, il se décharge de la direction de cette école « par besoin d’indépendance et de respect de moi-même » (1), comme il le clame.  

En dépit de ses activités au niveau de l’Ordre des avocats du Barreau de Jérémie qu’il a intégré le 9 juin 1894, Etzer Vilaire ne délaisse pas l’enseignement, cette autre passion. Cet homme de la chaire, cet artiste de l’éloquence aime partager son savoir, communiquer ses passions : Dieu, littérature, droit. Pour la conduite de ces trois exercices – évangélisation, enseignement et publicité de la loi – il doit parler ; parler pour convaincre ; parler pour instruire ; parler pour plaire. Il fait école ! En fait, durant 30 ans, il donnera sa contribution de qualité à la formation de la jeunesse scolaire issue de plusieurs communes de la Grand-Anse, placée en concentration à Jérémie, la métropole régionale.

Etzer Vilaire, premier directeur du lycée Nord Alexis de Jérémie

En avril 1905, le gouvernement de Nord Alexis décide de la fondation d’un lycée à Jérémie. Le ministre de l’Instruction publique charge Etzer Vilaire de l’inauguration de ce nouveau projet pédagogique. La trentaine avancée, fort de ces 13 années d’expériences dans le secteur éducatif, il se donne avec un enthousiasme exemplaire dans sa nouvelle fonction ; une nouvelle plateforme qui lui donne la possibilité d’œuvrer à la formation de la jeunesse, celle qui sera appelée à recomposer l’élite de la cité avec la responsabilité d’assumer le présent et de tracer les grandes lignes du futur de Jérémie, au mieux, du pays tout entier. Pour Etzer Vilaire, enseigner est un acte patriotique !

Au lycée Nord Alexis de Jérémie, il y aura l’«effet Vilaire », une sorte de tropisme implacable :

« Le nom d’Etzer Vilaire était tout un symbole, un signe de ralliement amenant dans l’établissement des groupes d’étudiants déchaînant le désert dans les écoles primaires où ils s’étiolaient, avides de s’instruire. On en comptait même des adolescents qui, sentant la défaillance de leurs études, attelés déjà à un travail rémunérateur, s’en affranchissent pour se ranger sur les bancs du lycée. »(2)

Il en a été ainsi durant les 17 années consacrées à la direction de cet établissement scolaire.

Pour mener à bien son projet pédagogique, il obtient de son ministre de tutelle, Murville Sainte-Croix Stanislas Lacrose Férère, la liberté de choisir ceux qu’il juge aptes à l’aider dans cette tâche immense et lourde de responsabilités. Mis à part le soutien du ministre, il est aussi fortement épaulé par Dantès Bellegarde qui vient d’être nommé chef de division au Département de l’Instruction publique. Du nombre des enseignants recrutés, l’on compte son cousin-ami, Edmond Laforest auquel il  avait déjà passé sa chaire de français à l’Ecole secondaire des Demoiselles que d’aucuns appelaient plutôt le Collège des Jeunes Filles.

Etzer Vilaire, éducateur culturel

Le travail commencé dans les salles de classe se poursuit dans les cercles littéraires. Etzer Vilaire aime se mêler aux gens de lettres, mais aussi, il adore communiquer cette passion littéraire à la nouvelle génération. Il commente textes et prestations littéraires, encourage les jeunes tâtant la muse ou la prose, ou s’essayant dans les arts de la scène, à faire davantage et mieux. Il agit comme un encadreur littéraire et culturel exigeant, mais patient.

Etzer Vilaire passe à ces élèves les classiques de la littérature (poésie, théâtre, roman) ; il les initie aux principes de la bonne élocution ou de la diction parfaite. Le travail fait avec un groupe de garçons donne des résultats parlants. Les félicitations pleuvent. Les jeunes en sont ravis et rassurés. Le maître, quoique satisfait, cherche toujours d’autres talents littéraires à débarrasser de certaines gangues. Dans son art pédagogique, il sait comment insuffler le sens des choses littéraires aux poétereaux dont les œuvres primaires sont condamnés au vide-ordures par certains pontifes condescendants et dédaigneux ; il sait comment transformer les jeunes ringards en acteurs aux expressions corporelles et vocales bien travaillées.      

Le succès des garçons stimule un groupe de jeunes filles. Elles sollicitent et obtiennent l’encadrement de la dame B. Blanchet, mécène local, et d’Etzer Vilaire. Avec elles, le succès est également au rendez-vous. Le public lettré de Jérémie est de nouveau charmé. Les filles portées aux nues sont fières de leurs prestations (3). Leur maître est salué partout ailleurs dans la ville. Etzer Vilaire confirme, une fois de plus, qu’il est une « essence de lumière » (4).

Etzer Vilaire opposé à l’immixtion de la politique dans l’administration des écoles

Durant la présidence de Sudre Philippe Dartiguenave, Etzer Vilaire s’oppose avec la plus grande fermeté à une décision gouvernementale concernant son établissement scolaire. A son insu, donc à son grand étonnement, une nouvelle cohorte d’enseignants est affectée au lycée Nord Alexis en remplacement de son équipe pédagogique bénéficiant de toute sa confiance, dont la qualité du  travail est joyeusement saluée par des parents satisfaits de l’apprentissage de leurs enfants. Pour répondre à la brutalité  de cette décision incongrue, Etzer Vilaire envoie sa démission au Chef de l’Etat. Quelque peu embarrassé, le président Dartiguenave rétropédale : 

« Le Président lui retourna la démission avec maintes excuses et eut la faiblesse de lui avouer que ces nominations furent faites sous la pression d’un  membre du Corps Législatif. Il écarta ces titulaires indésirables ; les destitués reprirent leurs places. Désormais, a-t-il ajouté, aucun changement ne sera fait au Lycée, si ce n’est sur votre décision. » (5)  

Etzer Vilaire face aux pédagogues chrysocales de l’Occupation américaine 

Etzer Vilaire se dresse également  contre l’intrusion de l’Américain dans la gestion des écoles haïtiennes. Comme directeur du Lycée Nord Alexis de Jérémie, il est contrarié du fait que ses rapports sur l’effectif et la fréquentation des classes ne valent rien aux yeux du superintendant américain placé au Département de l’Instruction publique, vu que ce travail est réalisé, chaque fin de semaine, par des soldats américains, dépêchés, à cet effet, au sein de l’établissement scolaire.

En 1917, Etzer Vilaire refuse de se soumettre à une enquête sur les capacités pédagogiques des enseignants. L’Occupant entend sanctionner tous ceux qui ne sont pas détenteurs de diplôme universitaire ou de diplôme délivré par une école normale d’enseignants les habilitant à être dans les salles de classe. Vilaire prend la défense de son personnel en soutenant l’idée qu’il a acquis une belle expérience pédagogique en raison de nombreuses années déjà accumulées dans l’enseignement (6).

Etzer Vilaire fait corps avec les enseignants. Pour bloquer la manœuvre, il ne daigne même pas faire valoir son diplôme de Droit et met en avant l’inutilité d’une telle requête dans son objection aux Américains formulée par lettre datée du 2 août 1917 :

« Le Directeur et aucun des membres du personnel enseignant dont les noms précédent ne comprennent de quelle sorte d’authenticité revêtir l’attestation demandée à défaut de titres universitaires. Le Directeur estime, pour lui et pour les professeurs comme lui dépourvus de ces titres, ne pouvoir s’adresser à personnes (sic) pour l’attestation de capacité, vu que les autres membres du corps enseignant à Jérémie sont attachés à des écoles inférieures au Lycée. Enfin il croit qu’il lui suffira de déclarer, en son âme et conscience que les susmentionnés de son personnel et lui, peuvent fournir l’enseignement secondaire classique, chacun pour sa spécialité, que partant ils sont à la hauteur de leur devoir et sans inconvénients comme sans regret, se passent de titres.»(7)

Après réception de cette correspondance, la soldatesque de l’Occupation américaine, basée à Jérémie, ne tente plus de fouiner dans la gestion administrative du lycée. Mais pas pour longtemps !

Il importe de rappeler que durant les premières années de l’Occupation américaine, l’élite intellectuelle haïtienne, dans sa majorité, francophile par-dessus le marché, refuse la réforme éducative décrétée par les délégués de Washington tant elle promeut une éducation moins littéraire se débarrassant progressivement des « humanitas » – comme disaient les Romains -, pour faire plus place à la formation technique et professionnelle, avec une orientation plus poussée vers l’agriculture. C’est le temps de la mise en place des écoles primaires supérieures dispensant – dans la suite de l’enseignement primaire élémentaire de trois ans – sur une période de deux à quatre ans une formation dans les disciplines telles langues vivantes, algèbre, comptabilité, sténodactylographie, agriculture pratique, arts industriels.

En dépit du fait qu’il reprouve cette réforme, dans le courant de 1919, le lycée Nord Alexis de Jérémie devient une « Ecole primaire supérieure » (8). Il en est pareil de plusieurs autres établissements scolaires secondaires desservant les grandes villes départementales. Le projet pédagogique d’Etzer Vilaire est contrarié. Il en est gêné.

Bibliographie

  1. VILAIRE, Etzer ; Notice autobiographie ou Etzer Vilaire raconté par lui-même in « Poèmes de la mort (1898-1905) », Librairie Fischbacher, Paris, 1907
  2. CHASSAGNE, Numa ; Etzer Vilaire in « L’Action » du jeudi 21 juin 1951, No. 250
  3. CHASSAGNE, Numa ; Etzer Vilaire II in « L’Action » du jeudi 5 juillet 1951, No. 254
  4. GAILLARD, Roger ; Fin du « Purgatoire » pour Etzer Vilaire ? III.- Visage d’un patriote (Suite et fin) in « Le Nouveau Monde » du vendredi 18 décembre 1970, No. 1401 
  5. CHASSAGNE, Numa ; Etzer Vilaire in « L’Action » du jeudi 21 juin 1951, op.cit.
  6. VILAIRE, Etzer ; Les débuts de l’occupation américaine in « Le Nouveau Monde » du mardi 18 avril 1972, No. 1777
  7. VILAIRE, Etzer ; Les débuts de l’occupation américaine in « Le Nouveau Monde », op.cit.
  8. Le Matin du jeudi 8 avril 1920, No. 3754
  9. SAINT-FLEUR, Idson; Le Protestantisme haïtien face à l’oppression. Persécution contre les méthodistes. Occupation américaine. Campagne anti-superstitieuse, Imprimerie Média-Texte, Port-au-Prince, 2018

Petite-Source (Zèb-Ginen), La Gonâve

Idson Saint-Fleur

saintfleuri14@yahoo.fr

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