La récusation dans le système judiciaire haïtien : quelle garantie ?

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par Me Lucien Georges

Lundi 11 avril 2022 ((rezonodwes.com))– Le droit à la défense est la base de toute justice. Un procès équitable et un juge impartial font partie des garanties que doit offrir la justice pour tous. Tout juge qui se respecte se doit absolument d’être sans parti pris dans l’exercice de ses fonctions. On ne saurait parler de procès équitable sans le respect de ces principes tels que l’impartialité qui est conçue comme attribut du droit de l’homme qui est le droit à un procès équitable et également une obligation déontologique du juge.

Un juge qui exhibe ses penchants au cours d’un procès sans être à la phase de décider peut-être récusé conformément aux conventions sur les droits de l’homme, tel, le pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) adopté par l’ONU en 1966 qui fixe en ses articles 6, 15, et 16 certaines garanties judiciaires auxquelles aucune dérogation n’est permise aux États. Ce qui implique que dans tout système de droit pénal et l’appareil judiciaire de chaque États doivent prévoir dans leur système de droit cette garantie judiciaire, elle doit- être donnée.

En Haïti, la récusation en tant que garantie judiciaire est prévue en l’article 435 et suivants du code de procédure civile ainsi que dans le code d’instruction criminelle en son article 429 et suivants tenant compte du fait qu’il traite du renvoi d’un tribunal à un autre.

Dans un arrêt phare de la Cour de cassation rendu en l’année 1863, la Cour a établi le principe de l’admissibilité de la récusation en postulant que : « Pour récuser un magistrat et lui enlever le droit de juger un procès dont il est saisi par la loi, il faut que les griefs qui servent de base à la récusation soient bien établis. Ainsi, entre l’affirmation du récusant et la dénégation motivée du juge récusé, il n’y a rien qui puisse régler la conviction du tribunal sur la légitimité de la demande ; cette récusation doit-être déclarée mal fondée. Cass. 21 déc. 1863 ».

  1. De la récusation des juges des tribunaux et Cours

Le décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire et le code de procédure civile font état de la procédure de récusation de juge unique au niveau des tribunaux et de collège de juges au niveau de la cour d’appel, de section au niveau de la Cour de cassation. Il faut dire que les juges de paix, ceux des Tribunaux de Première Instance et des Cours de la république constituent la magistrature assise. Au délibéré d’un litige qui leur est soumis, ils sont tenus de prononcer un jugement sous peine d’être poursuivie pour déni de justice.

En effet, une partie au procès qui se sent lésée dans ses droits à un procès équitable par le fait d’un juge, ou du moins, le juge qui doit connaître l’affaire n’est pas au-dessus de soupçon, n’est pas ni indépendant ni impartial, peut initier une action en récusation. La récusation peut être sollicitée soit contre un juge unique, soit contre une collégialité ou en masse. Par contre, seuls les juges de la Cour de cassation ne  peuvent être récusés en masse. Beaucoup d’articles du décret du 22 août 1995 traitant de cette procédure, parlent du délai et des instances judiciaires habilitées à la traiter.

Bien sûr que l’institution judiciaire est présentée sous une forme pyramidale, le décret du 22 août 1995 prévoit des dispositions spéciales pour chaque échelon la concernant. Ainsi donc, il dispose de la procédure en la matière, comme les conditions de fonds et de forme sans oublier les délais pour les juges constituant le premier échelon de la magistrature assise, à savoir la justice de paix. Au deuxième échelon, le code de procédure civile traite de la procédure de récusation des juges uniques au niveau des tribunaux de Première instance et de collège des juges au niveau de la Cour d’appel. En dernier lieu, le code traite de la procédure de récusation d’une section de la Cour de cassation.  

  1. Distinction entre récusation et dessaisissement

La récusation est le droit d’obtenir le remplacement du juge civil. Elle est l’œuvre d’une partie ou de son avocat. La récusation est applicable à toutes les juridictions. Ainsi, la récusation pour le juge unique et le collège est tranchée par les administrateurs de ces juridictions. Pour la justice de paix, par les Juges titulaires. Le récusant doit déposer l’acte de récusation et les motifs au tribunal de paix. Ce juge a deux jours pour exprimer son accord ou son désaccord face à la procédure, suivant les dispositions des articles 442 et suivants du code de procédure civile annoté par Luc D. Hector.

Pour les tribunaux de Première Instance, par les Doyens et les cours par les Présidents. Sauf la récusation en masse qui relève de la compétence exclusive de la Cour de cassation moyennant que les faits constitutifs de la récusation doivent-être des suspicions légitimes. En général, une partie qui veut récuser un juge ou plusieurs juges doit à peine de nullité, présenter sa requête au Président de la cour d’appel. Si la demande de récusation est admise, il procède au remplacement du juge conformément à l’article 448 et suivant du même code et également certaines notes jurisprudentielles qui se trouvent au bas de ces articles. Le rejet de la demande de récusation entraine le maintien du magistrat mise en cause, et dans ce cas, le demandeur à la récusation est condamné à une amende civile. La récusation d’un juge civil à l’audience doit-être consignée par le greffier du siège.

À contrario, le dessaisissement qui est utilisé généralement pour les juges pénaux, l’est aussi pour les juges civils contrairement aux dires de certains juristes plaideurs, dès lors qu’il y a suspicion légitime.  Dans une procédure inquisitoire, le juge d’instruction est la personne chargée de l’instruction judiciaire, c’est un magistrat du siège chargé des enquêtes judiciaires dans les affaires pénales les plus graves. Le juge d’instruction instruit sur les crimes et les délits complexes à charges et à décharges. A la fin de l’instruction, il rend son ordonnance de clôture qui peut- être soit de non-lieu ou de renvoi au tribunal correctionnel ou à la Cour d’assise (tribunal criminel). Il est le seul juge ayant compétence pour instruire des affaires criminelles. Il possède une double mission : Procéder en toute impartialité à la manifestation de la vérité et prendre certaines décisions juridictionnelles. A ce stade, si une personne mise en examen ou toute autre personne impliquée dans un dossier où un juge d’instruction s’apprête à instruire, manifeste un doute quelconque sur l’impartialité du magistrat instructeur, elle peut intenter une action en récusation ou en dessaisissement pour suspicion légitime contre ce magistrat instructeur. 

Il n’y a pas de délai pour une requête en dessaisissement pour cause de suspicion légitime suivant l’arrêt du 24 décembre 1851. Note 7, placé au bas de l’article 429 du CIC. En fait, le dessaisissement est la conséquence du retrait d’une compétence ou d’un pouvoir dont une autorité se trouvait légalement investie pour raison de suspicion légitime. A cet effet, seule la Cour de cassation sur la réquisition du Commissaire du gouvernement près le tribunal de ladite Cour peut renvoyer la connaissance de l’affaire d’un tribunal criminel, correctionnel ou de police à un autre tribunal de même qualité, d’un juge d’instruction à un autre juge d’instruction pour cause de suspicion légitime. D’où la question, qui a la qualité pour solliciter cette demande en dessaisissement pour cause de suspicion légitime ?

Suivant un arrêt de la Cour de cassation daté du 8 août 1870 se trouvant au bas de l’article 429 du code d’instruction criminelle, note numéro 3: Sauf les parties intéressées sont aptes à produire et à former une telle demande pour suspicion légitime. Les parties intéressées ne sont autres que le prévenu, la partie civile et le Ministère public. Dans le système judiciaire haïtien, malgré tous ces instruments juridiques disponibles pour la récusation et/ou le dessaisissement, on a pu constater un mauvais usage fait de cette procédure. Ce qui engendre une conséquence désastreuse dans la chaine pénale. Fort souvent, on l’utilise soit pour garder en détention, beaucoup plus longtemps, un détenu déjà incarcéré ou certains dignitaires (hommes politiques…etc), soit  pour s’échapper d’une éventuelle incarcération, soit  pour faire bloquer une instruction malgré les conséquences encourues.  Qui a la compétence pour remédier à cette situation qui est l’une des causes de la détention préventive prolongée dans le système carcéral en Haïti ?

La cour de cassation possède cette compétence. Elle peut le faire aux moyens d’un arrêt de principe. Elle a un pouvoir créateur de la norme  que nous aurons à développer plus bas. Elle peut le résoudre également en faisant introduire la récusation aux  affaires urgentes.

Comment saisir la Cour de Cassation par requête en dessaisissement ?

Pratiquement, Il n’y a pas un texte de loi qui dit explicitement comment saisir la Cour de Cassation à la manière de la France ou de  l’Afrique francophone. Pour cela, les avocats ont l’habitude d’adresser leur requête aux honorables juges de la Cour de Cassation puis, ils signifient le Doyen ou le Président de la Cour d’appel du juge ou du collège de juges à dessaisir de l’affaire. Cette requête désigne le juge d’instruction à récuser et exposer les moyens sur lesquels se fondent la récusation, avec toutes les justifications utiles à l’appui de la demande. Tant que la Cour  n’a pas encore statué sur la requête, le juge d’instruction n’est pas dessaisi. Ainsi, il continue à mener son information judiciaire en attendant la décision de la Cour. Cette pratique suscite beaucoup de débats dans le monde de la basoche. Si pour certain c’est normal que le juge continue à enquêter, pour d’autres, il doit surseoir à instruire après la signification d’une requête en dessaisissement ! Une nouvelle législation devrait trancher cette question !

  1. Quel est le rôle de la Cour de Cassation dans ce vide juridique pour un cas si important ?

Il est dit que la Cour de cassation en tant que l’un des organes régulateurs doit pouvoir combler ce vide sachant que les juges ont une fonction d’assurer l’unité de la jurisprudence, l’interprétation de la loi et ils ont un pouvoir créateur de la norme. Elle ne réexamine pas les faits qui sont à l’origine du litige. Sa mission consiste à vérifier que les tribunaux et cours d’appel ont correctement appliqué la loi.  Parmi les origines des règles de droit, il y a les sources indirectes qui sont une possibilité donnée aux juges de la Cour de créer les règles de droit.

Pour faciliter cette rédaction de ce texte nous nous sommes rendus à la Cour de Cassation pour collecter certaines informations sur le fonctionnement pratique de la Cour, particulièrement sur le nombre de cas en récusation et en dessaisissement dont elle est l’objet durant les trois dernières années judiciaires de 2018 à 2021.

Saviez-vous à la Cour de Cassation, la récusation/ dessaisissement ne fait pas partie des affaires urgentes ? Pour beaucoup de cas de récusations  relatifs aux tribunaux et Cours d’appel (juges d’instruction) sont l’objet, il y a des détenus en prison préventive.  Alors que dans la réalité, les juges d’instruction attendent l’arrêt de la Cour de Cassation pour poursuivre l’instruction ou restituer le dossier.

C’est à ce point qu’on se questionne sur la récusation dans le système judiciaire haïtien. Dans Beaucoup de cas de récusation dont une affaire est l’objet, après la requête, le récusant se présente au greffe de la Cour pour déposer un acte de désistement sans même informer l’autre partie en présence, voire un juge d’instruction qui est l’objet d’une action en dessaisissement à qui la loi donne la possibilité de saisir le tribunal pour réparation civile suite à une action en dessaisissement.

Pour l’année judiciaire 2018-2019 : quatre-vingt-dix-neuf (99) cas de récusation ont été enregistrés au greffe de la Cour de Cassation de la république dont dix- huit (18) dossiers rétablis soit 18.18%, onze (11) dossiers entendus soit 11.11%, six (6) arrêts rendus soit 6%. Sur les six (6) arrêts quatre (4) recevables ; deux (2) irrecevables ce qui donne 6.06% de cas. (Soixante-quatre) 64 dossiers restants soit 64% sur 99 cas de récusation.

Pour l’année judiciaire 2019-2020 : quatre-vingt-douze (92) cas de récusation ont été enregistrés dont vingt-quatre (24) cas rétablis, soit 24. 24 %treize(13) cas entendus, soit 13.13%.  Quatre (4) arrêts prononcés, soit 4.04%. Tous recevables. Il en reste environs 51 dossiers sur quatre-vingt-douze (92) dossiers de récusation non traités, soit 51.43%.

Pour l’année judiciaire 2020-2021 : Cinquante-et-un (51) dossiers de récusation enregistrés dont vingt-six (26) dossiers rétablis, soit 26.26%, dix (10) dossiers entendus, 10.10%, quatre (4) arrêts prononcés, 4.04 %, tous recevables. Dossiers restants 21.57%. C’était un peu  difficile d’établir parmi ces dossiers, combien d’entre eux ont des détenus.

Sur cette base, faisons un bref rappel sur les attributions et la composition de la Cour de Cassation à l’heure actuelle. La Cour de Cassation se compose depuis 1954 avec la publication de la loi organique du 16 juillet, de douze (12) juges dont le Président et le Vice-Président. Jusqu’à aujourd’hui, le nombre n’a pas changé. La loi de 1868 dans son article 6 divise la Cour à l’époque en deux sections et porte  le nom de tribunal ; la section civile : pour les affaires civiles, commerciales et maritimes, l’autre section criminelle : pour les affaires criminelles, correctionnelles et de police. L’article 8 de ladite loi fixe la composition de chaque section au nombre de cinq (5) juges au moins.

Dans ses attributions, la Cour statue dans toutes affaires criminelles, correctionnelles ou de polices  pour vice de forme, pour cause d’incompétence, d’excès de pouvoir, de fausse interprétation, de fausse application de la loi sur le recours en cassation, selon les prescrits de l’article 332 du code d’instruction criminelle.

Désormais, le décret du 22 août 1995 et la loi du 27 novembre 2007 portant statut de la magistrature maintiennent encore la compétence de la Cour de Cassation avec deux sections. Face à ce constat, le Réseau National des Magistrats Haïtiens (RENAMAH) propose la modification de l’article 131 du décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire, organisant la Cour de Cassation afin d’harmoniser ce décret à la loi du 13 Novembre 2007 créant le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire en ses articles 15 et 23 autorisant l’intégration directe des Juges à la cour, particulièrement pour la Cour de Cassation. Au lieu de deux (2) sections, on aura du coup une Cour de Cassation composée de dix-huit (18) ou vingt-quatre (24) juges, cinq (5) chambres dont une chambre des affaires criminelles, correctionnelles et de polices. 2) Une chambre des affaires civiles commerciales. 3) Une chambre pour les crimes financiers et fiscaux. 4) Une chambre pour les affaires urgentes dont la récusation/ dessaisissement. 5) Une Chambre pour les affaires administratives en attendant qu’on aura le binôme juridictionnel dans le  système judiciaire haïtien avec possibilité d’avoir à la Cour de Cassation des experts dans les domaines de droit privé et public.

Lucien GEORGES
Juge au TPI de Port-au-Prince.
Secrétaire Général du RENAMAH
Étudiant en Sciences Politiques/Relations Internationales
Georgeslucien17@gmail.com
Phone : 34614472.

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