Vendredi 1er avril 2022 ((rezonodwes.com))–
I. INTRODUCTION
1. Le 21 février 2022, la Fédération Nationale des Travailleurs de la Santé (FENATRAS) a lancé un appel à la grève dans les centres hospitaliers publics du pays pour exiger de meilleures conditions de travail et une révision salariale, en octroyant un salaire de base de soixante mille (60.000) gourdes au personnel des hôpitaux et centres de santé.
2. Au moins cinq (5) grands centres hospitaliers publics ont observé un arrêt quasi-total de travail. Et, le 31 mars 2022 soit trente-huit (38) jours après son lancement, la grève est levée dans un (1) de ces centres. Cependant, la situation des hôpitaux reste très alarmante et l’accès de la population aux soins de santé, tout aussi aléatoire qu’hypothétique.
3. Préoccupé par cette situation, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) a visité au cours du mois de mars 2022 plusieurs centres hospitaliers du pays et se propose de partager avec l’opinion publique, ses nombreuses observations.
I. SITUATION DANS LES HOPITAUX EN GREVE
4. Tel que susmentionné au moins cinq (5) grands centres hospitaliers publics avaient décidé d’observer le mot d’ordre de grève lancée par la FENATRAS. Il s’agit de l’Hôpital Universitaire La Paix, de l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH), de l’Hôpital Universitaire Justinien du Cap-Haïtien, de l’Hôpital Maternité de Carrefour et de la Maternité Isaïe Jeanty. L’HUEH mis à part, les quatre (4) autres centres sont encore en grève et leur situation mérite d’être relatée.
a) Hôpital Universitaire La Paix
5. A l’Hôpital Universitaire La Paix, ce sont les médecins résidents affectés au service de la maternité qui sont en grève. Cet arrêt de travail a débuté le 8 mars 2022 pour une date illimitée. Leurs revendications sont multiples. Ils réclament entre autres, de meilleures conditions de travail, de l’énergie, l’augmentation du personnel et aussi du matériel de travail approprié.
6. Certains des grévistes rencontrés dans le cadre de ce travail de monitoring ont affirmé au RNDDH qu’une partie de l’édifice est en mauvais état. De plus, le matériel nécessaire n’est pas disponible en général. Cependant, ils estiment que la situation est pire au niveau du bloc de la maternité. Les lits, insuffisants, ne sont pas adaptés pour les accouchements. Aucun rideau ne préserve l’intimité des patientes et celles-ci évoluent dans l’enceinte de l’hôpital, dans une promiscuité totalement déplacée.
7. Une salle exigüe située à côté de la salle d’accouchement est utilisée pour accueillir les nouveau-nés-es prématurés. Cependant, elle n’est pas équipée et ne dispose pas de couveuses appropriées. En ce sens, il convient de rappeler qu’en octobre 2018, vingt-cinq (25) couveuses qui appartenaient à l’hôpital ont été volés. Aujourd’hui encore, le personnel attend les résultats de l’enquête relative à ce vol spectaculaire.
8. Toujours selon les grévistes, il leur est fait obligation de conserver les placentas pendant une semaine au moins aux fins d’éventuelles analyses si la santé du bébé ou de la mère venait à se compliquer. Or, il n’y a pas de réfrigérateur disponible. Par conséquent, ils gardent quand même les placentas pendant un (1) ou deux (2) jours. Non réfrigérés, ces placentas dégagent des odeurs nauséabondes.
9. De plus, les équipements utilisés dans le bloc de la maternité ne sont pas curés à temps. La lessive ne se fait qu’une fois par semaine et souvent, les blouses des médecins, dessus de lits et couvertures de même que les tabliers restent des jours sans être lavés, dégageant aussi des odeurs nauséeuses.
10. La salle d’opération est souvent sale et non curée. Les équipements d’intervention ainsi que les plateaux d’outils chirurgicaux ne sont jamais prêts à temps. Parfois, quand les médecins ne peuvent intervenir, ce sont des proches des patients-es qui se proposent pour nettoyer la salle d’opération.
11. Les coupures d’électricité surprennent les médecins alors qu’ils sont en bloc opératoire, en pleine intervention chirurgicale. Or, l’allocation pour s’approvisionner en carburant en vue d’alimenter la génératrice ne permet pas à l’hôpital de ne fonctionner que pendant deux (2) semaines. Ainsi, quand les coupures d’électricité sont enregistrées en salle d’opération, les médecins continuent d’opérer dans le noir à la lueur des lampes-torches de leurs téléphones, ce qui présente de nombreux risques tant pour eux que pour les patients-es.
12. Les grévistes se plaignent aussi d’une insuffisance de personnel. Certains employés-es ont été transférés dans d’autres hôpitaux. Ils n’ont jamais été remplacés. De plus, au niveau des archives de l’hôpital, l’archiviste est souvent absent, ce qui bloque le déclassement des dossiers des patients-es qui sont alors invités à ouvrir un autre dossier au prix de cent (100) gourdes. Il s’agit d’une pratique qui n’est pas sans conséquence sur le suivi du traitement des patients-es et qui peut
aussi mettre leur vie en danger lors des interventions d’urgence. Cette gestion catastrophique des dossiers fait aussi perdre du temps aux médecins qui sont souvent obligés de recueillir les informations qui avaient été prises précédemment.
13. Il convient de rappeler que l’Hôpital Universitaire La Paix a été réhabilité en 2011 dans le but de redynamiser le système sanitaire haïtien. L’Hôpital dessert principalement la communauté de Delmas à laquelle il offre les services de chirurgie, d’urgence, de médecine interne, de pédiatrie, d’orthopédie et de maternité.
b) Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH)
14. Le 5 février 2022, un premier arrêt de travail a été observé à l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH). Les revendications du personnel de l’HUEH n’ayant pas été prises en compte, celui-ci a décidé de souscrire au mot d’ordre de grève de la FENATRAS. Ainsi, depuis le 21 février
2022, le plus grand centre hospitalier du pays est en grève.
15. Les grévistes réclament de meilleures conditions de travail, du matériel de travail adéquat, un salaire de base de soixante-mille (60.000) gourdes, le paiement des arriérés de salaire, la réactivation de la carte de débit, le virement sur la carte de débit du montant équivalent aux dix-huit (18) mois pendant lesquels cette carte n’a pas été alimentée, une cafétéria et l’octroi d’une autre couverture d’assurance-santé car la carte d’assurance offerte par l’Office d’Assurance Accidents du Travail, Maladies et Maternité (OFATMA) n’a aucune valeur.
16. Tous les services sont affectés par la grève sauf celui de la dialyse.
17. Le syndicat de l’HUEH a affirmé au RNDDH s’être entretenu à plusieurs reprises avec des responsables du Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) qui ont promis un ajustement salarial en octobre 2022 ainsi que le virement de trois (3) des dix-huit (18) mois dus sur la carte de débit. Ces conditions sont considérées non satisfaisantes.
18. Il convient de souligner que l’HUEH est appelé à desservir la population de Port-au-Prince en particulier mais de plusieurs départements géographiques en général. Il offre les services de médecine interne, pédiatrie, urologie, obstétrique/gynécologie, ophtalmologie, radiologie, orthopédie, physiothérapie, médecine communautaire, dialyse, chirurgie, dermatologie, urgence, prise en charge des personnes vivant avec VIH/Sida et Oto-Rhino-Laryngologie/Chirurgie Cervico- Faciale (ORL/CCF).
19. Le 31 mars 2022, soit après vingt-huit (28) jours d’arrêt quasi-complet de travail, la FENATRAS a mis fin temporairement à la grève de l’HUEH.
c) Hôpital Universitaire Justinien du Cap-Haïtien
20. L’Hôpital Universitaire Justinien du Cap-Haïtien est entré en grève le 7 mars 2022. Depuis, les malades ont été renvoyés chez eux. Les employés-es ne prennent que rarement poste mais ne travaillent pas. Des détritus ont aussi été remarqués à l’entrée des différents services de cet hôpital.
21. En plus des revendications générales de la FENATRAS, les grévistes de l’Hôpital Universitaire Justinien du Cap-Haïtien réclament la disponibilité des intrants, une morgue équipée, un traitement équitable aux employés-es et une bonne gestion de l’Hôpital.
22. L’Hôpital Universitaire Justinien du Cap-Haïtien dessert la population du Nord en particulier mais est aussi sollicité par celle des départements avoisinants. Il leur offre les services de médecine interne, pédiatrie, urologie, orthopédie, urgence, médecine familiale et obstétrique/gynécologie.
d) Hôpital Maternité de Carrefour
23. A l’Hôpital Maternité de Carrefour, la grève a démarré le 28 février 2022, soit une semaine après son lancement par la FENATRAS. Depuis, seuls le dispensaire et le service de prise en charge des personnes vivant avec le VIH/SIDA fonctionnent.
24. Il convient de rappeler que réaménagé en 2013, ce centre sanitaire fournit des soins materno-infantiles à la population de Carrefour en particulier. En temps normal, plusieurs services sont offerts dont la vaccination quotidienne, la néonatologie, la sonographie, la radiologie, clinique externe et un service de prise en charge des personnes vivant avec le VIH/SIDA. L’Hôpital Maternité de Carrefour compte aussi un laboratoire médical.
e) Maternité Isaïe Jeanty
25. Depuis plusieurs années, la Maternité Isaïe Jeanty, localisée dans le quartier de Chancerelles, une zone contrôlée par des bandits armés, fait face à d’énormes problèmes de sécurité. Cette situation porte le personnel à travailler de manière irrégulière, en tenant compte des affrontements dans la zone, entre bandits armés.
26. En plus des problèmes de sécurité susmentionnés, la Maternité Isaïe Jeanty ne dispose ni de médicaments ni de matériels adéquats de travail. Les conditions générales de travail n’y sont pas non plus acceptables. Les toilettes confort moderne étant dysfonctionnelles, le personnel ainsi que les patients-es utilisent des latrines dont la propreté est extrêmement douteuse.
27. Des membres du personnel de cet hôpital ont affirmé au RNDDH qu’ils observent la grève lancée par la FENATRAS parce que non seulement ils évoluent dans un environnement dangereux et que de plus, les différentes alertes lancées aux autorités et relatives à leur situation sécuritaire, n’ont jamais été prises au sérieux.
28. Il convient de rappeler que la Maternité Isaïe Jeanty est spécialisée dans les soins obstétricaux et gynécologiques.
II. SITUATION DANS LES HOPITAUX QUI NE SONT PAS EN GREVE
29. D’autres hôpitaux ne sont pas en grève Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les conditions de travail du personnel qui y est affecté, sont acceptables. En voici quelques exemples :
• L’Hôpital la Providence de Morne Blanche des Gonaïves fonctionne sans directeur. Le dernier en date, le docteur Jude RENELIQUE a été indexé en 2020 dans un dossier de vol de seize (16) panneaux solaires, de batteries, de médicaments et d’autres équipements qui appartenaient à l’hôpital. Il a été démis de ses fonctions. Depuis, il n’a jamais été remplacé. Les employés- es affirment n’avoir pas reçu leur salaire depuis deux (2) mois. L’hôpital fonctionne donc dans le désordre généralisé. Des femmes enceintes par exemple, paient entre trente mille (30.000) et cinquante mille (50.000) gourdes pour une césarienne dont le prix est fixé à sept mille cinq cents (7.500) gourdes.
• La situation à l’Hôpital Communautaire de Référence d’Aquin est préoccupante. L’eau n’est pas disponible. Faute d’énergie, les médecins et infirmières de l’hôpital utilisent des lampes-torches pour fonctionner. La salle d’accouchement n’est pas adéquate. L’ambulance de l’hôpital est en panne ce qui porte les patients-es à recourir à d’autres moyens de locomotion. De plus, depuis le séisme du 14 août 2021, la salle d’urgence a été temporairement relocalisée dans la clinique externe de l’hôpital.
• A l’Hôpital Saint Antoine de Jérémie, la situation s’est aggravée après le passage du séisme du
14 août 2021. Le bâtiment est en très mauvais état, les matériels sont insuffisants et inadaptés. Cette situation porte les patients-es à se rendre de préférence aux Cayes, en vue de recevoir les soins qu’ils méritent.
• Dans le département du Nord-Est, les hôpitaux publics de Fort-Liberté, de Trou-du-Nord ainsi que le Centre Communautaire de Ouanaminthe ne disposent ni de matériels de travail adéquats ni d’intrants. De plus, les employés-es de ces centres hospitaliers réclament quatre (4) mois d’arriérés de salaires.
III. LEVEE PARTIELLE DE LA GREVE
30. Tel que susmentionné, le 31 mars 2022, la FENATRAS, selon ce qu’elle a rapporté au RNDDH, a accepté de lever la grève temporairement au niveau de l’HUEH dans le but de montrer sa volonté à trouver une solution à la crise au sein des hôpitaux et centres de santé publics du pays. Cette décision a été prise contre la promesse faite par les autorités sanitaires de signer le 4 avril
2022, une convention dont les termes peuvent être regroupés comme suit :
31. A court terme, les autorités sanitaires doivent :
• Verser sur la carte de débit le montant des dix-huit (18) mois qui a été retenu et détourné par les autorités étatiques ;
• Fournir à tous les centres hospitaliers publics du pays, le matériel de travail ainsi que les
intrants dont ils ont besoin ;
• Régulariser la situation des employés-es à gage.
32. A moyen terme, les autorités sanitaires doivent :
• Effectuer une réforme au niveau des ressources humaines du Département Sanitaire de l’Ouest (DSO) ;
• Ajuster le salaire du personnel ;
• Accorder des promotions aux employés-es sur la base de leurs aptitudes et compétences ;
• Effectuer une réforme de la retraite publique.
33. A long terme, les autorités doivent, de concert avec la FENATRAS, faire choix d’une autre compagnie en vue de garantir la couverture d’assurance-santé du personnel.
34. Il convient de souligner que de nombreux employés-es estiment que la FENATRAS n’aurait pas dû déjà lever la grève à l’HUEH car, ils ne font pas confiance aux autorités étatiques. Ils ont en ce sens rappelé que lors des récentes discussions avec les autorités étatiques actuelles, celles-ci ont affirmé à la FENATRAS ne pas vouloir donner suite à l’accord du 23 février 20171 parce que le président Jovenel MOÏSE est décédé et que les membres de la commission qui l’avaient signé avec la FENATRAS, ne font pas partie de l’actuel gouvernement.
35. Faut-il le rappeler ? C’est un accord qui a été signé après deux (2) longs mois de grève enregistrée alors dans tous les centres hospitaliers publics du pays, entre la FENATRAS et les membres d’une commission présidentielle qui avait été créée par Jovenel MOÏSE. Cette commission était composée de Guichard DORE, Max Rudolph SAINT ALBIN et Roody HERIVAUX. L’accord en question s’articulait autour de trois (3) grands points :
• L’ajustement salarial ;
• La nomination des contractuels.les ;
• La régularisation des employés-es à gage.
IV. COMMENTAIRES ET RECOMMANDATIONS
36. Le personnel dans son ensemble, affecté aux centres hospitaliers publics du pays, travaille dans un environnement qui le met continuellement en danger. Il évolue dans des infrastructures sanitaires au bord de l’effondrement, localisés dans des bâtiments insalubres, non curés. Les centres ne sont pas alimentés en énergie électrique alternative au courant de ville. Des coupures d’électricité sont enregistrées alors que des patients-es sont en bloc opératoire. Des opérations se font à la lampe-torche. Les matériels de travail ne sont ni adéquats ni suffisants. Les patients-es doivent se procurer eux-mêmes les intrants nécessaires pour recevoir les soins dont ils ont besoin. Le curage des outils utilisés et la lessive des blouses, draps, tabliers, etc. ne se font pas régulièrement. Additionné à tout cela, ce personnel perçoit un salaire misérable et est couvert par une police d’assurance totalement inefficace.
37. Voilà les conditions de tous les centres hospitaliers publics du pays, dénoncées par les grévistes depuis plusieurs années déjà et dont les justes revendications d’amélioration sont systématiquement boudées par les autorités étatiques.
38. Le RNDDH juge inacceptable que la situation alarmante dans laquelle les centres hospitaliers publics du pays fonctionnent, ne semble inquiéter outre mesure les autorités étatiques. Pire encore, les arrêts de travail temporaires ainsi que les grèves de longue durée n’arrivent pas à les inciter à intervenir.
39. Le RNDDH rappelle que le droit à la santé ainsi que l’accès aux soins de santé sont consacrés et garantis par la Constitution haïtienne de 1987 amendée et par le Pacte International relatif aux Droits Economiques Sociaux et Culturels ratifié par Haïti. Le droit à la santé constitue un droit humain fondamental pour la jouissance duquel, l’Etat haïtien a l’obligation de mettre à la disposition de la population, hôpitaux et centres de santé fonctionnels. Il doit aussi offrir au personnel affecté à ces centres tous les moyens et conditions pour un travail efficace.
40. Le RNDDH souligne enfin que dans un pays tel qu’Haïti où le coût des soins de santé privés est excessivement élevé et où une bonne frange de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, les premières victimes des conditions dans lesquelles sont maintenus les centres hospitaliers du pays, demeurent les plus démunis-es.
41. Fort de tout ce qui précède, le RNDDH recommande aux autorités sanitaires de :
• Donner pleine et entière satisfaction aux justes revendications des grévistes ;
• Améliorer dans les plus brefs délais les conditions générales de travail du personnel ;
• Doter les centres hospitaliers publics de tous moyens leur permettant d’offrir un service de
bonne qualité aux patients-es.