Assassinat du Président d’Haiti : Résultat de la gangstérisation du territoire et du cynisme du pouvoir

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par Julien Déroy

Vendredi 9 juillet 2021 ((rezonodwes.com))–

Il était 4 heures du matin quand je venais de terminer une présentation pour ma 2e journée d’atelier sur le climat et la météo, et leurs influences sur l’agriculture et les communautés paysannes. Sur le point d’aller au lit pour environ 2 heures de sommeil avant de prendre la route pour l’atelier, j’ai eu soudain l’idée de regarder les « infos » en faisant un bref survol sur Facebook. Ce dernier je l’utilise comme une poubelle de l’information facile, mais pas sûre, que je qualifie toujours de rumeur.

Mais c’est également un canal pour m’amener à une source quelconque. Le premier post sur lequel je suis tombé c’est celui d’un ami intellectuel qui écrit souvent des articles pour des médias en ligne. Son message : « C’est confirmé ! Le Président Jovenel Moise vient d’être assassiné en sa résidence privée par un commando vénézuélien et colombien. La première Dame, atteinte de projectiles, est actuellement dans un hôpital pour les soins que nécessite son cas ». Calmement, j’ai regardé les réactions des internautes. Mais non, pas de réaction.

Bizarre, je me suis dit. Ensuite je suis allé sur Google en tapant une simple équation de recherche : « Jovenel Moise, président Haiti, assassinat ».

Sommairement, je n’ai pas vu d’informations concordantes. Retourné dans la « poubelle » enflammée de messages sur le foot suite à la qualification de l’équipe d’Argentine pour la finale de la Copa America qui va jouer contre le Brésil, je suis tombé sur un autre post bien isolé qui parle vaguement de l’assassinat du Président. C’est à ce moment que j’ai envoyé un texto à mon ami pour lui demander si son compte Facebook a été piraté. Il m’a tout de suite appelé pour assumer que c’est lui qui a bel et bien écrit le message, et m’a invité à écouter la radio. A ce moment, quelques minutes avant 6 heures, la nouvelle se répandait déjà sur tout le pays. Le silence mêlé à la peur de répressions, de scènes de pillage et de violences comme c’est habituellement le cas, a forcé tout le monde à rester à la maison.

Après avoir échangé avec quelques amis et membres de famille sur les précautions à prendre pour ne pas être comptés au rang des « prochaines victimes », j’ai appelé le gardien de ma ferme et de l’école technique agricole (ETAGE/Agribel) pour l’inviter à fermer la barrière d’entrée, et lui rappeler quelques consignes de sécurité au cas où des individus tenteraient de pénétrer l’espace.

Il venait d’entendre de son supérieur qu’il ne doit pas résister si des opérations de pillage s’enclenchaient, ce qui le rassurait. Magasins et petits bazars de quartiers fermés, déjà à 8 heures du matin, les Haïtiens étaient en situation de pénurie tant pour l’eau potable qu’on doit acheter tous les jours que pour la nourriture et autres produits de première nécessité. Ça faisait déjà et exactement 22 jours depuis qu’il y a la rareté du carburant sur tout le territoire national.

Mais ajouté avec le climat d’insécurité qui atteignait son paroxysme ou plutôt son stade de pourriture où les gangs armés occupaient tous les coins de la capitale sans être troublés par les forces de l’ordre ni même par des déclarations de condamnation de la part du Président ou de son gouvernement, le pays était déjà dans une paralysie profonde et moribonde depuis au moins six mois.

Il est matériellement impossible d’inventorier les faits qui ont mis à genou le pays pendant ce bref intervalle de janvier jusqu’à ce début juillet 2021 en faisant cyniquement abstraction des massacres, kidnappings, fusillades, pillages et toute autre sorte d’horreurs de 2018 à décembre 2020. Que c’est dur pour un écrivain, un journaliste ou n’importe quel humain de devoir traiter sous sa plume des évènements si horribles qui sont pourtant le quotidien d’un peuple !

On doit dire que toutes les conditions étaient déjà réunies pour déboucher sur toutes sortes de cauchemars : des guerres civiles, la continuité des massacres gagnant en fréquence et en intensité, le pillage des banques et grands magasins qui commençait déjà pas plus de 15 jours avant, des kidnappings, la migration en masse des haïtiens dont les moyens financiers le permettent de traverser la frontière de la République Dominicaine, l’abandon des maisons de résidence pour se réfugier à la campagne comme c’est mon cas depuis plus de 22 jours, et … l’assassinat du très contesté Président.

  • Le 5 juillet 2021, des bandits de Martissant, entrée sud de Port-au-Prince qui ouvre le pays sur 4 départements, ont ouvert le feu sur une ambulance qui avait à bord une infirmière accompagnée du chauffeur. Celle qui venait de chercher des médicaments pour soigner des malades est morte sur le coup !
  • Le 1er juillet 2021, le chef de gang Jimmy Chérisier, ancien policier et proche du pouvoir, faisait une démonstration exceptionnelle dans les rues de Port-au-Prince avec sa troupe de plus d’une centaine d’hommes armés jusqu’aux dents, où il donnait un discours d’incitation à la violence, aux pillages des banques et au massacre des hommes riches et proches du pouvoir. Cela donnait à penser qu’un divorce était sur le point d’être consommé entre cet homme ciblé derrière les massacres de Bel-Air (aout 2020 – avril 2021), et de Cité Soleil (janvier – mai 2021) ayant causé respectivement 81 et 44[1] morts, et le pouvoir ayant à sa tête Jovenel Moise.
  • Le 29 juin 2021, dans la nuit, deux fusillades s’éclatent à Delmas 32 et à Christ-Roi faisant une quinzaine de morts dont le journaliste de la radio vision 2000 Diego Charles (33 ans) et la journaliste Antoinette Duclaire (33 ans), militante très active dans la lutte pour l’émancipation des femmes et les droits de l’Homme.
  • Le 26 juin 2021, le très puissant gang qui se fait appeler « 400 mawozo » opérant à l’est et au nord de Port-au-Prince et qui était à l’origine du kidnapping de 11 personnes dont 2 religieux français en avril dernier, a donné une démonstration dans la commune de Croix-des-Bouquets en traumatisant les citoyens dans l’indifférence la plus totale des forces de l’ordre et du pouvoir en place. Des dizaines de véhicules ont été incendiés en pleine journée devant une église où l’on organisait les funérailles d’un regretté membre.
  • 25 février 2021, une mutinerie s’éclatait dans la prison civile de Croix-des-Bouquets causant la mort de 25 personnes dont l’inspecteur divisionnaire responsable de la prison et l’évasion de plus de 400 prisonniers dont le plus redoutable chef de gang Arnel Joseph qui a été assassiné au lendemain du drame sur la route avant d’arriver dans son fief.

Personne ne peut ni ne doit vouloir la mort de quelqu’un, et encore moins celle d’un Président. Tout au moins pour le symbole qu’il représente. C’est un acte humiliant qui soulève la colère de la majorité de la société haïtienne. Mais de l’autre côté, ce n’est pas non plus « très » surprenant pour le citoyen lambda qui a vécu quotidiennement tous ces crimes et qui n’a pas senti le moindre souffle d’espoir pour un demain un peu plus rassuré.

Aujourd’hui il est d’actualité qu’une bonne partie des mercenaires ayant commis le forfait sur le Président sont sous la main de la police haïtienne. Bizarrement on se rend compte d’une efficacité exemplaire de cette dernière qui tournait le dos même à l’appel de détresse de leurs frères d’armes ciselés en petits morceaux par les bandits de Village de Dieu situés à moins d’un kilomètre du Palais Présidentiel, le 12 mars dernier où 4 policiers ont été tragiquement assassinés, 1 porté disparu et 8 blessés. Bizarrement également, les Etats-Unis se déclarent très préoccupés par ce qui se passe en Haiti, mais seulement à partir du 7 juillet 2021. On se rappelle cette très récente phrase de l’historien Michel Soukar, l’invité de Télé Métropole le 26 juin 2021 «si à la place des gangsters qui troublent la paix publique dans le pays, il s’agissait plutôt d’une guérilla révolutionnaire de gauche qui essayait de prendre le pouvoir dans une perspective de vrai changement du pays, les américains resteraient-ils si indifférents ? »

Mais il reste deux questions fondamentales pour les Haïtiens :

  • Qui est derrière l’assassinat du Président ? Les hommes présentés jusqu’à présent par la police ne seraient-ils pas tout simplement des exécutants d’un ordre, d’un sale boulot ? A qui va donc profiter ou à qui profite déjà ce crime ?
  • Pourquoi enfin les Américains, plus leur cohorte de la communauté internationale, ne laissent pas la chance aux haïtiens de décider du sort d’Haiti ?

De janvier jusqu’à juin 2021, la société civile haïtienne et des organisations politiques se sont exprimés en faveur d’une transition de rupture pour permettre au pays de recoudre, même en utilisant d’autres « patrons », le tissu institutionnel souillé et bafoué depuis une trentaine d’années aves des aggravations sur les 10 dernières années. Se précipiter pour organiser des élections d’ici le 26 septembre comme l’exigent déjà les Etats-Unis dans le contexte que nous connaissons (insécurité généralisée, illégitimité de l’institution électorale, absence d’intérêt immédiat pour les haïtiens pour lesquels les élections sont censées organisées, plus d’un tiers des électeurs n’ont pas encore de cartes pour se présenter dans un bureau de vote, méfiance totale dans l’organisation d’une élection à la va-vite, etc.), quels sont les vrais intérêts derrière cet empressement ? Tout cela prouve que la démocratie est plus élastique que n’importe quelle autre matière et collée à l’épithète du pays duquel il en est question.  

Julien Déroy
julienderoy@yahoo.fr
9 juillet 2021


[1] Source : RNDDH – Rapport/A2021/No2

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