La mort de Jovenel Moïse était prévisible

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par Henri Piquion

Jeudi 8 juillet 2021 ((rezonodwes.com))–

Aucun observateur de la scène politique haïtienne n’a été surpris d’apprendre mercredi matin la mort du président Jovenel Moïse et la tentative d’assassinat de sa femme dans les conditions rapportées par la presse et confirmées par un communiqué du bureau du Premier Ministre.

Nous sommes plusieurs, et je suis l’un d’eux, à avoir cru en la possibilité que Jovenel Moïse soit assassiné comme Vilbrun Guillaume Sam en cours de mandat. Cet assassinat était jugé possible mais pas probable parce que, contrairement à 1915, les États-Unis, sous différentes formes, sont directement présents en Haïti et ont apparemment fait savoir en septembre – octobre 1991 que l’exécution d’un président en exercice n’était pas souhaitable et ne serait pas accepté. Les agents omni présents de certaines puissances et de la « communauté internationale » constituaient, pouvait-on penser, un bouclier qui protégerait la vie de Jovenel Moïse au moins  jusqu’au 7 février 2022. C’est peut-être de l’avoir cru que s’expliquent l’arrogance autocratique du président et les imprudences qu’il commettait en se promenant presqu’à découvert à travers le pays en promettant n’importe quoi sauf de la nourriture à des gens qui crèvent de faim depuis des décennies. Ses comportements autocratiques et ses provocations imprudentes, de même que les certitudes non fondées de la « communauté internationale » qu’elle avait le contrôle du pays ont rendu moins improbable la possibilité que Jovenel Moïse soit assassiné. À  moins que la « communauté internationale » elle-même n’ait eu intérêt à passer à autre chose. Je ne retiendrai pas cette hypothèse bien qu’elle soit la mère nourricière depuis les années 1970 des opposants les plus articulés à la présidence de Jovenel Moïse. Rappelons aussi que le National Endowment for Democracy a contribué financièrement aux activités philanthropiques et de développement d’un opposant notoire qui affirme vouloir transformer et valoriser le pays. La nouvelle de la mort de Jovenel Moïse n’a donc surpris personne.

Il ne fait aucun doute que ceux qui ont tué Jovenel et blessé sa femme cette nuit visaient le Président de la République. Jovenel Moïse était-il encore le Chef de l’état, le guide de la nation, celui dont tous les moments de la vie sont consacrés au bien-être de la population, au développement du pays, à la protection des institutions et au respect par lui-même de ces institutions. Je ne doute pas que Jovenel Moïse ait voulu, même intuitivement, remplir ce rôle. Je constate par contre qu’à aucun moment il n’a pu le faire car dès les premiers jours de sa présidence il a eu à faire face à une opposition organisée, réfléchie et bien financée. Je constate également qu’à aucun moment il n’a su l’être car dès les premiers jours il a confondu les priorités. Il a déménagé son bureau du palais national dans des caravanes qui ont soulevé plus de poussière qu’elles n’ont apporté du pain, de la santé, de l’instruction et du travail à la population haïtienne qui ne survit depuis des années que grâce à des larcins, de la délinquance et finalement de la criminalité prise en charge par des politiciens. Il est vrai que de nos jours il n’y a pas de développement sans infrastructure ni surtout sans électricité. Mais si l’électricité ne sert pas pour le moins à alimenter des industries variées, elle n’aura servi à rien d’autre qu’à éloigner les loups garous.

Les caravanes de Jovenel Moïse n’ont pas fait de lui un Chef d’état. Bien au contraire, cette option non stratégique a induit de l’indifférence dans la  population, conforté les ambitions des candidats au pouvoir qui se déclarent des opposants jusqu’à contrarier et même souvent bloquer l’action du gouvernement et de l’administration publique. En réponse Jovenel s’est progressivement transformé en petit dictateur tropical méfiant de tous, même de ses plus proches collaborateurs qui apprenaient en même temps que tout le monde les décisions de Son Excellence. Le cercle est bouclé et il deviendra vicieux le jour où l’opposition soi-disant démocratique a décidé que la meilleure stratégie pour forcer le président à démissionner était de mettre le pays en mode « lock », c’est-à-dire de bloquer par tous les moyens, incluant la force et l’illégalité, toutes les activités publiques et  privées à l’exception des manifestations anti-Jovenel.

Ceux qui avaient décrété le « pays lock » étaient les mêmes qui dans les années 1986-1987 et jusqu’en 1990 avaient « locké » le pays dans ce qu’ils appelaient à l’époque des « grèves manches longues » ou des « opérations raché manyòk ». La différence, c’est qu’en ces temps-là le « secteur démocratique » allégeait la misère de la population en lui accordant occasionnellement des « journées de ravitaillement ». À l’époque, comme aujourd’hui, il a fallu que des citoyens indépendants portent la voix du peuple qui criait qu’il en avait assez. Dans la conjoncture anarchique du « pays lock » Jovenel Moïse a été d’une grande faiblesse. Il a été incapable d’imposer l’état et ses appareils face au désordre au nom de la nation. Les gangs organisés, qui sont avant tout des milices au service des politiciens-politiciens ou des politiciens-hommes d’affaires ont appris la leçon. Si les élites économiques ont pu bloquer tout le pays sans que le pouvoir ait réagi, pourquoi ne mettraient-ils pas Martissant ou tout autre quartier de Port-au-Prince en mode « lock » à leur tour? On parle de banditisme en oubliant que les bandits des rues sont allés à l’école des bandits de salon.

La mort de Jovenel Moïse était prévisible, mais non souhaitable. Aucun Haïtien vraiment Haïtien, conscient de la fragilité de notre souveraineté, témoin de la déchéance de notre pays au cours des six dernières décennies et, n’ayant à cœur d’autres intérêts que l’amélioration du sort des masses, aucun Haïtien n’aurait souhaité ni la chute de Jovenel Moïse avant le 7 février 2022 ni son assassinat par des émissaires du diable. La mort de Jovenel Moïse est une tragédie haïtienne, inscrite dans l’histoire d’Haïti comme une réplique après d’autres du tremblement de terre qui a démoli l’édifice de la nation le 17 octobre 1806. Il est mort pour avoir lui aussi demandé que la richesse nationale soit équitablement partagée entre tous les Haïtiens et que ses frères, nos frères, dont les pères sont en Afrique qui ont été de tout temps les oubliés de l’histoire en reçoivent leur juste part.

Les candidats au pouvoir qui contestent la légitimité et la compétence de Jovenel Moïse ne sont pas équipés intellectuellement, moralement et patriotiquement pour faire autant que lui. Ils ne peuvent que faire moins bien et même pire. Ces candidats au pouvoir se divisent en trois classes, d’une part, des politiciens qui exercent depuis avant 1986 la profession lucrative d’opposants à l’exclusion de toute autre activité génératrice de revenu d’emploi; d’autre part des hommes d’affaires qui ne remplissent aucune de leurs obligations fiscales régulières et qui de plus appauvrissent l’état en sollicitant des franchises douanières auxquelles ils n’auraient normalement pas eu droit même après avoir extorqué de certains gouvernements précédents, gouvernements complices, des contrats qu’ils n’ont jamais honorés tout en empochant de ces gouvernements les sommes astronomiques exigées par leurs appétits sans mesure; et d’autre part encore des hommes d’affaires et des parlementaires qui vident avec la complicité de fonctionnaires à leur solde la seule caisse prévue pour assister les travailleurs, les petits fonctionnaires et les autres sans fortune pendant leur vieillesse. Cette caisse, l’ONA, était la tirelire des pauvres. Jovenel Moïse s’était donné pour mission de lutter contre ces formes de corruption, sans en avoir les moyens que donne l’expérience politique. Il est donc tombé au combat sous les balles des tueurs inconscients à qui des fous de St-Antoine avaient sarclé le chemin à coups de plume depuis que Jovenel Moïse s’était attaqué aux gangsters de salon.

Quoiqu’explicable la mort de Jovenel est de trop car celui qui a été tué était un citoyen dépassé par une situation qu’il ne comprenait ni ne contrôlait. Il était encore nominalement le Président de la République, mais il ne l’était déjà plus fonctionnellement.

Dès l’aube ce matin toutes les stations de radio et de télévision du monde entier ont donné la nouvelle de l’assassinat du président d’Haïti. Des journalistes, des politologues, des historiens, des professeurs, spécialistes des questions haïtiennes ont été invités par les différentes rédactions à commenter, expliquer et surtout répondre à la question que tout le monde se pose : Et Maintenant? Les spécialistes interrogés que j’ai entendus, quoiqu’originaires de pays et d’horizons idéologiques différents, ont tous donné les mêmes réponses que je résume en trois groupes. Chacun de ces groupes peut être divisé en nuances cosmétiques.

1er groupe : Les Haïtiens ont mal géré l’héritage de leurs ancêtres, mais la « communauté internationale » dont nous faisons partie a aussi sa petite part de responsabilité. Elle doit donc désormais guider les Haïtiens dans leur quête de la démocratie, de la bonne gouvernance et de la civilisation.

2ème groupe : Les Haïtiens ont mal géré l’héritage de leurs ancêtres et n’ont pas su profiter des aides et de l’encadrement technique des grands pays amis. Nous ne pouvons ni les abandonner dans leur errance ni les laisser gaspiller les ressources de nos contribuables que nous détournons depuis des années à leur profit. Nous devons donc les prendre en charge.

3ème groupe : Pour un 3ème groupe de marginaux la « communauté internationale » est responsable des malheurs d’Haïti qu’elle maintient dans la misère depuis 1804.

Si on gratte un peu les nuances et en oubliant les marginaux, tous les spécialistes des questions haïtiennes (cette spécialité existe depuis 1960) ont dit la même chose : la « communauté internationale » a le devoir et il est dans son intérêt d’intervenir directement dans la gestion du pays sans tenir compte des protestations folkloriques possibles au nom de Dessalines, de Vertières ou de la Citadelle. Le pays d’Haïti est en danger par la faute des Haïtiens et nous avons le devoir de le sauver malgré ceux-ci.

Mais les temps ont changé. Depuis plus de 60 ans les grandes puissances impérialistes, notamment la France et les États-Unis, font sous-traiter leurs interventions militaires par des organisations multilatérales internationales ou régionales. Sauf en cas d’urgence. Après les échecs répétés de l’ONU en Haïti et à cause des problèmes internes des grands pays membres de l’OÉA, l’option la plus prometteuse pourrait être de mettre sur pied une force d’intervention militaire caribéenne c’est-à-dire dominicaine. Nous avons tué Vilbrun Guillaume Sam en juillet 1915 pour avoir une occupation qui a duré officiellement 19 ans, mais qui n’est pas encore terminée. Nous aurons tué Jovenel Moïse 106 ans plus tard en juillet 2021 pour être occupé par la République dominicaine.  Pour combien de temps?

En attendant que cette option soit logistiquement organisée, les États-Unis pourraient dans l’urgence envoyer un contingent de soldats pour une mission limitée. Ce sera 1994 plutôt que 1915. Cependant l’option militaire n’est peut-être pas celle qui va être retenue, souhaitons-le, mais la « communauté internationale » aussi est « fout bouké » et elle va nous le faire savoir. Elle pourrait opter (les États-Unis) pour une intervention diplomatique musclée qui passerait par la redéfinition de la mission du Core Group ou son élimination et par le renforcement ou le remplacement du personnel diplomatique sénior. Dans la logique des chancelleries, ces fonctionnaires qui n’ont pas su maintenir Jovenel Moïse en vie jusqu’au 7 février méritent d’être sanctionnés. L’option occupation militaire ne serait alors envisagée que dans un autre temps selon les évaluations faites à chacune des échéances prévues jusqu’au 7 février.

Certains lecteurs me trouveront exagérément pessimiste. J’espère qu’ils auront raison. Je leur demande quand même d’admettre qu’il vaut mieux penser que le pire est possible afin de lui chercher des alternatives.

Pendant le gouvernement des Duvalier nous leur reprochions de n’avoir aucun programme, aucune vision de l’avenir du pays. Nous répétions que la solution à nos problèmes était de ne plus s’attacher à une personnalité mais à des idées portées par des équipes d’hommes et de femmes. Les idées se sont présentées sous la forme d’un mot, pas plus qu’un mot qui se suffisait à lui-même au sens qu’il voulait dire ce qu’on entendait, pas autre chose, surtout pas plus. Ce mot se disait démocratie. Entre 1986 et aujourd’hui démocratie qu’on entend veut dire démocratie qu’on comprend, et démocratie qu’on comprend se dit démocratie. C’est un cas certainement rare, sauf peut-être en  poésie, où il y a fusion entre le signifiant et le signifié. Ce mot-idée-programme ayant été trouvé, les  politiciens pouvaient alors retourner au comportement qu’ils avaient reproché aux Duvalier. Ils pouvaient se proposer comme personnalités-idées-programmes-visions de l’avenir. Ces politiciens forment aujourd’hui l’aile intellectuelle de l’opposition à Jovenel Moïse. Dans leur perspective nous n’avons pas un pays à gérer, mais une personnalité à remplacer.

Le dossier le plus urgent de l’après Jovenel va consister à débarrasser Haïti de cette opposition parasitaire qui maintient le pays dans l’archaïsme politique et la dépendance tout en discourant sur 1804. C’est à leur propos qu’un diplomate a déclaré être fasciné par « l’étonnante duplicité des politiciens haïtiens ».

C’est d’ailleurs ce que l’Haïtien moyen a retenu d’eux. Il répète que le pays ne pourra jamais être sauvé parce qu’il n’y a aucun homme ni aucune femme qui méritent sa confiance. Quand je rencontre des concitoyens et que nous parlons du pays, ils me mettent toujours au défi de leur citer au moins deux (2) noms de gens honnêtes, compétents, patriotes à qui on pourrait sans crainte confier le destin du pays. Sans citer de noms, ce qu’il m’arrive parfois de faire, je leur réponds que je pourrais leur en citer plusieurs et que chacun de ceux que je nommerais pourrait à son tour en citer d’autres. Il y a des gens dans le pays, des hommes et des femmes de grande valeur morale et patriotique dont la compétence fait rêver les pays développés. J’ai séjourné dans mon pays entre les deux grandes dictatures, après le départ de Jean-Claude Duvalier jusqu’après le retour d’Aristide ramené par Clinton. Au cours de ces presque huit (8) ans j’ai rencontré des hommes et des femmes de bien dans la plénitude du sens du terme. Ils vivent modestement, presque frugalement plutôt que de s’inscrire sur les payrolls des ambassades aux titres de promoteurs de la démocratie, défenseurs des droits humains ou opposants professionnels. Ces gens-là, dont certains ont déjà en d’autres temps servi le pays et le peuple méritent d’être connus, regroupés, rappelés au service du pays en remplacement de tous les Jovenels passés et de tous les anti-Jovenels qui ne rêvent qu’à devenir les Jovenels de demain. C’est l’unique alternative porteuse d’espoir que je vois à l’occupation qui se prépare déjà à s0’installer, et dont nous serons à jamais les grands responsables.

Henri Piquion

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