Littérature et réalité des faits – Haïti sous le regard de ses écrivains

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Leurs romans décrivent le réel haïtien et explorent, pour y faire face, cette puissance de l’imaginaire ancré dans la culture de l’île.

par Valérie Marin La Meslée

Dimanche 18 avril 2021 ((rezonodwes.com))–

Dans ce pays où tout va mal, dit-on, répète-t-on, où le gouvernement vient de démissionner face à l’incapacité de gérer la gangstérisation qui sévit dans la capitale, dans ce pays que certains préfèrent dirent maudit plutôt que d’y regarder à deux fois, par exemple du côté de la « dette » que la France réclama à la première république noire indépendante, pour le compte de ses colons qu’il fallait indemniser… Dans cette île-pays, des écrivains naissent et restent, ou pas. Haïti ne les quitte pas.

Pour imaginer ce que les Haïtiens vivent dans cette démocratie en danger que dénonçait, ici, le dramaturge Guy Régis Jr., comme Lyonel Trouillot et d’autres avant lui, ses écrivains sont les passeurs les plus éclairants du réel, qu’ils sondent le passé, comme Néhémy Pierre-Dahomey, qu’ils en passent par la légende, comme Lyonel Trouillot, ou la fable, comme Makenzy Orcel, qu’ils décrivent les destins de jeunes filles des quartiers chauds, en proie aux vicissitudes du présent, comme Jean D’Amérique ou Emmelie Prophète. Curieux comme ils se croisent les uns les autres, tissant par la fiction le portrait d’une société souffrante mais habitée au passé comme au présent par un imaginaire qui demeure le seul garant de l’évasion.

Soleil à coudre de Jean D’Amérique

Il y a du poète – et Jean D’Amérique l’est avant tout – dans la prose scandée du premier roman de ce jeune écrivain haïtien, également dramaturge. Son Soleil à coudre a pour héroïne une adolescente, Tête fêlée, fille de Fleur d’orange, qui se prostitue pour vivre, tandis que celui qui lui tient lieu de père est aux ordres d’un chef de gang dans la Cité de Dieu, bidonville de Port-au-Prince. L’enfant est très tôt instrumentalisée par ce « papa » qui lui prédit qu’elle sera « seule dans la grande nuit ». 

À l’école, où elle est violée par un professeur, l’adolescente tombe en amour pour la fille de celui-ci, nommée Silence, et qui deviendra sa « Lune » à elle, son amoureuse, objet d’un chant d’amour secret, de lettres passionnées, qui surélèvent Tête fêlée au-dessus de la crue et cruelle réalité, de sexe et de mort, à l’entour.

Douceur et violence alternent dans ce livre qui décrit la gangstérisation des quartiers de la capitale haïtienne au plus précis des scènes, ce monde qu’un livre d’Henry Kénol, Le Désespoir des anges publié par les éditions du Jeudi soir (l’atelier d’écriture de Lyonel Trouillot par lequel Jean D’Amérique est passé, comme tant d’autres talents) en 2009 et édité par Actes Sud en 2013, avait exploré en son temps, racontant le début des années 2000 et les violences inouïes, de retour aujourd’hui, par l’incurie des dirigeants du pays.

Les Villages de Dieu d’Emmelie Prophète
Actes Sud, 144 pages, 15 €

Les gangs armés et la violence sont aussi le lot quotidien de l’héroïne du nouveau roman d’Emmelie Prophète, qui continue de dire dans une musique bien à elle, sans fioritures, la vie de la plupart des habitants de quartiers nommés Cité de la Puissance divine ou Bethléem, où vit Célia, d’où le titre qui joue en oxymore avec la réalité : « Les Villages de Dieu ». Orpheline de mère, Célia est élevée par sa grand-mère jusqu’à ce que celle-ci périsse au cours d’une bataille entre gangs. L’adolescente se retrouve seule avec son oncle Frédo, attachant alcoolique, qui ne s’est jamais remis de son retour des Jeux olympiques d’Atlanta, où sa jeunesse sportive l’avait entraîné, plein de tous les espoirs.

Que peut faire Célia pour vivre ? Comment rester sur les bancs de l’école ? La prostitution est à portée de son corps, convoité par un homme qui lui promet tant. Mais voici que, dans ce contexte de délinquance, aussi démuni et dangereux qu’il est connecté, Célia se découvre un pouvoir : elle sera influenceuse. Avec ce qu’il faut d’audace, la romancière imagine son héroïne connaître la gloire en racontant sur un téléphone la vie des femmes de la cité qu’on s’arrache sur les réseaux sociaux. Un pari réussi tant on croit avoir vraiment croisé cette jeune fille après l’avoir côtoyée dans ces pages.

Antoine des Gommiers de Lyonel Trouillot

Son Macondo est Port-au-Prince, si ce n’est son île toute, puisque les villages ne sont pas absents de son œuvre romanesque. D’ailleurs, le héros du nouveau roman de Lyonel Trouillot vient de celui des Gommiers, d’où il tient son nom. L’écrivain haïtien déambule dans les corridors pour ne pas dire les quartiers miséreux de Port-au-Prince, où Tony va quêter de quoi vivre au quotidien. Tandis que son frère Franky, paralysé dans son fauteuil roulant, se passionne pour un ancêtre familial qui a tant fait rêver leur défunte mère et dont la légende continue de courir : n’est-ce pas lui le devin vaudou Antoine Pinto, dit Antoine des Gommiers, qui avait déjà tout prévu ? Ne venait-on pas le consulter de partout ? Entre l’échappée par la légende, « Franky, cette fable, c’est tout ce qu’il a pour se faire une vie », adossée à la culture populaire et au dur réel de la capitale, Haïti vit sous la plume de Trouillot.

Ce pays où l’on baptise certains nouveau-nés de prénoms comme Himmler ou Goebbels. Une réalité qui a d’ailleurs inspiré une pièce de théâtre à Guy Régis Jr. à partir de la figure bien réelle du footballeur Goebbels Cadet (Goebbels, juif et footballeur,éd. Les Solitaires intempestifs). La sarabande de ses auteurs écrit ainsi Haïti, entre rires et larmes.

L’Empereur de Makenzy Orcel

Qui est cet homme qui a du sang sur les mains et, dans cette chambre, attend la police qui viendra le cueillir ? Le nouveau roman de Makenzy Orcel commence dans une ambiance de polar, ou presque. Mais s’engage vite vers un autre monde, où le narrateur à l’écoute de la voix de son « Autre intérieur » se raconte. Grandi en « restavec », comme on nomme ces enfants réduits à l’esclavage domestique, il parvient à s’échapper du lakou sur lequel règne un maître vaudou omnipotent.

Le voilà prétendument libre et gagnant sa vie en vendant des journaux dans les quartiers coupe-gorge de Port-au-Prince. Mais le patron du quotidien n’est-il pas aussi un nouvel avatar de « l’empereur » vaudou, dans ce pays où la tentation de s’en sortir par les trafics et la délinquance pointe à chaque coin de rue ? Seule une inconnue croisée dans le bus qui mena le héros en ville, dans sa fuite vers de nouvelles vies, ouvre un horizon. Mais l’auteur ne laisse guère de chances à l’avenir, pour ceux qui ont décidé de s’en prendre aux « chacals ».

la suite sur Le Point

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