Dr Arnousse Beaulière
Économiste, Analyste politique, Écrivain
Dernière publication (dir.) : L’immigration en partage. Histoires de vie Ici et Là-Bas
(Un point c’est tout !, 2020)
Mardi 19 février 2020 ((rezonodwes.com))– Le texte qui suit est un extrait de l’essai Haïti : Changer d’ère (L’Harmattan, 2016, p. 165-168) de Dr Beaulière. Notez bien que, si ce livre a été publié en novembre 2016, son contenu est plus que jamais d’actualité. En témoigne l’émoi suscité, depuis hier, sur les réseaux sociaux, par l’interview de François Nicolas Duvalier par le journaliste Wendell Théodore à la rubrique « Le Point » de Radio-Télé Métropole. En effet, fils et petit-fils des dictateurs Jean-Claude et François Duvalier, l’héritier n’a pas hésité à se réclamer du duvaliérisme et s’est même permis d’édulcorer, en toute impunité, la terrible réalité de cette dictature sanguinaire. A l’évidence, la duvaliérisation des esprits est en marche. Il faut la stopper au plus vite !
« […] Ce nouveau contrat social devrait faire de l’institution judiciaire le principal bouclier contre l’autoritarisme, le népotisme, la corruption, la gabegie, l’impunité, l’ignominie, et l’immoralité. C’est d’autant plus crucial que la « duvaliérisation » ou « macoutisation » des esprits ne s’est pas volatilisée depuis le 7 février 1986. Comme l’observe Robert Lodimus, « le travail de déracinement du système politique de 1957 entrepris fiévreusement par l’ensemble de la population n’a donc pas été achevé. Le système idéologique de François Duvalier a nettement inféodé le corps sociétal haïtien […] ».
L’instabilité chronique que connaît Haïti depuis la fin de la dictature des Duvalier n’est-elle pas due en grande partie à l’absence de justice pour les nombreuses victimes de ce régime sanguinaire, laissant ainsi le champ libre aux bandits et assassins ? Si les auteurs d’actes de barbarie de l’ère duvaliérienne – et les chefs, en premier lieu, à l’image de Jean-Claude Duvalier lui-même rentré triomphalement au pays en 2011 – avaient été jugés et condamnés, la société haïtienne n’aurait-elle pas pris un autre chemin ? Comment réaliser la refondation nationale sans avoir pansé cette plaie du duvaliérisme dont certains osent se réclamer encore ? Comment y parvenir donc dans un pays où « l’eau qui a permis la survie des Duvalier est encore là ». En résumé, comment faire vivre ensemble les citoyens d’un pays qui n’a pas totalement fait son examen de conscience quant aux causes et conséquences de cette dictature plus de trente ans plus tard ?
Pour provoquer une véritable catharsis, il faudrait organiser les Etats Généraux de la République et de la Démocratie, avec l’ensemble des forces vives du pays : organisations de femmes, organisations de défense des droits humains, syndicats de travailleurs, syndicats patronaux, organisations paysannes, organisations populaires (comités de quartier), mouvement coopératif, intellectuels, universitaires, chercheurs, artistes, médias, associations de parents d’élèves, associations de la diaspora, représentants religieux (Eglise catholique, Eglise protestante, Vaudou).
Cette démarche participative et inclusive, qui entend donner corps à un nouvel esprit de la démocratie, pourrait s’inspirer des travaux menés depuis de nombreuses années par des organisations de défense des droits humains comme, entre autres, le RNDDH, le mouvement Haïti Contre l’Impunité, SOFA, la Commission Episcopale nationale Justice et Paix (CE/JILAP), le Centre Œcuménique des Droits Humains (CDEH) pour qu’enfin justice soit rendue aux victimes de ce régime meurtrier, et que Haïti devienne un véritable Etat de droit. Car, il n’est pas impossible qu’une nouvelle dictature s’installe en Haïti.
« Non ! Le duvaliérisme n’est pas mort… ! » A cet égard, le diagnostic de l’ancien opposant Gérard Pierre Charles, ex-leader de l’OPL, est toujours d’actualité. A la question de savoir pourquoi il est revenu d’exil après la chute du dictateur en 1986, il avait répondu qu’il sentait que le duvaliérisme avait laissé beaucoup de ruines, et qu’il fallait participer à la construction de la démocratie. C’est-à-dire, « édifier la démocratie en termes de formation des individus […] formation qui touche la construction des structures politiques, l’aménagement des plateformes de structures sociales…
Enfin, tout ce qui constitue les éléments essentiels sans lesquels la démocratie n’arrive pas à évoluer et prospérer… ». Il y a longtemps que la démocratie bat de l’aile en Haïti. Tandis que des acquis incontestables en matière de liberté d’expression, de participation politique, de débats contradictoires, peuvent être mentionnés, nul ne peut ignorer, pour autant que, depuis cette période de la « construction de la démocratie », de sérieux progrès restent encore à accomplir sur le front social et économique. […] »
- Soulignons, à ce sujet, l’agression verbale teintée de propos obscènes dont a été victime une jeune femme de la ville de Miragoâne (sud-ouest) de la part du président Martelly en campagne électorale, le 30 juillet 2015, pour lui avoir demandé des comptes sur ses promesses non tenues. Voir Robert Lodimus, « Le règne des charognards », Radio Télévision Caraïbes, 2 août 2015. Sans oublier la chanson carnavalesque démagogique à connotation sexuelle « Ba’l bannann nan » (Donnez-leur la banane) qu’a composée le chanteur-président pour s’en prendre aux journalistes Liliane Pierre Paul et Jean Monard Metellus critiques envers le pouvoir (Libération, 2 février 2016).
- Robert Lodimus, « Non ! Le duvaliérisme n’est pas mort… ! », Radio Télévision Caraïbes, 25 janvier 2014.
- François Benoît, cité par Juno Jean Baptiste, « Duvaliérisme, impunité : pour qu’on n’oublie pas », Le Nouvelliste, 26 avril 2016.
- Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie participative. Fondements et limites, Paris, Mille et une nuits, 2007.
- Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie : Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008.
- Mais aussi des réflexions qu’a menées un homme politique, militant anti-duvaliériste, comme l’ancien sénateur Tunelp Delpé qui a parlé, à un moment donné, de « Conférence nationale ». Cette idée de « Conférence de consensus » circule, en réalité, depuis au moins 1987, mais plus de trente ans plus tard, presque rien n’a été fait concrètement là-dessus. A cet égard, il faut tenir compte d’un phénomène fondamental, à savoir le néant politique : une fatalité absolue quant à la possibilité de parvenir à un consensus général sur un modus vivendi dans la paix, la prospérité et la souveraineté et un esprit de transgression prédominant. La généralisation de la méfiance qui en découle se traduit à travers des réflexes particuliers : la méfiance et la peur de l’autre. Chaque acteur politique tend naturellement à imputer a priori à son homologue une intention malveillante, voire à le diaboliser. Cela éloigne toute perspective d’accord qui engage l’avenir fondant la gouvernabilité. Voir André Corten, Misère, religion et politique en Haïti. Diabolisation et mal politique, Paris, Karthala, 2001.
- Robert Lodimus, « Non ! Le duvaliérisme n’est pas mort… ! », op. cit.
Ibid. - La Constitution de 1987 stipule, en son article 28 : « Tout haïtien ou toute haïtienne a le droit d’exprimer librement ses opinions, en toute matière par la voie qu’il [elle] choisit. »
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