Le procès du système par Jovenel MOÏSE : simple velléité ou une machine à suicide assisté?

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par Me Guerby Blaise

Jeudi 24 octobre 2019 ((rezonodwes.com))– Officiellement, la tenue du procès du système a été annoncée le 15 octobre 2019 par le président de la République, son Excellence Jovenel MOÏSE, lors d’un point de presse dans les jardins du palais national. Ouvertement, le Président s’en prend à des secteurs ou nantis qu’il qualifie de « gardiens et sources de régénération systématique du système inégalitaire » que vit la République d’Haiti depuis le choix de la démocratie après la bataille populaire de 1986 par le peuple. Pour rappel, ces propos ont été tenus suite à des semaines de revendications populaires relatives à la demande de sa démission à la tête du pays comme chef de l’État.

Les propos tenus par le président de la République sont illustrés une semaine plus tard par la décision de recouvrement forcé des dettes de l’État ( sommation du 18 octobre du Bureau de monétisation et de programme d’aide au développement ( BMPAD) ) des mains des sociétés importantes, dont la SOGENER S.A, et la révision des contrats de celles-ci, dont E-POWER, HAYTRACK, SOGENER ( lettre du ministre de l’économie et des finances adressée le 14 octobre 2019  à ces sociétés et avis de révision de l’Office National d’Assurance ( ONA) etc. Ces actes administratifs justifient clairement que le procès du système est amorcé par Jovenel MOÏSE.

Il convient alors de s’interroger si la stratégie politique du président MOÏSE ne constitue pas une simple velléité pour atténuer la pression populaire visant son départ du pouvoir ou si ce choix d’attaque ne serait-il pas une machine à suicide assisté pour le chef de l’État ?

Pour démontrer au peuple sa volonté de faire naître une gouvernance participative sur la base de nouvelle orientation de gestion sociale, le chef de l’État multiplie des décisions politico-administratives importantes ( II) dans une tentative de conciliation ambiguë ( I).

I- Tentative de réconciliation ambiguë: stratégie conjoncturelle suicidaire ou vraie volonté politique?

À vrai dire, il existe un groupe de personnes privilégiées qui détiennent la richesse du pays. Le président les a clairement identifiées dans son discours du mardi 15 octobre 2019 comme sources créatrices de la pauvreté et de la misère du peuple. Curieusement, il les tend la main dans le but d’atténuer la souffrance de la population à travers l’adoption des politiques publiques justes et équitables. Ainsi, le chef de l’État essaie de concilier  provocation/vengeance et réconciliation.

La compréhension de la stratégie de Monsieur MOÏSE ne pourrait s’expliquer sans maitriser la notion de procès dans son acception juridique.

En effet, le mot « procès » vient de procédure, qui vient du verbe latin procedere signifiant progresser, aller de l’avant (  F. DESPORTES et L. LAZERGES-COUSQUER, Traité de Procédure pénale, Économica, 2016.) , ou c’est aussi un ensemble de formalités à remplir dans le but d’aboutir à une solution dans le cadre d’un litige. Juridiquement, le procès est défini comme « la difficulté de fait ou de droit soumise à l’examen d’un juge ou d’un arbitre » (Lexique des termes juridiques, Dalloz, 2019) . Il ressort de ces définitions que le procès s’entend à un litige s’opposant des protagonistes dans le but d’obtenir une vérité « judiciaire », une solution « économique » ou « sociale ».

Quant au système, il regroupe un ensemble d’institutions et de méthodes dont le fonctionnement est régi par la réunion des lois et de doctrine. De ce fait, faire le procès du système emporte la remise en cause du fonctionnement des institutions étatiques par l’amendement des mécanismes assurant l’orientation de la vie publique. Par ailleurs, il importe de se souvenir que le président de la République a tenté, lors de son discours du 15 octobre 2019, de concilier deux idées fondamentales: refus de régénérer et réconcilier le pays dans son entièreté.

Au fait, selon le président, refus de régénérer le système suppose le non renouvellement de la gouvernance traditionnelle. Ce qui sous-entendrait essentiellement la disparition de l’influence de la classe politique et économique traditionnelle dans la gestion publique puisqu’il est logique que toute gouvernance a besoin d’une main pour agir.

En revanche, l’appel à la réconciliation du président renvoie à la réunion de tous les acteurs, politiques ou membres de la société civile, autour d’une table de discussion en vue de définir d’autres stratégies de penser l’action publique. Inévitablement, les acteurs de discussion sont les décideurs politiques, économiques et ceux issus de la société civile.

Alors que le président de la République ne cesse de réitérer son appel à la réconciliation nationale entre les acteurs, il dit s’opposer à la régénération de ce système créateur de la misère et de la pauvreté du peuple. Si son opposition peut être dérangeante pour certains secteurs, il apparait légitime d’envisager une théorie moderne de l’État pour non seulement mettre en place une nouvelle technique de gestion sociale et implanter la transparence publique à l’aune de nouveaux comportements des acteurs fondés sur des règles collectives. Cette modernité de l’État permettrait de répondre aux exigences des revendications populaires pour accroitre l’économique du pays dans le but de proposer l’égalité de chances à tous les citoyens. Cette réflexion appelle deux approches analytiques envisageables.

Premièrement, du point de vue général, le président se trouve dans un dilemme de taille puisqu’il promet de mettre fin au renouvellement de la gouvernance traditionnelle. Mais en même temps, cette rupture doit transiter par ces mêmes acteurs, qui doivent jouer à la fois, chacun dans sa sphère d’action,  un rôle déterminant dans la croissance économique et dans les orientations publiques du pays.

D’où le questionnement sur la possibilité pour le  président d’écarter ces acteurs dans son élaboration de la nouvelle gouvernance qu’il propose, ou du moins tout simplement sur l’émergence d’autres mécanismes de gouvernance participative avec une immixtion limitée des acteurs. Rationnellement, ce deuxième mécanisme paraît plus jouable, en tout cas approprié et cohérent au discours du président quant à son appel au dialogue. Toutefois, il faut être prudent parce que la dernière sortie du 17 octobre 2019 pour commémorer la mort du père fondateur de la nation, Jean-Jacques DESSALINES, sans la présence des présidents des deux branches du Parlement et du président du Conseil du Pouvoir Judiciaire semble un signe déroutant à son appel au dialogue.

L’absence de ces autorités s’alignant dans la démarche audacieuse de l’État à travers ses récentes décisions administratives (ONA, BMPAD et ministre de l’Économie et des finances) laisserait déduire que certains acteurs importants dans la crise actuelle prendraient l’appel à la réconciliation du président MOÏSE comme autant pisser dans un violon. Au vrai, ces décisions peuvent être légitimes mais sembleraient inopportunes dans le contexte actuel puisque celles-ci laissent l’impression à l’opinion publique que Jovenel MOÏSE tâtonne à la fois sur deux terrains: il tendrait la main au dialogue et dégainerait son arme en même temps. Le tout pour atténuer simplement la colère populaire.

Car rien n’empêcherait que ces décisions administratives soient insérées dans un l’agenda de discussion de la réconciliation. En tout état de cause, même s’il est avéré que quasiment tous les acteurs de cette crise politique sont impliqués ou soupçonnés dans des actes de corruption, il faut reconnaître que le procès de ce système exige l’élaboration des transformations de l’État moderne. Pour ce faire, le terrain d’une justice transitionnelle hors procès paraît l’option raisonnable et protectrice de tous.

II- L’élaboration des transformations modernes de l’État à travers une justice traditionnelle hors procès

Du point de vue rationnel, le procès du système implique des mesures concrètes que le président devrait  adopter. D’abord, pour montrer sa volonté politique, le président de la République devrait montrer ses muscles à travers le procès de la corruption, qui est une vraie bataille économique pour   l’émergence de l’État social . Et logiquement ce procès de la corruption ne peut se réaliser sans  la passerelle de l’aboutissement du procès Petrocaribe, l’affaire Dermalog etc, dans lesquels le président de la République, certains de ses proches et son épouse sont indexés.

En ce sens, le choix de la tenue de ce procès par le président de la République serait courageux et ressemblerait à la confession du disciple avant la mort de Jésus. Ce faisant, il passerait aux aveux et croirait à un séjour agréable en taule ( prison). Autrement dit, le chef de l’État serait prêt à lui mettre en place machine à suicide assisté tout simplement. Ce qui étonnerait. Ensuite, la réalisation du procès de ce système emporte l’avènement  de l’état de droit, dont la mission essentielle est d’épurer le système judiciaire. Ce qui serait encore un gros morceau pour Jovenel MÖISE  parce que non seulement il y aurait de gros enjeux économiques des nantis mais également la corruption des acteurs judiciaires est tellement enracinée qu’il faudrait au moins 25 ans pour en finir.

Mais l’idée de prendre le risque de le commencer tout au moins est tout à fait louable. Dans cette perspective, le président aurait besoin d’une bonne assise financière dans le but de proposer une alternative légalement décente à ces acteurs judiciaires corrompus pour contraindre la confiance judiciaire. Enfin, la mise en place d’un autre régime politique, voire le maintien de ce régime dans le strict respect de la sphère d’action et d’intervention de chaque pouvoir avec l’application immédiate des sanctions d’ingérence parait inévitable pour établir une gestion sociale transparente. Pour les deux derniers points, il aurait inévitablement besoin de l’accord du Parlement pour entériner ces mesures.

Malheureusement, la conjoncture actuelle ne lui est pas favorable puisque nous avons un Parlement quasiment dysfonctionnel. De plus, même en cas de maintien du président de la République au pouvoir, il lui serait impossible d’organiser des élections s’il n’y avait pas de mutations dans les revendications populaires . Toutefois, ces considérations ne revêtent pas un caractère irréversible et pourraient être amendées dans une volonté visant la régulation publique. Ainsi, si miraculeusement il y aurait une possibilité pur le président de la République d’aboutir à la rupture de la gouvernance traditionnelle par la passerelle du procès de ce système, le mécanisme d’une justice transitionnelle au moyen d’accord hors procès ( règlements et conventions hors procès dans les pays Parties à la Convention anticorruption de l’OCDE) serait l’option protectrice de tous les acteurs. Car, si l’on emprunte les propos du président du SÉNAT, Carl Murat CANTAVE, tous les décideurs publics ont échoué et pataugent dans la corruption.

Quid de la justice traditionnelle hors procès ? Pourquoi cette option ?

En effet, la justice transitionnelle consiste en des mesures judiciaires et extra-judiciaires dans le but de remédier à l’héritage des abus des droits humains et de corruption dans une société dans le cadre d’un conflit ( commissions de vérité et de réconciliation, d’abord en Argentine en 1983, puis au Chili en 1990 et en Afrique du Sud en 1995). La principale mission de cette justice est la promotion de la justice sociale, la régulation publique, la reconnaissance des victimes et la perspective d’élaborer un plan de gestion sociale équilibrée entre les citoyens pour mettre en place un système sociétal comportant un fonctionnement pacifié, égalitaire et démocratique. Si le procès intègre les mesures relatives à la justice traditionnelle, celui-ci vise essentiellement le rétablissement de l’état de droit, la réconciliation entre les citoyens, et surtout la vérité et la réparation populaire à travers la restitution des biens mal acquis au peuple. Le tout pour rétablir la confiance par la contrainte.  ( Voir en ce sens les «  principes Jojnet »les « principes Joinet » ou principes contre l’impunité, établis en 1997 par le juriste français Louis Joinet à la demande du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme ( Joinet, Louis, Question de l’impunité des auteurs des violations des droits de l’homme civils et politiques, Rapport final en application de la décision 1996/119 de la Sous-Commission, Nations Unies, E/CN.4/Sub.2/1997/20 et E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1).

Si la justice transition inclut la responsabilité pénale des personnes physiques et morales, le moyen de résolution de litige hors procès n’exclut pas d’engager la responsabilité pénale de toutes personnes commettant une infraction de nature  délictuelle ou criminelle ou participant à celle-ci. Ces deux notions ne s’opposent pas totalement puisque le moyen de résolution de litige hors procès est une stratégie extra-judiciaire, qui balance l’économie du temps dans le cadre du processus judiciaire avec la reconnaissance de la culpabilité. L’application des moyens de justice extra-judiciaire est prévue au sein de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Alors, une telle démarche pour envisager une réconciliation nationale ne heurterait pas le principe de légalité de la répression pénale puisque Haiti est un État Partie à l’OCDE.

En l’espèce, que ce soit l’affaire Petrocaribe ou Dermalog, une entente, basée sur la théorie de justice transitionnelle hors procès, entre les acteurs sous l’égide du président de la République pourrait être une initiative pertinente vers une approche de réconciliation nationale. Toutefois, les acteurs devraient se converger sur l’exclusion de l’enfermement des responsables avec leur reconnaissance de culpabilité dans le but de restituer au peuple leurs biens mal acquis. Bien que cette approche paraisse pertinente pour épargner le pays d’un effondrement social et d’une vengeance  populaire, le président de la République appert être vraisemblablement isolé pour être l’initiateur de cette proposition. Le positionnement intéressé et le manque de crédibilité de l’opposition démocratique ne lui favoriseraient pas non plus le rôle d’arbitre dans cette démarche régulatrice. Des deux côtés le mal est infini, et il apparaît que la conjoncture tend vers une régulation populaire sous une douche sanglante où tous ces acteurs, président de la République inclus, risqueraient d’être pendus par la colère du peuple.

Me. Guerby BLAISE 
Enseignant-chercheur à l’Université Paris Nanterre/ UEH
Doctorant en Droit pénal et Procédure pénale
E-mail : kronmavie@icloud.com ou kronmavie@yahoo.fr

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