par Dr Arnousse Beaulière, Economiste, Analyste politique,
auteur de Haïti : Changer d’ère (L’Harmattan, 2016)
Paris, dimanche 15 octobre 2017 ((rezonodwes.com))– « Haiti is open for business! » Ce fut le slogan marketing utilisé dès mai 2011 par le couple exécutif Tèt Kale 1, Martelly-Lamothe, venant du monde des affaires. Slogan repris par le gouvernement Tèt Kale 2, Moïse-Lafontant. Ils disent tous vouloir attirer des investisseurs étrangers en vue de créer des emplois. En fait, cette orientation néolibérale décomplexée affichée par les dirigeants haïtiens est celle imposée depuis des décennies par les institutions financières internationales, dont le FMI privilégiant une économie d’exportation.
Malgré l’échec avéré de cette politique en Haïti, les pouvoirs Tèt Kale font encore plus de zèle que leurs prédécesseurs, en s’appliquant à la justifier. Le chiffre brandi alors pour faire illusion, c’est celui de la croissance économique (c’est-à-dire l’évolution de la richesse produite – le produit intérieur brut (PIB) – sur le territoire national entre deux années). Laquelle a pourtant chuté drastiquement, selon la Banque mondiale, de 5,6% en 2011 à 1,4% en 2016 durant le quinquennat du chanteur-président.
Dans le fameux budget 2017-2018 tant décrié, le gouvernement Moïse-Lafontant prévoit une croissance de 3,9% ! Une prévision farfelue au regard de l’état moribond du tissu économique haïtien ! Sans oublier l’instabilité sociopolitique et le déclin des institutions ! Au mieux, la croissance ne devrait pas dépasser les 2%. D’ailleurs, quand bien même elle se révélerait in fine très forte, que pourrait-elle signifier dans un pays où plus des trois quarts de la population végètent dans la pauvreté et plus de 70% des jeunes au chômage ? Que vaudrait une telle croissance dans un pays où ses fruits profiteraient avant tout à des « Zelite sans âme ni conscience » pour reprendre une formule de Pascale Doresca ? A quoi servirait une croissance aussi soutenue dans un pays qui enregistre un coefficient d’inégalité des revenus (Gini) de 0,59, le plaçant parmi les pays les plus inégalitaires dans le monde ?
En d’autres termes, il importe de rappeler haut et fort aux hérauts du néolibéralisme, évangélistes du tout marché, que la croissance est certes une condition nécessaire pour la création de richesse, mais non suffisante. D’ailleurs, il existe de sérieuses limites d’ordre méthodologique qui permettent de démythifier le chiffre de la croissance. Comme le note la sociologue Dominique Méda, le PIB « n’est pas un bon indicateur parce qu’il présente comme un enrichissement un certain nombre d’opérations qui sont en fait nuisibles. […] Nous sommes déjà en partie une société de réparation des dégâts (causés par les accidents en tout genre et les pollutions, donc l’ensemble des atteintes au patrimoine naturel artificiel créé par l’homme) ; bref, une partie de notre richesse est issue de la réparation des dégâts que provoquent les simples actes de vivre et de produire » (1).
Or, Haïti est malheureusement l’un des endroits au monde où ces dégâts font le plus de victimes. La richesse induite par les réparations de voitures suite aux accidents enregistrés régulièrement sur les routes cahoteuses sur tout le territoire national, et celle produite par la dégradation accélérée de l’environnement (déforestation, inondations, érosion des sols, cyclones, ouragans), constituent, hélas, un enrichissement non viable. Alors, ainsi que le dit Régis Debray, dans un tel contexte, « sans doute faut-il savoir compter la peine des hommes et évaluer le prix des choses » (2).
Il est donc plus que temps de mettre en œuvre en Haïti un nouveau modèle économique – une alternative possible au néolibéralisme axé principalement sur le fétichisme de la croissance. Cette alternative devrait être fondée, d’une part, sur une véritable régulation du système économique par un Etat profondément réformé et stratège et, d’autre part, sur les fondements institutionnels, démocratiques, sociaux et économiques du secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) à l’image des coopératives (3).
Une perspective qu’il revient aux démocrates et progressistes d’intégrer plus largement dans un projet de société à partir d’un véritable konbit national où il faudrait relier les initiatives impulsées tant par des Haïtiens de l’intérieur que de la diaspora « pour qu’elles constituent un tout, où solidarité, convivialité, écologie, qualité de vie, cessant d’être perçues séparément, seraient conçues ensemble » (4).
(1) Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Flammarion, 1999, p. 57.
(2) Régis Debray, L’erreur de calcul, Paris, Cerf, 2014, p. 16.
(3) Jacques Defourny et Patrick Develtere, « Origines et contours de l’économie sociale au Nord et au Sud », in Jacques Defourny, Patrick Develtere et Bénédicte Fonteneau (Eds.), L’économie sociale au Nord et au Sud, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1999, pp. 25-56.
(4) Edgard Morin, Pour une politique de civilisation, op. cit., p. 38.
Dr Arnousse Beaulière, Economiste, Analyste politique,
auteur de Haïti : Changer d’ère (L’Harmattan, 2016)


1 Comment