Il existe un rapport au temps diamétralement opposé entre dominateurs et dominés, oppresseurs et opprimés, maîtres et esclaves. Le temps des épreuves et des douleurs qui dérange les victimes représente inversement un temps d’allégresse qui arrange les bourreaux. Pour les corps et les esprits kidnappés, décapitalisés et torturés, le temps est long et pénible. D’une part, les rescapés qui survivent en charriant un traumatisme persistant espèrent une justice utopique qui tarde à se matérialiser pour guérir les blessures du passé. En revanche, ce même temps traumatisant joue en faveur des tortionnaires qui bambochent sous l’abri de l’impunité.
Le climat de délinquance instauré par les tyrans est entretenu par des mécanismes de tergiversation pour ensevelir les injustices sous la poussière du passé. Les manipulateurs appliquent l’usure du temps comme un outil efficace de dissimulation pour effacer les traces sordides, affaiblir les témoins, atténuer la colère publique et faciliter l’oubli. Plus les jours passent, sans qu’une sainte colère salvatrice soit exprimée, plus il devient difficile de rendre justice ou de faire reconnaître la souffrance des victimes. Le silence, le laxisme et la fatigue collective tissent, sans bruit, la toile de l’impunité où les coupables trouvent refuge.
Dans l’arène politique haïtienne, dominée par des intérêts antagoniques, le rapport asymétrique au temps tend à s’accentuer entre les gouvernants et les gouvernés, mais également entre les gouvernants eux-mêmes, divisés par des luttes de pouvoir intestinales. Lorsqu’une fin de mandat parlementaire suscite cogitation, anxiété et insomnie pour les esprits avisés, elle fait réjouir la monomanie présidentielle, incapable de cerner la vérité implacable que trop de pouvoir tue le pouvoir. Coup fatal à l’équilibre politique préconisé par la fameuse théorie des trois pouvoirs de Montesquieu, l’absence des contradictions parlementaires vis-à-vis de l’agenda de l’Exécutif ne saurait accoucher des résultats socialement rentables.
Ce verrou bêtement sauté dans une myopie mosaïque par un tweet présidentiel nocturne a laissé le flanc à des dérives politiques indescriptibles. Cet acte irréfléchi a accentué la vulnérabilité du seul pouvoir « soi-disant bénéficiaire » qui ne pouvait voir plus loin que le bout de son nez. Par ce museau à la bouche de la dialectique dans une démence effrénée de la raison, les esprits de lynx soupçonnaient que la monocéphalie mosaïque autoproclamée conduirait à une acéphalie à l’hypophyse de la sphère politique haïtienne. Toutefois, les prédictions politiques aussi savantes fussent-elles ne pourraient anticiper une fin ultime si atroce, scellée dans l’horreur d’un assassinat présidentiel aussi crapuleux.
Temps d’inertie
Des temps de confusion, de stagnation, d’inertie et de détérioration des pylônes centraux de la société, les contrebandiers et racketteurs – sans histoire et sans mémoire – en font leurre beurre ; pour un temps éphémère bien évidemment. Les usurpateurs politiques au comportement pompier-pyromane inaptes à obtenir des votes à des élections libres et crédibles profitent toujours des moments de trouble et particulièrement des chaos provocateurs de la loterie transitionnelle qui serait le seul bon-temps propice à leur prise de pouvoir. Cela fait belle lurette que cette pratique devient un rituel aux plus hautes sphères des politiques publiques pour que le temps se gère mal : dans l’hypocrisie, la gabegie et la calomnie. Toutefois, c’est depuis cette maudite date du 7 juillet 2021 d’un magnicide présidentiel insolite que le temps haïtien s’évapore totalement en fumée, comme dans une démence collective.
À défaut d’investir et de s’investir dans des projets porteurs en encourant le risque majeur de se faire kidnapper ou tuer dans les aires abandonnées où les routes barricadées d’armes et de feu émettent l’odeur de cadavres incinérés, le temps robuste de la jeunesse s’immobilise ou s’exile. Les répercussions néfastes de cette rageuse chronophagie porteuse de gènes d’une anthropophagie sauvage sont vécues au niveau de toutes les couches de la société décapitalisée et enlisée dans l’oisiveté et l’improductivité. Pour les pouvoirs croupions et impotents, ce temps oisif s’anime dans un éternel intérim, à la Primature, aux ministères, aux directions générales et à la présidence. Tous, de vilains passagers clandestins au bercail qui gonflent leurs comptes bancaires aux multiples digits dans les paradis fiscaux en Floride, en Europe et en République voisine. Loin de faire l’apologie de l’escroquerie, le triste constat est que les escrocs à col bleu qui construisent des maisons dans leurs fiefs respectifs serviraient mieux le patrimoine national que ceux à col blanc qui ne détiennent même pas une boutique au terroir.
Compte à rebours par rapport à une date historico-politique butoir, anxiogène et paranoïaque qui arrive dans un trimestre ; en ces temps tumultueux convergeant vers un nouvel abysse politique cataclysmique, les bénéficiaires du chaos s’adonnent à tous les stratagèmes ignobles – deals, lobbys, mensonges, crimes, distraction, procrastination – pour se couvrir du parapluie protecteur du patron de l’Hémisphère. Avant que le coq chante, les opportunistes à califourchon entre opposition et pouvoir vont renier à plusieurs reprises leur appartenance au clan des mafieux. Dommage que ces entrepreneurs qui organisent la capture de l’État ne puissent recruter un prophète pour arrêter le soleil – donc le temps – afin de profiter de leurs richesses mal acquises qui finiront par les suffoquer. L’histoire se répète toujours, de la même façon. Aujourd’hui, les marionnettes politiques du Sud s’enrichissent à travers des crimes financiers, faisant acquisition d’actions immobilières ou transitant l’argent du trésor public à leurs comptes personnels à des banques étrangères. Demain, cette richesse escroquée, avec le support des pirates de l’Occident, sera sanctionnée et confisquée par l’ONU, le Canada et les USA. À qui donc profite le crime ?
Pour ces dirigeants malhonnêtes, la trajectoire de la présidence vers la résidence pénitentiaire est inévitable lorsqu’ils seront en dehors du pouvoir. Voilà pourquoi ils développent toutes les stratégies pour demeurer ad vitam aeternam dans la bulle officielle, soit le seul espace qui leur procure de l’oxygène vital. Pour atteindre leur objectif égocentrique, ces présidents imposteurs manipulent, recrutent et rémunèrent le temps de mercenariat pour que persiste leur temps d’immunité, d’impunité et de félicité. À travers des tentatives d’une prolongation indue pendant que le peuple vit sa pénitence dans une disette infâme où il boit le calice jusqu’à la lie, les brasseurs et braqueurs se projettent dans un futur présidentiel éternel, dans l’au-delà, au-delà de tous les 7 février du millénaire.
Temps de psychose
À environ un millier de kilomètres d’une Floride dynamique, énergique et productive dans un brassage de temps générateur d’argent, où la bénédiction de chaque heure est transformée en consolidation sociale et en création de richesse, Haïti vit chaque heure dans la calamité, la malédiction, le désespoir. Marchant sur les ruines, sur des mines, les pieds des habitants sont piégés sur des dynamites programmées en phase d’être désamorcées. Sous ces conditions d’une cohabitation risquée entre familles innocentes et terroristes, la bombe démographique et sociale flirte dangereusement avec les frontières du génocide. Nos compatriotes, insomniaques malgré eux, ont perdu le goût de l’esthétique, des activités ludiques et des plaisirs épicuriens. Dans un environnement si périlleux où la manette de commande des drones kamikazes a souvent échappé au contrôle des marionnettistes inconnus bien connus, le peuple est incapable de plonger dans un sommeil jouissif, les deux yeux fermés.
L’horloge devient un marqueur de psychose pour nos Madan-Sara contraintes de cesser leurs spéculations commerciales, pour nos entrepreneurs décapitalisés, pour nos filles exposées au viol et nos écoliers forcés de fermer leurs livres. Dans ce climat d’insécurité, d’opacité et d’improductivité, Dieu seul sait combien de talents sont restés latents. Combien d’Anténor Firmin, Sylvio Cator, Melchie Dumornay, Samuel Pierre, Danny Laferrière et Yannick Lahens, la gouvernance exécrable a-t-elle crucifiés dès l’œstrus ? Les parents et les enfants exposés aux balles perdues à l’entrée et à la sortie de l’école ou tous ceux qui ont survécu aux cyclones politiques, qu’en est-il de leur état mental ? Que dire des professionnels de la classe moyenne dépouillés de leurs maisons, leurs voitures, leurs entreprises, alors qu’ils sont contraints de payer intérêt et principal aux entreprises de crédit pour un patrimoine duquel ils sont dépossédés.
Pour ces débrouillards du commerce informel dans le coma frappés soudainement des brouillards répandus par les assassins, juste la paix suffirait dans la Cité pour qu’ils soient ressuscités. Par le négoce pétillant, ils savent sortir la magie de rentabiliser un investissement de quelques misérables billets rouges. La réouverture de la Guerite remettrait la joie sur le visage de ces hommes et femmes qui dans la dignité y assurent, au plus haut niveau, l’éducation de leurs enfants devenus médecins, agronomes, économistes, diplomates, etc. Malheureusement, l’agenda est tout autre, alors le même, chronophagie et anthropophagie nourries par un petit groupe de ravisseurs qui pratiquent la capture de l’État.
Le temps de joie n’appartient plus à la catégorie de gens honnêtes et compétents qui jurent de gagner leur vie dans la dignité. Par télépathie, cette souffrance traverse les océans pour attrister la diaspora, avec la même intensité. Temps, argent et talents de ce peuple pris en otage par des politiques inconscients ont été sabotés, volés et gaspillés. En effet, avec la complicité des vauriens politiques, les puissants escadrons de la mort, opulents et corpulents dans la jungle, se sont appropriés les pointeurs du temps. Tant dans leurs pseudos que dans leurs barbaries, ils dépeignent une réalité lugubre pour la majorité. Les citoyens paisibles ne goûtent plus aux plaisirs exquis des jours et des secondes, qui seraient plutôt réservés aux salops du Bel-Air, du Bicentenaire et de la Plaine. Ces imbéciles croient enclencher une certaine révolution alors qu’ils bousillent tout sur leur passage, incluant pharmacies, écoles et hôpitaux.
L’expulsion d’Ariel Henry pour installer le CPT qui s’octroyait un faux-projet de révision de la constitution et un référendum mort-né a constitué une perte de temps colossale au pays. Notamment, par le principe économique des coûts d’opportunité, cette immense dilapidation du temps est équivalente à un énorme gaspillage de ressources humaines et financières. Pire, aucune leçon salutaire n’aurait été apprise. Après dix-neuf mois de sinécure au cours duquel des milliers de vies ont été cruellement assassinées, de multiples maisons et entreprises pillées et incendiées, le CPT engage un CEP flagorneur dans une mission impossible d’organiser des élections.
Du temps présent déjà perdu dans le futur. Pour plaire aux faux-amis qui invitent la République emblématique à un diner de cons. Haïti, vas-tu laisser faire ces traîtres dans une bêtise de trop ?
Carly Dollin

