30 octobre 2025
Le temps crucifié
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Le temps crucifié

Rien n’est plus juste que cet adage universel : « Le temps est une richesse précieuse à utiliser judicieusement ; car une fois passé, il ne se récupère jamais ». Dans son subconscient hypermatérialiste, la culture américaine y est allée plus loin en inculquant l’aphorisme « Time Is Money » comme un principe économico-culturel dominant pour guider le comportement des générations présentes et futures. Sans conteste, les sociétés industrielles s’approprient ce paradigme pervasif qui fait l’apologie d’une gestion rationnelle du temps, ce qui leur permet d’atteindre des niveaux envieux de progrès individuels et collectifs. À l’inverse, les sociétés sous-développées – appauvries par le modèle mercantiliste d’exploitation esclavagiste et néocolonialiste nourri par la flibusterie internationale – y verraient un slogan creux. Car celles-ci sont prises d’une part entre l’enclume d’une géopolitique asymétrique, cruelle à plein-temps, qui les ridiculise ; et d’autre part, le marteau d’une piètre gouvernance cautionnée, dont le temps-fort consiste à constamment créer du temps-mort pour gagner du temps superflu dans l’imposture, la forfaiture et la sinécure. 

Comme aux temps anciens, les pratiques ségrégationnistes seraient actuellement en vigueur dans un accès et un usage discriminatoire de cette dotation équitable de 24 heures par jour que possède toute âme, sommité ou quidam. L’expertise dans l’usure du temps serait une qualité recherchée chez les dirigeants myopes des pays moins avancés qui les démarque de leurs concurrents intègres, respectueux des valeurs, du temps et de l’argent public. D’un côté, l’Occident célèbre avec ostentation l’ère des innovations et de l’intelligence artificielle, dans une victoire triomphale de l’adhocratie sur la bureaucratie. La Triple Hélice en vogue dans la Silicon Valley illustre le bien-fondé d’assurer un mariage intemporel entre les entreprises, l’État et l’Université afin de produire dans la rationalité. D’un autre côté, les impérialistes encensent un couple incestueux d’ingérence internationale qui épouse une impotence locale génératrice d’asphyxie et de conditions socioéconomiques dégradantes. 

Géométrie variable

La communauté internationale adopte des instruments géopolitiques à géométrie variable, calibrés en fonction de critères subjectifs tels que la région géographique et la teinte épidermique. Deux poids, deux mesures ; Ukraine et Haïti représentent deux États dans la nécessité de se reconstruire et de se restaurer via des mécanismes de justice sociale transnationale et de coopération au développement. Il se trouve que deux modèles d’encadrement diamétralement opposés s’appliquent à ces pays. Dans le premier cas, un fleuve de supports techniques, logistiques et financiers affluent dans le respect et l’empathie pour sauver des vies et rétablir l’équilibre sociétal. Dans le second, les promesses de la communauté internationale envers Haïti sont teintées de mensonges, de machinations, d’humiliations. 

De cette inefficience ou crétinisme volontaire perçu dans les contrats militaires ou mercenaires signés avec l’approbation du chef d’orchestre de l’Hémisphère, aucun territoire perdu n’a été récupéré. La mobilisation de la mission multinationale de soutien à la sécurité (MMAS) pilotée par le Kenya se révèle un véritable gaspillage de temps. Une tour de Babel s’érige entre le CSPN, les mercenaires et les extraterrestres d’un continent frère qui se côtoient dans la cacophonie. L’origine de la télécommande des drones kamikazes explosées même sur des enfants n’aurait jamais été clarifiée. Contre qui porter plainte pour ce crime contre l’humanité ? Haïti est dans le flou. Parallèlement, les résidences privées sont incendiées ; les portes des écoles et des hôpitaux sont fermées ; sous la fureur des gangs instrumentalisés, les derniers souffles d’une multitude d’innocents s’exhalent dans l’indignité. 

Pour les pays adeptes du développement, le tic-tac de l’horloge bouge dans le sens régulier des aiguilles d’une montre pour contempler et savourer les prouesses des avancées humaines à travers le temps. Le monde moderne incite à des créations fascinantes dans la recherche, le développement et la production artistique. Trophées, oscars et Prix Nobel y sont décernés aux meilleurs athlètes, acteurs et chercheurs pour honorer et panthéoniser leurs illustres chefs d’œuvres. En revanche, pour les sociétés incapables de consolider les institutions à même de remettre à l’heure les pendules du développement afin de se détacher des chaînes de la pauvreté, les aiguilles tourneraient dans le sens inverse, à reculons, dans un retour vers le passé. Passéistes. 

Au lieu d’avancer sur la trajectoire de la visualisation des merveilles du nouveau millénaire, ces sociétés sans gouvernail basculent dans la catastrophe où elles revivent les écarts béants entre les ressources et les besoins primaires dans une précarité implacable qui rappelle les périples amers de l’ère moyenâgeuse. Les objectifs de la prospérité partagée et de l’éradication de la pauvreté transcrits dans les ODD restent un vœu pieux. En réalité, les bourreaux du Nord continuent à se réjouir des conditions abjectes des victimes du Sud. 

Le grand décalage 

En Haïti, le temps et les progrès se démarquent dans une asynchronie patente, creusant le fossé des inégalités poignantes entre les différentes couches de la société. Les inadéquations et injustices sociales se manifestent dans les domaines de l’éducation, de la santé, des conditions de travail, dans l’accès aux technologies, à l’Internet et aux infrastructures modernes.

Dans plusieurs régions du pays, jusqu’en ce premier quart du deuxième millénaire, les douleurs d’un accouchement aux simples complications demeurent aussi perçantes comme à la période de César. N’était par le bienfait de la médecine traditionnelle, les taux de mortalité infantile et maternelle très élevés qu’affiche Haïti serait encore plus horrible. Les péripéties des enfants parcourant plusieurs kilomètres à pied, traversant des rivières sans pont, pour atteindre leurs enceintes scolaires dépourvus du minimum minimorum, témoignent d’un immobilisme effarant dans l’érection des infrastructures éducatives de base. 

Il arrive dans certains cas à ces espoirs de se réveiller avant l’aube et regagner leurs ajoupas au crépuscule du jour. Une enfance saccagée dans la précocité, volatilisée en des sacrifices héroïques, le chemin de la mobilité sociale est pavé de trop de pièges. Cet apprentissage punitif ne saurait rendre l’éducation attrayante. Il en résulte alors des taux de déperdition scolaire spectaculaire. Entretemps, l’Unicef indique qu’un pourcentage significatif des membres des foyers des terroristes qui rendent la vie impossible dans la Cité sont des enfants.  

Une brouette klaxonnant une BMW sur l’autoroute, une Prado officielle en sirène tonitruante en course avec une mototaxi, un avion au décollage et à l’atterrissage sollicitant passage au tarmac à des chevaux et des cabris ; la coexistence de cet archaïsme suranné avec une modernité aristocratique révèle un anachronisme psychotique. L’ONI rapporte qu’une bonne partie de la population ne fait toujours pas l’objet d’inscription aux archives nationales. La fascination populaire quand s’allume soudainement une ampoule électrique, la réalisation d’élections frauduleuses où des bulletins sont transportés à dos d’âne. Ce sont autant d’évènements déphasés avec les facilités procurées par un 21e siècle de lumière où la résidence terrestre hallucine de s’étendre sur Mars pour côtoyer l’Univers dans son étincelante magnificence. 

Le fossé des inégalités intra et inter pays s’élargit. Le clivage socioéconomique entre les zones urbaines et rurales s’exacerbe. Trop de communautés, de catégories sociales et d’enfants sont traités en parents pauvres, laissant la société dans une grossesse ectopique en perdition. Cette véritable bombe sociale à retardement est en passe de s’exploser en Haïti. Les enfants des rues, humiliés et oubliés, seraient en train de prendre leur vengeance sur les « aristocrates » vaniteux qui se fichaient de leurs conditions bestiales. 

La source du déclin  

Au regard de sa dépression économique, du déclin vertigineux de son PIB, la destruction de l’agriculture ou la chute de ses exportations, Haïti vit dans la nostalgie par rapport à sa relative embellie au cours des années 1960. De la luminosité du Bicentenaire, de la salubrité de la capitale flamboyante, de l’attractivité du tourisme étranger, nos voisins en étaient jaloux. C’était le bon vieux temps d’une économie en liesse et d’un vécu naturel esthétique qui attirait les évènements sportifs, le commerce et les aventures érotiques. Les nanas bellissimes en provenance de l’autre partie de l’ile en profitaient. Les motels aux acronymes latins qui assuraient le marché de la jouissance sexuelle en disent long. Revirement. En des querelles politiques stériles, Haïti a fait une volte-face regrettable sur le sentier de la croissance et du développement. Inversement, la République dominicaine a rattrapé ses retards par le biais d’une suite de dépassement politique porteur de fruits de la stabilité. 

Aujourd’hui, au lieu de dégager des avantages économiques à travers un capital humain solide, source principale de la compétitivité, les autorités haïtiennes lancent des signaux de banalisation de la vie. Ce qui a entraîné une aggravation de l’exode massif des cerveaux. L’éviction de l’autorité publique par les forces criminelles, dans la perspective de semer la pagaille dans la Cité, est l’expression la plus éloquente de la dérive politique. Par l’amitié que tissent les présidents, premiers ministres et ministres avec les voyous, les hauts dignitaires ne se distinguent des terroristes que par leur tenue vestimentaire. Si les gangs des rues tuent avec leurs kalachnikovs, les officiels exterminent des vies par des crimes financiers transnationaux, des écritures frauduleuses et des détournements au détriment de la santé, de la sureté et de la sécurité publique.

En raison d’une dégénérescence accélérée des valeurs morales, un syndrome de crise identitaire a envahi les Haïtiens tant au terroir qu’à la diaspora. La confusion des jeunes prodiges haïtiens – de têtes, de mains et de pieds – devenus des enfants prodigues qui fuient la prestigieuse posture d’ambassadeurs du bicolore exprime une énorme perte d’estime de soi. Tant de potentiel enseveli. Le seul rêve caressé par cette génération sacrifiée consiste à voir un visa juxtaposé à son passeport pour se réfugier aveuglément sous de nouveaux cieux. Cette mentalité attentiste et parasitaire à vivre chez soi sans aucun sentiment d’appartenance, dans le marronage et la clandestinité, est patricide, talenticide. 

Blackout, inaccessibilité aux centres de loisir, fermeture des parcs, des plages, des places publiques ; la jouissance de cette dotation initiale également répartie entre tous les humains serait enlevée aux rescapés de la Cité. Point de temps d’arbitrage entre travail, étude, plaisir ou loisir. Contexte d’un sempiternel contretemps sinon de temps de crise, le passe-temps est célébré dans la peine car le temps devient un ennemi, apportant plus de malheur que de bonheur. 

La peur se lit à travers le visage crispé des enfants et le regard perplexe des parents qui hésitent entre garder leurs enfants prometteurs à la maison ou les envoyer à l’école là où ils encourent le risque si élevé du viol, du kidnapping, de balles perdues. Dans la rue, à la maison, sous les tentes, les cœurs se battent dans une irrégularité époustouflante, dans un suspens d’une survie acrobatique, miraculeuse. Car, La Mort présent au péage pourrait également se faire remarquer dans les parages, près des écoles, des bureaux, des boutiques et des maisons, pour y semer le deuil. 

Haïti recule en des pas de géant vers le millénaire passé. Hormis de rares exceptions, les honneurs se conjuguent au passé simple ; les repères de la fierté et des gloires de ce peuple appartiennent à des siècles lointains. De l’apogée au périgée historique, les tendances d’une évolution haïtienne reluisante se liraient dans une chronologie inversée, de la droite vers la gauche. Le tableau de bord illustre des indicateurs décevants où le regard au rétroviseur éclaire beaucoup plus que celui porté sur le projecteur. L’horizon s’assombrit ; le temps est martyrisé.

Parallèlement, les thuriféraires d’ici et les plénipotentiaires d’ailleurs ne font que discuter sur le sexe des anges en animant des polémiques électoralistes stériles dans ce climax démesuré de la domination des forces de l’ombre. Encore et encore, du temps assassiné et de l’argent jeté par la fenêtre. Jusques à quand, l’élite probe va se réveiller de sa léthargie pour développer des stratégies salvatrices en vue d’amorcer le processus d’homéostasie dans une valorisation du temps ? C’en est trop. Décidément, il faut cesser cette chronophagie, cause principale de cette anthropophagie génératrice d’une hémorragie qui plonge Haïti dans le coma. 

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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