26 octobre 2025
L’inconnu de Mer frappée Chapitre VIII
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L’inconnu de Mer frappée Chapitre VIII

Robert Lodimus

Chapitre VIII

LE DÉCÈS

     Un après-midi du mois de mai où le soleil flamboyait sur la ville qui s’amalgamait dans les rires d’une pléiade de gamins frivoles qui revenaient de l’école, une dizaine de militaires dépêchés expressément de la capitale sont arrivés à bride abattue à la caserne Toussaint-Louverture et ont procédé à l’arrestation spectaculaire du capitaine Coriace. Menottes aux poignets, l’officier, sans offrir de résistance, avait suivi les « troupiers » commandés par   l’adjudant-major, Ménélas Flavius, jusqu’aux véhicules de l’armée qui attendaient aux abords du trottoir, en face de l’hôtel Moïse, pour reprendre la route en sens inverse. Lorsque le cortège a tourné devant le lycée Fabre Geffrard pour traverser les entrailles bidonvillisées de Descahos, la petite foule qui assistait au déroulement de la scène inopinée, tout à fait imprévisible, a applaudi chaudement. L’État major des Forces armées d’Haïti aurait retrouvé le nom du capitaine coriace sur une liste d’officiers supérieurs et subalternes qui allaient participer à un complot pour assassiner le président François Duvalier. Un soi-disant complice, le lieutenant Léonce Aurélien, sous la menace des tortures à Fort-Dimanche, avait vendu la mèche au commandant de la garnison criminelle.   Le nom du capitaine Coriace y figurait comme l’un des cerveaux du mouvement  de mutinerie qui devait conduire au renversement et à l’exécution du dictateur. Le « trouffion » délateur avait même fourni une preuve de correspondance que le capitaine aurait échangée avec un insurgé politique qui avait déserté l’armée, et qui s’était réfugié au sein de la diaspora haïtienne des États-Unis. Le bruit courait que Coriace et ses complices avaient été exécutés dans l’un des culs-de-basse-fosse du palais national, en présence de François Duvalier, l’Utahraptor. Les adultes du quartier de la rue Christophe, où ma famille résidait, n’en croyaient pas un mot à cette histoire sordide d’invasion et de trahison. Le professeur Exantus Dessalines parlait de préférence d’une affaire qui s’apparentait à « La nuit des longs couteaux » d’Adolphe Hitler, dans l’Allemagne nazie. Je ne savais pas moi-même ce que cela voulait dire. 

     Par rapport au châtiment qui a été réservé à l’assassin de Jésula Destiné, les croyances superstitieuses, qui émanent de la culture populaire, tenaient le haut du pavée. La morte, selon les catholiques et les vodouisants, cherchait elle-même à obtenir « justice » contre les bourreleurs. Comme la Clarimonde de Théophile Gauthier le fit pour le jeune prêtre Romuald, Jésula, d’une autre façon, venait hanter les nuits cauchemardesques de ses persécuteurs, ceux-là qui lui avaient enlevé le souffle de son avenir pour et parmi les siens. Célicie, une paysanne de la localité de Terre-Neuve, a expliqué que l’âme de la défunte connaîtra la paix quand elle aura fini de venger ses humiliations corporelles et ses souffrances mortelles. C’est seulement à ce moment-là, toujours selon Célicie, qu’elle pourra accéder à l’univers immatériel du repos éternel. Cette dame énigmatique racontait qu’elle était née et avait grandi dans la cour du péristyle de son oncle, le houngan Ovilien Mercidieu.

     Ainsi, Jésula aurait demandé au « Bon Dieu » d’ordonner aux « anges » de  la malédiction et de la vengeance d’exterminer les aigrefins, les truands, les massacreurs qui l’ont mortifiée jusqu’à la tombe. Les curieux événements qui se sont enchaînés les uns après les autres auraient peut être semé le doute dans l’esprit de Paul Heinrich Dietrich Von Holbach, qui a écrit, entre autres, La contagion sacrée, où il associe les comportements superstitieux des humains à la pathologie mentale. 

     En effet, ce qui s’est produit par la suite a fait couler la salive de la ville entière. Sandro, le fils de Mirana, est tombé d’un amandier et il est décédé sans que les voisins, en l’absence de sa mère, ait eu le temps de le conduire à l’hôpital. Mirana s’est suicidée dans son petit restaurant, en apprenant la nouvelle, sans se présenter sur les lieux de la tragédie. L’inhumation de la mère et du fils ont eu lieu le même jour, sous la pluie et les orages. À part quelques membres proches de la famille, peu de gens avaient assisté à la célébration funèbre. Quant au sergent Odilon, le concubin de Mirana, il était devenu fou quelques semaines après les doubles funérailles. L’homme, complètement désemparé, s’est tiré une balle dans la tête avec son arme de service. Élisma, le militaire qui a éventré Philogène, le philosophe errant, a été lui même transféré à la commune de l’Estère, non loin des Gonaïves où des conflits terriens divisaient profondément la population locale. Au cours d’une bataille rangée entre deux familles qui se disputaient une portion de terre vouée à la riziculture, Élisma a eu la tête tranchée. Avec cinq autres collègues du poste, il intervenait pour procéder à l’arrestation des belligérants. Un paysan endiablé lui a sectionné le cou avec sa machette de brousse. Les gendarmes ont détalé à toute vitesse, abandonnant le corps décapité de leur camarade dans la rizière. Épictète eut raison de dire : « Ne cherche pas à ce que les événements se produisent comme tu le veux, mais dispose-toi à vouloir qu’ils se produisent tels qu’ils se produisent. Alors, tu seras heureux. » 

     On dit toujours qu’ « un malheur n’arrive jamais seul. » Nous ne nous étions même pas remis de la disparition dramatique de Jésula qu’une autre grande épreuve se présentait déjà à notre porte. 

      C’était un vendredi saint de l’année 1963. Les enfants de la cité faisaient vrombir les « ralba*» et les cerfs-volants dans un ciel crispé sous une chaleur suffocante. Les bandes de « rara », sortes de groupes carnavalesques à pied d’origine rurale, utilisant des instruments musicaux traditionnels et artisanaux, tels que bambous, tambours, tchatcha…, envahissaient les recoins de la ville, et installaient une ambiance festive dans les quartiers malfamés, continuellement juchés sur les détritus de déclin. Les femmes, les hommes, les enfants venus de L’Estère, de Desdunes, de Lacroix, de Périsse, de Mapou-Lagon, de La Quinte, de Grande-Saline, de Labranle, de Canal-bois, enfin de toutes les campagnes et les bourgs environnants et lointains, la peau foncée, presque de la couleur de l’encre de chine ou du goudron, la tête écrasée sous le soleil de carême, se déhanchaient dans leurs déguisements vestimentaires multicolores et rocambolesques. Cette forme de manifestation autour de la culture populaire qui durait trois jours, pour ainsi dire, n’avait pas entièrement droit de cité. Les autorités interdisaient aux bandes folkloriques ambulantes l’accès à certains endroits de la ville, particulièrement les zones déclarées embourgeoisées. Commérages et obscénités constituaient la trame des chansons vulgarisées dans les décors des activités jouissives et défoulantes des collectivités maintenues en marge de la société capitaliste. Vers treize heures, j’ai vu passer en débandade devant notre résidence des hommes portant des masques et des accoutrements en tissu de couleur « rouge sang ». Ils marchaient à pas de course et tenaient leurs instruments musicaux de manière désordonnée, sans en faire usage. Ils parlaient fort et gesticulaient. Tout le quartier était presque debout et observait la scène. C’étaient des visages étranges, que l’on n’avait rencontrés nulle part, et qui paraissaient provenir des fins fonds de cette zone sauvage appelée Raboteau où des individus néanderthaliens, entassés comme des sardines dans des espaces mansardés, coulaient sans gêne et sans scrupule leur existence morne et rugueuse. Au même moment, des nuages de fumée noirâtre s’élevaient sur la partie nord de la ville. Les nouvelles ne tardaient pas à débouler. Des miliciens armés du régime de François Duvalier, travestis en musiciens et en membres des bandes de « rara », avaient massacré des paysans de Carrefour Lexis et incendié leur habitat. Les militaires – qui étaient présents sur les lieux du sinistre et qui craignaient les agitateurs démonisés – n’avaient pas voulu intervenir. Beaucoup de citadins qui s’étaient rendus à Carrefour Lexis pour assister au déroulement de cette grande fête populaire avaient péri parmi les victimes ciblées. Ma mère a appris le lendemain que son oncle, le frère cadet de sa mère, qui se trouvait par hasard dans les parages au moment de la tuerie, avait été lui aussi criblé de balles et brûlé vif en compagnie d’un nombre considérable de citoyens paisibles, au milieu desquels, on retrouvait des femmes,  des enfants et des vieillards qui étaient venus se divertir pour décrisper, ne serait-ce que pendant quelques heures, l’atmosphère des phobies quotidiennes causées par la mauvaise gouvernance politique. Le cadavre mutilé, aux dires des témoins, a été profané. Trainé sur plusieurs kilomètres avant d’être jeté, sans linceul, dans un trou creusé à la hâte, qui n’a jamais été localisé par la famille. Son épouse, notre tante Gloria, écrasée sous la douleur, et ses deux garçons, Joseph et Jean-René, se sont rendus sur les lieux de la tragédie, et ils ont trouvé effectivement la boucle du ceinturon calciné du présumé disparu qu’ils ont rapportée et conservée; cette découverte fortuite, qui a ajouté un élément important aux divers témoignages des riverains de la zone champêtre, nous ont permis de constituer la preuve de l’assassinat monstrueux de l’oncle Alfred, dans des circonstances troublantes, déplorables, sardoniques et amorales. La vieille Rose, la mère nonagénaire de ma grand-mère, aveugle et très avancée en âge, n’a pas survécu aux nouvelles de la mort subite et brutale de son fils. 

     Les années 1963 et 1964 se sont révélées pour les Haïtiens des époques de terreur, de persécution, de barbarie, d’assassinat… Les crimes sordides faisaient trembler la nature et bâillonnaient les lèvres de la « Liberté ». Fort-Dimanche, à la manière des prisons de Huntsville et de San Quentin, regorgeait de prisonniers politiques condamnés aux tortures et à la mort. L’hémorragie liée à l’exode des cerveaux s’aggravait. Médecins, professeurs, journalistes, syndicalistes, poètes, romanciers, essayistes… s’engouffraient à bord des avions qui partaient pour l’Europe, l’Amérique du Nord, d’où la plupart d’entre eux transitaient vers l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. Les invasions armées des militants et activistes politiques, venus surtout de l’Amérique du Nord, contre le gouvernement se multipliaient. Mais toutes ces entreprises, malheureusement, se terminaient dans la tragédie. La présidence à vie – avec l’appui de la CIA, du FBI et d’autres organisations internationales secrètes – est arrivée malheureusement à déjouer ces complots mal planifiés, et à sévir cruellement, méchamment, impitoyablement contre les instigateurs et les insurgés qu’elle parvenait à capturer. 

     Dans mon entourage, j’ai entendu parler du cas d’un certain Blucher Philogène, ex-capitaine des forces armées d’Haïti, exécuté et décapité à Ouanaminthe par le lieutenant Abel Jérôme, et dont la tête a été envoyée au Dracula de Port-au-Prince, le Frankenstein de la présidence, dans un seau à glace. Les adultes inquiets et craintifs se passaient les informations à voix basse. Ils disaient que le « chef suprême » des macoutes détenait des pouvoirs surnaturels qui le rendaient invisible et invulnérable. Selon eux, l’individu ignoble et sanguinaire, cantonné, stationné au palais national, pouvait être ici et ailleurs en même temps. Cependant, pour les citoyens raisonnables,  ces sornettes et ces ragots, venant directement d’une industrie de propagande superstitieuse, visaient à subjuguer, à envoûter la population déjà déboussolée, aveulie, désespérée, dans un climat sociopolitique de peur constante et de terreur journalière. Le « médecin anthropophage » a même tenté de faire croire qu’il était « immortel » comme les déesses et les dieux de l’Olympe. 

     Parmi tant d’événements sanglants et tristement mémorables, les vêpres jérémiennes, liées à l’épisode historique de la tragédie du Groupe des Treize Jeunes d’Haïti, ont bouleversé et atterré l’opinion mondiale. Vivant à l’étranger, ces jeunes patriotes étaient rentrés au pays, vêtus de leurs « treillis guérilla » pour tenter de renverser le régime gouvernemental de François Duvalier. Dénoncés par des paysans illettrés, ils ont été capturés et exécutés. Certains, comme Louis Drouin et Marcel Numa, ont été fusillés en public. Le débarquement des guérilleros avait eu lieu dans la Grand’Anse. Le cadavre du capitaine Yvan Laraque, le chef du commando, a été attaché sur une chaise et exposé durant plusieurs jours au portail St-Joseph, à Port-au-Prince, avec l’écriteau ridicule et sadique : « Bienvenue en Haïti ». Le pays, placé sous l’emprise du diable, dérivait dangereusement. L’école fonctionnait au ralenti. Des professeurs se convertissaient au macoutisme pour se protéger avec leurs familles. J’en ai connu un particulièrement qui ne s’embarrassait pas de venir à l’école avec son revolver 38 pour intimider les élèves et ses collègues. J’étais dans sa classe et notre âge oscillait entre huit et neuf ans. 

     La ville de Jérémie a payé un lourd tribut pour l’invasion ratée du Groupe des Treize. Des familles entières sont massacrées. Exterminées. Une cruauté, dites-vous bien, à la Goebbels… 

     Mon père allumait la radio pour écouter les dernières nouvelles en provenance de la capitale. Les haut-parleurs crachaient les mêmes chansons enflammées qui annoncent les bamboches terrorisantes des loups-garous de minuit… 

« Kay la pa pou mwen Kay la pa pou mwen 

Se kay lenba zawou 

Dife lakay la Jete dlo 

Dife lakay la… » 

Et encore… 

« Mache pran yo Divalye 

Mache pran yo 

Mache pran yo Divalye 

Mache pran yo 

Lè yo wè Divalye 

Kè yo sote 

Se pèp la ki di Divalye 

Mache pran yo… » 

     Les mélodies sinistres étendaient un voile de frayeur et de désolation sur la tête de la République qui trémulait d’épouvante comme les grandes feuilles palmées sous les coups de vent de l’automne. Ces ritournelles indisposantes, diffusées sur les chaînes de radio nationales, régionales et locales, étaient porteuses de messages cadavériques, rédactrices d’inscriptions funéraires et de nécrologies, créatrices d’épitaphes, annonciatrices de « saisons en enfer », précurseures des « nuits de saints innocents » dans les Caraïbes. Ces leitmotivs de « Papa Doc »  répandaient d’une ville à l’autre une senteur insupportable de cimetière. Une odeur indisposante de corps suppliciés, de cadavres tuméfiés… Les familles éprouvées n’avaient même pas la liberté de vider leur tristesse et leur désespérance en public. Elles portaient leur deuil en silence dans les couloirs frileux de la hantise subjuguante. La machine de la dictature écrasait les citoyens comme le moulin qui broie les grains de maïs ou les graines de café pour en faire de la farine ou de la poudre…Malgré tout, les habitants ont continué à se taire comme des moutons… Se taire pour survivre… Survivre même au prix du déshonneur… Survivre dans la peur, exister dans la honte et mourir, finalement, dans l’humiliation ! 

« La maison n’est pas à moi 

La maison n’est pas à moi 

Elle appartient aux esprits 

La maison est en feu 

Apportez des seaux d’eau 

La maison est en feu… » 

Et encore… 

« En avant Duvalier 

En avant Duvalier 

Poursuivez-les 

Foutez-les en prison 

En avant Duvalier 

Lorsqu’ils voient Duvalier 

Ils se mettent à trembler 

C’est le peuple qui le dit… » 

     Et quel peuple ? Des masses paysannes sans âme, maintenues arbitrairement sous le joug de l’analphabétisme, déracinées chaque 22 septembre de leurs milieux naturels, empilées dans les camions de transport public réquisitionnés, puis entraînées de force jusqu’à la capitale, pour être déversées comme des sacs de détritus devant les pelouses du château royal, aux pieds d’un empereur lui-même sous l’emprise de la démence incontrôlable… 

     Ernesto Guevara a écrit : 

« Tous les jours, il faut lutter pour que cet amour de l’humanité vivante se transforme en gestes concrets, en gestes qui servent d’exemple et qui mobilisent. » 

     Le dimanche, jour consacré au repos et à la prière est celui que je détestais le plus. Il fallait se lever de bonne heure, s’habiller en chemise et pantalon blancs, cravate bleu ciel frappée des armoiries brodées des Frères de l’instruction chrétienne, pour se rendre à notre établissement scolaire. À 6 heures du matin, on formait les rangs, deux par deux, comme des militaires en parade, pour ouvrir la marche vers la cathédrale. La messe dominicale durait environ 1 heure. Elle était dite en latin. C’est à partir de mars 1965 que l’Église catholique a mis en œuvre la réforme élaborée par le concile Vatican II pour modifier plusieurs pratiques liturgiques et abandonner la messe en latin. On voulait accentuer beaucoup plus sur la célébration de l’Eucharistie, sur le sacrifice de Jésus qui a donné son corps à la mort pour le salut de l’humanité, et l’homélie, commentaire de quelques passages de l’Évangile, remplaçait le sermon traditionnel. Après la cérémonie religieuse, les élèves reformaient les rangs pour regagner la cour de l’école. Le frère supérieur, Ludovic Joseph, donnait un grand coup de sifflet – à la manière d’un arbitre de foot ball – pour rompre la discipline. Nous sommes allés choisir nos livres de lecture hebdomadaire à la petite bibliothèque aménagée dans chaque classe, et nous avons regagné chacun notre demeure. Mon père m’attendait toujours à ce moment précis à la maison pour m’emmener au cinéma avec mon frère Diderot. Il nous installait dans la salle. Et revenait nous chercher à la fin de la projection. 

     Ce dimanche-là allait marquer ma vie et celle de mes camarades de classe. Et les autres qui l’ont suivi, ne sont jamais redevenus comme avant dans notre école, dans la ville et pour les mères et pères de famille. Il était environ 22 heures. Émilio m’a réveillé en sursaut pour m’annoncer une nouvelle tragique. Son visage avait l’air grave. 

     – Dis, fiston ! Tu connais Reynald, le fils du projectionniste de Roxy ciné, celui qui est également photographe à la grand’ rue. 

     – Je le connais très bien, père. Dans la classe de Frère Arthur, il est assis juste devant moi, à la septième rangée. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? 

     Émilio a pris une grande respiration avant de répondre à ma question : 

     – Il est mort ! 

     – Comment ça mort ? 

     – Cela vient d’arriver… 

     Je le comprenais mal… Comment pouvait-on être vivant le matin, et mourir le soir, sans être malade ? Surtout quand on est enfant. Pour un vieillard, j’aurais pu comprendre. Et même là encore… 

     – Père, il a assisté ce matin à la messe de sept heures avec tous les élèves de la classe. Nous avons même chanté dans la chorale de l’école. Après la cérémonie dominicale, nous avons formé un petit groupe et nous sommes allés voir un film de cow-boys : La diligence partira à l’aube. Il faisait partie de la bande… 

     – C’est un macoute qui l’a tué.

     – Un macoute ? 

     – Oui, un commandant de la milice du président à vie. Un idiot qui s’est pris pour Lee Van Cleef ou Clint Eastwood dans une salle de cinéma remplie et qui s’est amusé à jouer dangereusement du revolver… L’enfant est décédé sur le champ. 

     Émilio a soupiré longuement. 

     – AAAAAH !… Ce n’est plus le même pays… Personne n’est en sécurité dans cette jungle sauvage… Les gendarmes ont conduit le chef milicien à la caserne pour le protéger contre un éventuel déchaînement de la population. Ils ont peur qu’il soit lynché par les citoyens mécontents et indignés. François Duvalier est au courant de l’événement calamiteux. Le criminel, accompagné de son épouse et de ses enfants, font route déjà vers la capitale où le tyran s’apprête à l’accueillir en héros. Que voulez vous ? C’est le règne des brutes et des truands. 

     Le déclencheur de cette tragédie n’était autre que le fameux western Les sept mercenaires, mettant en vedette Yul Bryner (Chris Adam), Charles Bronson (Bernardo O’Reilly), Steve Mc Queens (Vin Tanner), Horst Bucholds (Chico), James Coburn (Britt), Brad Dexter (Harry Luck), Robert Vaughn (Lee), Eli Wallach (Calvera) et Rosenda Monteros (Petra).  Pour la grande première du film qui a eu lieu à 20 heures – donc assez tard, bien évidemment pour nous, les enfants – Reynald avait lui-même la « malchance », c’est le cas de le dire, d’accompagner son père qui était responsable de la projection vespérale. La salle était comble. L’atmosphère surchauffait sous la vague de violences que recelaient la plupart des séquences de ce western bouillant, explosif. Élisson, le commandant à demi-illettré, sortait son flingue, un revolver 38 flambant neuf, et se mettait à imiter les acteurs qui évoluaient dans le film. Comme Horst Bucholds (Chico), le doigt sur la gâchette, il faisait tournoyer l’arme avec le barillet chargé de vraies balles. Un coup de feu est parti dans le noir. Pas dans le film. Un vrai, cette fois…Reynald s’est affaissé sur son siège. Le frère aîné, assis à côté de lui, poussait un cri affolant. Le projectionniste s’est éjecté de la cabine… Les lumières revenaient dans la salle… Le garçonnet est touché mortellement… Des nuages de tristesse s’amoncelaient dans le firmament grisâtre. Quelle insupportable désolation ! Le milicien écervelé venait d’endeuiller toute la ville. 

     Le lundi qui suivait la tragédie, le frère Arthur et un groupe d’élèves sont allés voir le cadavre de l’écolier à la morgue de l’hôpital La Providence. Je n’en ai pas eu moi-même le courage d’en faire partie. D’autres camarades aussi s’y abstenaient. Toute la classe subissait le choc d’un profond traumatisme. Nous avions l’âme blessée et la conscience révoltée. Cette journée-là, le ballon ne roulait pas sur la cour de récréation. Un voile de silence recouvrait tout l’établissement. Les professeurs avaient les yeux embués de larmes. 

     Quarante huit heures plus tard, tous les écoliers de la Cité de l’Indépendance se réunissaient afin de rendre un dernier hommage à l’enfant bêtement assassiné, et de le conduire à son ultime demeure. Le petit innocent a quitté la vie à l’âge de 8 ou 9 ans… Une balle stupide a mis fin brutalement à ses rêves de grandir, de s’instruire, de devenir un homme au service de son pays et de son peuple… 

     Reynald fut le premier gamin victime du macoutisme assassin dans la ville des Gonaïves. Et pourtant, il n’était ni le fils d’un révolutionnaire ni celui d’un opposant politique. Son père était un modeste photographe et un employé d’une petite salle de cinéma dans une ville tranquille et sympathique, où presque tous les riverains se connaissaient et se côtoyaient. 

     Le film a été retiré immédiatement de l’affiche. Je l’ai vu quelques années après en compagnie de mon père et de mon petit frère. La salle était encore comble. Cette grande réalisation de John Sturges sortie en 1960 m’a laissé un arrière-goût amer à la gorge, comme le calomel que ma grand-mère me faisait avaler pour éliminer les vers intestinaux. Jusqu’à présent, je ne parviens pas à oublier le visage calme et serein du garçonnet étendu dans la bière de couleur blanche. Son corps inerte semblait dormir d’un sommeil éternel. Le cynique meurtrier passait tous les matins devant la demeure de mes parents pour se rendre à l’immeuble situé à l’angle des rues Chrysostome Humbert et Clerveaux qui abritait la milice paramilitaire appelée les « volontaires de la sécurité nationale ». Ce goujat avait même épousé une jeune femme du quartier à moitié illettrée comme lui. 

     Je garde, malgré tout, un souvenir pathétique de cette grande œuvre cinématographique. Il s’agit du court dia logue déroulé au tout début entre le curé et les villageois mexicains. Pour une œuvre romanesque, on parlerait d’incipit. Calvera (Eli Wallach), le redoutable bandit, et ses malfrats pillaient la récolte, volaient les têtes de bétail des paysans qui n’arrêtaient pas de se plaindre, de pleurnicher, de pleurer sur leur sort… Ils demandent au curé ce qu’ils doivent faire. Le curé leur déclare : 

     « –Il faut vous battre… » 

     Quelqu’un renchérit : 

     « –Mais je ne sais pas me servir d’un fusil ! » 

     Et le « padre » conclut sèchement : 

     « –Apprenez ou mourez ! » 

     En dernier lieu, les paysans choisissent de défendre l’existence du village plutôt que de céder au chantage des assassins et des truands. Ils apprennent à se servir d’une arme à feu. Ils se battent bravement. Et ils gagnent dignement leur paix et leur tranquillité. Naturellement, quelques uns d’entre eux restent sur le terrain du combat. Mais leurs sacrifices auront servi à faire avancer la cause de la justice sociale. C’est aussi au prix du sang que se paie la « Liberté ». Montaigne et beaucoup d’autres philosophes nous l’ont enseigné. Les sept mercenaires, mis à part l’aspect fictif et le côté divertissant, demeure un grand exemple de courage et d’héroïsme pour les journaliers, les manœuvres, les paysans métayers… qui se font bêtement exploiter, sans réagir. 

     En refusant de se révolter contre le tyran François Duvalier, les Haïtiens dépérissent silencieusement. Ils préfèrent fuir, livrer leur chair en pâture aux requins, s’humilier sur des terres étrangères – parfois sans hospitalité – redevenir « esclaves » de leurs anciens « maîtres » en Amérique du Nord, en Europe, dans les territoires français, anglais, espagnols d’outre-mer, plutôt que d’imiter les peuples cubain, russe, chinois qui ont écrit – jusqu’à présent – les plus belles pages de l’histoire mondiale de la « Démocratie ». La « mort » n’est-elle pas aussi le commencement de la « vie » ? 

     Afin d’exterminer les germes de l’esclavage à Saint- Domingue, « la mort était au rendez-vous » : pour reprendre le titre du western de Giulio Petroni, avec les acteurs Lee Van Cleef et John Phillip Law. Néanmoins, la « Vengeance » et la « Liberté » y furent également.

Robert Lodimus

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*Jouet sonore fabriqué avec une ficelle attachée à une petite tige de fer que l’on faisait tournoyer pour obtenir un vrombissement grave ou aigu, selon le rythme du mouvement de rotation… En vogue surtout durant la semaine sainte…

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