L’historiographie moderne s’accorde à reconnaître en Jean-Jacques Dessalines, proclamé empereur apr3es l’épopée de 1804, le fondateur d’un projet politique sans équivalent dans le monde post-esclavagiste. Sa Constitution impériale du 20 mai 1805, en rupture avec les monarchies européennes, n’était pas héréditaire : l’empire se concevait comme une magistrature confiée au mérite et non au sang. Chaque général de la guerre de l’indépendance — Christophe, Pétion, Boyer et d’autres — aurait pu, par la voie du courage et du service, accéder à la direction de la République. Ce principe de succession civico-militaire ouvrait la voie à une continuité sans complot, à une transmission sans trahison. Pourtant, ceux-là mêmes qui avaient combattu à ses côtés choisirent la rivalité à la loyauté, le calcul à la justice. En le renversant, ils interrompirent la cohérence d’un État naissant et condamnèrent Haïti à l’instabilité.
Si Dessalines n’avait pas disparu prématurément, Haïti n’aurait probablement jamais connu ni un Sudre Dartiguenave — symbole d’une présidence sous tutelle étrangère — ni un Conseil Présidentiel de Transition, produit contemporain d’une même dépendance. Ces régimes sans légitimité populaire prolongent la défaite morale de 1806 : un État gouverné par des administrateurs de l’ombre, non par des serviteurs du peuple. Dessalines, lui, rêvait d’une souveraineté sans intermédiation, où le pouvoir politique découlait de la dignité nationale, non de l’approbation diplomatique.
Dans un scénario où l’empereur aurait survécu, Haïti aurait bâti une économie endogène, centrée sur l’agriculture et la justice sociale. La dette de 1825 n’aurait jamais vu le jour ; la diplomatie haïtienne aurait affirmé un principe d’égalité entre les nations. Haïti aurait siégé à l’Organisation des Nations Unies avec la stature d’un État fondateur, disposant d’un droit de veto moral, à l’égal de toute puissance ayant combattu pour sa liberté. La Révolution haïtienne, continuée et consolidée, aurait servi de matrice à une diplomatie noire mondiale, inspirant l’émancipation d’autres peuples.
Dessalines aurait voulu une démocratie non importée, enracinée dans la justice et la responsabilité collective. Dans cette Haïti-là, la démocratie ne serait pas le masque du désordre, mais la traduction politique de la dignité humaine. L’île, unifiée sous un seul commandement, aurait pu éviter la fracture de 1844 et incarner, au cœur de la Caraïbe, un modèle d’équilibre social et économique. Christophe, Pétion et Boyer auraient trouvé leur place dans la succession du mérite ; les guerres fratricides n’auraient jamais éteint la flamme de la liberté.
Mais pourquoi ? Pourquoi ces hommes, qui avaient combattu avec lui, ont-ils choisi le complot ? Pourquoi l’ont-ils abattu à Pont-Rouge, au lieu d’honorer l’esprit qu’ils prétendaient défendre ? En trahissant Dessalines, ils ont trahi la nation elle-même. Depuis, Haïti ne cesse de se chercher des dirigeants, mais ne retrouve pas de guide : elle n’a que des gestionnaires en transit, des chefs de circonstance incapables d’aimer leur peuple autrement qu’en discours.
Et voici le paradoxe : après la mort de Dessalines, il fut interdit de prononcer son nom pendant quarante ans. Quarante ans de silence imposé à la mémoire du fondateur. Aujourd’hui, plus de deux siècles plus tard, ce silence s’est transformé en hypocrisie : on cite son nom, on s’incline, on dépose des gerbes, mais sans jamais appliquer ses idéaux. Les héritiers de cette duplicité portent désormais d’autres titres : Laurent Saint-Cyr, Alix Didier Fils-Aimé, et tout un Conseil Présidentiel de Transition, ces nouveaux pourfendeurs de la République qui, sous couvert de sauver le pays, reproduisent la dépendance qu’il avait juré d’abolir.
Ainsi va Haïti, reléguée au rang des nations qu’elle avait devancées, oubliée parmi les peuples qu’elle avait libérés : un pays orphelin de son fondateur, mais surtout, orphelin de sa fidélité à lui.
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