13 octobre 2025
Huitième extrait, chapitre huit de ‘L’inconnu de Mer Frappée’, Robert Lodimus
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Huitième extrait, chapitre huit de ‘L’inconnu de Mer Frappée’, Robert Lodimus

L’inconnu de  Mer frappée

Robert Lodimus

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Chapitre VIII

LE DÉCÈS

     Je me suis cramponné solidement aux jambes de mon père qui me caressait les cheveux pour me rassurer. Son instinct paternel lui avait permis de ressentir la stupeur, l’effarement, l’étonnement qui cravachait mon esprit scandalisé. L’atmosphère de la salle glaçante, qui servait de lieu infernal de jugement et de condamnation, était noyée par les jets de l’arrogance, les trombes de l’injustice, les vagues de la honte qui caractérisaient cette époque où la vie des individus était devenue aussi fragile qu’une toile d’araignée. On y percevait, par la même occasion, la montée progressive des flots de révolte qui se formaient dans la gorge des « zeks », et qui, quelques décennies plus tard, allaient réussir à drainer les colluvions d’une dictature féroce, dressée comme une crête-de-coq  sur cette portion de terres héroïques des Antilles. Denis Amar aura dit plus tard : « Le pouvoir est aveugle, la misère est muette. » Cependant, j’aurai ajouté moi-même : « Lorsque la misère aura appris à parler, personne ne pourra jamais  plus la faire taire; personne ne pourra jamais plus lui imposer le silence; personne ne pourra jamais plus la contenir.»

     Les larmes brûlantes qui inondaient mes yeux hypermétropes affluaient sur mes joues effarées, traversaient ma chemise en coton zéphyr, presque transparente,  et arrivaient sur ma poitrine haletante. J’étais complètement outré de l’outrecuidance ridicule qui étrésillonnait les vilénies absurdes et insultantes du chef militaire qui avait déraillé comme un vieux train de la Haitian American Sugar Company, appelée communément la « HASCO », une grande usine sucrière fondée en 1912, soit trois années avant l’occupation de la république d’Haïti par les États-Unis. J’étais aussi transi d’inquiétude et de peur à l’idée que la pauvre Jésula, pour avoir pris ma défense, courrait le risque d’être renvoyée en prison et de subir des atrocités inénarrables, difficilement révélables et complètement inadmissibles. Car cette affaire de bagarre, qui paraissait simple au départ, avait amorcé un virage pernicieux. Le calvaire long et douloureux de l’interrogatoire revêche rendait encore plus lourde la croix des accusations que la domestique devait porter jusqu’au sommet de son Golgotha. Malgré l’affection incommensurable que Jésula témoignait à Immacula et aux enfants, elle s’est retrouvée seule, étonnamment, face à son destin, face aux coupe-tête d’une gouvernance hématophage, sanguivore… Lorsque les gendarmes sont venus l’appréhender peu avant l’arrivée de la vespéralité, Immacula n’avait même pas plaidé sa cause, comme l’avait fait Philogène, le « philosophe des rues », qui observait la scène offusquante avec dédain, en grinçant des dents. L’étrange personnage, que les riverains éduqués surnommaient le « Diogène de la cité », n’avait pas hésité à déverser des seaux d’injures sur les « pandores » chargés d’exécuter l’ordre d’enlèvement arbitraire de la demoiselle, puisqu’ aucun mandat légal, aucun document signé par un juge n’était signifié à la concernée, au moment de son arrestation. La colère de Philogène a explosé comme celle d’Achille, après la mort de son cousin Patrocle.

     – De quel droit osez-vous traiter de la sorte cette pauvre créature? N’êtes-vous pas censés représenter la loi aux yeux des citoyens? Et alors, pourquoi vous comportez-vous comme des sauvages et des brigands? Vous n’avez pas honte! Vous êtes des monstres, voilà ce que vous êtes ! Dites-vous bien, tout a une fin dans le monde d’ici-bas. Votre cruauté nous assassine, mais elle ne nous affaiblit pas. Napoléon Bonaparte, qui personnifia Samaël, disait lui-même : «  La mort n’est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c’est mourir tous les jours. » Je n’ai pas peur de mourir, moi ! Tout est éphémère ; l’homme est éphémère ; son règne est éphémère; la terre entière avec tout ce qu’elle porte est éphémère ! Vanité, vanité, dit le Prophète, tout est vanité ! Et puis, Philogène le clochard, qu’est-ce qu’il a encore à perdre ? Absolument rien ! Vous lui avez déjà tout enlevé : sa femme, ses six enfants, son vieux père et sa vieille mère, sa maison, son école, ses élèves. Tout, absolument tout. Philogène est déjà mort, mort, mort… ! Tout ce qu’il vous reste à faire, c’est de creuser une fosse et de le jeter là-dedans avec ses guenilles… ! En nous donnant la vie, le Créateur ne nous a-t-il pas fait don aussi de la mort?

     De manière soudaine et démesurée, le plus vieux des cinq militaires, un certain Élisma, enflammé de colère, a rugi comme le lion blessé d’Androclès. Les apophtegmes du philosophe itinérant l’ont disjoncté. Sans crier gare, Élisma a mis sa baïonnette au bout de son fusil et a transpercé la poitrine de Philogène qui s’est écroulé comme une vieille bâtisse dynamitée par le bas, sans pousser le moindre gémissement de douleur. 

     – Tu voulais crever, sac à ordures, eh bien, crève ! 

     Le corps de l’itinérant a gigoté durant quelques minutes dans son sang, puis s’est immobilisé sur la chaussée en calade… Ainsi est disparu Philogène, le clochard déférent et mystérieux, le philosophe débonnaire qui s’arrêtait à tous les coins de rue pour raconter des histoires inusitées aux enfants, exposer aux passants des faits historiques qui gravitent autour des grandes épopées universelles, ou bien pour revisiter avec eux des pages mémorables où les héros mythiques gréco-romains se reposent dans la splendeur des tragédies homériques. Philogène aimait surtout parler des Caciques Henri et Caonabo, les deux vaillants et intrépides chefs amérindiens, qui se révoltèrent contre la présence des premiers conquistadors européens dans l’île des Taïnos. Sans oublier Toussaint Louverture, Dessalines, Catherine Flon, Défilé, Christophe, Pétion… Peut-être, avait-il vu en Jésula une version réduite de Sanite Bélair, l’esclave affranchie, devenue plus tard révolutionnaire et officière de l’armée indigène,  qui affronta, ainsi que son époux Charles Bélair, le peloton d’exécution du général Leclerc avec bravoure et honneur. Être fusillée, sans se laisser bander les yeux. Regarder ses bourreaux en face sans cligner de l’œil. Et lui dire comme Guevara : « Allez-y ! Ne tremblez pas ! Je suis prête… » 

     La rue était devenue l’amphithéâtre d’une université virtuelle où une fraction de la population se rassemblait religieusement pour recevoir l’enseignement de maître Philogène, le Confucius des Caraïbes. Qui était cet illustre inconnu, et d’où venait-il… ? Personne n’a jamais rien su de ce « métisse » bizarre, déclassé, qui admirait les « pauvres », et que les « bourgeois » répugnaient. Quelqu’un racontait une fois dans la foule – qui le suivait comme un « Christ » noir – que  Philogène aurait été de descendance aristocratique, qu’il aurait fait des études supérieures à l’Université de Varsovie, en Pologne, et qu’il aurait cherché à entraîner le pays sur la voie d’une « révolution » communiste. Cependant, Philogène est mort sans lever lui-même le voile sur le mystère de son origine, sans éclaircir l’énigme sur les causes fondamentales de sa démence calamiteuse. Les citoyens ont cotisé pour offrir à la victime des obsèques décentes, digne d’un notable de la ville. La veillée funéraire a duré deux jours. Des jeunes gens et des adultes ont défilé sur une scène improvisée pour reconstituer les pensées philosophiques de Philogène. Le nommé Roland Louis, un professeur de philosophie et de littérature au Lycée Fabre Nicolas Geffrard des Gonaïves, a comparé le défunt, avec éloquence, à Diogène de Sinope dit le Cynique.  L’atmosphère était caractérisée et solennisée par une ambiance déclamatoire. Dans le sac que le défunt traînait à travers la ville sur ses épaules, on a découvert un vieux cahier de poèmes écrits à la main, que l’intellectuel avait probablement composés dans ses moments de lucidité, et rempli de citations de Cléanthe, de Sénèque, d’Épicure, d’Aristote, de Platon, d’Etzer Vilaire, d’Edmond Laforest, de Jacques Roumain, de Jean Price Mars, etc. Sur une page légèrement brunie, on avait retrouvé ces vers poignants qui ont été lus par Cécile Lamartinière, une jeune dramaturge et collégienne, qui enseignait la littérature créole à l’école secondaire Louis Diaquoi de l’Avenue des Dattes.

La rage du désespoir  

Je ne reconnais plus la ville 

Qui agonise sous les décombres 

De l’inconscience Et du mépris.

Je ne reconnais plus ce pays 

Qui baigne depuis des siècles 

Dans le vomissement 

De l’immonde cruauté, 

Et qui oublie les lettres de noblesse

Qui forment le mot « Révolution ». 

J’imprime ma rébellion 

Sur la nuitée orageuse 

Qui a engendré Samsun. 

Les enfants qui errent 

Dans le vallon 

D’insupportables malheurs, 

Les femmes violées, 

Les hommes handicapés, 

Trempés sous la pluie, 

Puis crucifiés sous le soleil, 

Les vieillards recroquevillés, 

Empilés dans les morgues 

De l’épouvante, 

Les fillettes abusées, 

Les garçons déguenillés, 

Qui ont trépassé 

Dans l’indifférence 

Des bourreaux et des forbans : 

Tous ceux-là que je croise 

Sur la route scabreuse 

De mon impuissance honteuse 

N’ont plus de noms et de visages. 

Ils sont devenus les ombres 

De l’itinérance déshumanisante 

Au royaume de la pauvreté mortifiante.

Je ne reconnais plus ma ville 

Qui porte un litham de détresse 

Depuis sa naissance, 

Et qui se meurt 

Dans une ladrerie bannie, 

Comme les lépreux frileux… 

Je ne reconnais plus rien, 

Plus personne ! 

Ici, tout est ruine, 

Souffrance et révolte ! 

     Les mains de Jésula tremblaient comme celles d’un parkinsonien. Un nœud d’inquiétude se resserrait sur sa gorge sèche. Sa bouche, largement ouverte, ne parvenait à émettre aucun son. Peut-être, à ce moment précis, les paroles lugubres de la vieille Elvire ont harponné les lobes de son cerveau déréglé : « Ce songe est porteur de grandes tribulations pour toi, ma fille… » La frayeur du malheur faisait louvoyer son corps terreux et pantelant dans un raz de marée de pensées frigorigènes. Le frissonnement de sa chair commençait à désaccorder le clavier de stoïcisme qui instrumentalisait sa plaidoirie désespérée tout le long de  l’interrogatoire crucifiant. La peur et l’émotion, comme pour tous les êtres humains, défeuillaient sa résilience. Son courage flanchait sur l’artère déclive de la cruauté du juge inique et des bouchers. L’esprit de Zénon de Kition quittait la salle de torture psychologique. Jésula pleurait. Elle pleurait comme le Christ devant le tombeau de Lazare. « Maître, disait Marie Madeleine, si vous étiez là, mon frère ne serait pas mort… » Mais pour elle, Jésula, cela devrait se passer autrement. Le Christ était présent dans cette salle transformée en galère de maltraitance, posté à quelques pas d’elle, et elle n’avait pas cessé de le regarder, de fixer son corps à moitié nu sur le crucifix en bronze, d’implorer sa miséricorde, d’espérer de lui une intercession miraculeuse auprès de son Père tout-puissant, le Créateur du ciel et de la terre, le Maitre suprême de l’univers matériel et spirituel.

     Le capitaine Coriace n’était plus capable de contrôler sa nervosité colérique. Son visage s’était métamorphosé. Son corps voyageait sur les ondes de la transe satanique. L’officier a bondi sur la pauvre et petite paysanne, l’a tirée par les cheveux, l’a forcée à s’agenouiller, et lui a asséné, finalement, un violent coup de genou au visage. Mon père a détourné la tête des lieux de la torture. Il m’a forcé à en faire autant. Nous étions en train de suivre en direct la projection de la sauvagerie révoltante sur l’écran de la bestialité des forces armées de la Première République noire et indépendante de l’univers, l’institution soi-disant protectrice et gardienne des droits inaliénables du peuple haïtien. Complètement hors de lui, plongé dans un état d’agitation extrême, l’officier hautain ressemblait davantage à un cocher impitoyable qui fouaille ses chevaux crevés de fatigue… Coriace a ordonné à mon père de quitter la salle et de rentrer à la maison avec moi. 

     – Emmenez votre fils loin d’ici, vociférait-il, et que je ne vous revoie plus jamais … Vous entendez ce que j’ai dit ! Jamais… ! Jamais … ! 

     Mais moi, je prévoyais la réaction d’Émilio Victor Paulémon. Et je voyais juste. Mon père s’est détaché de mon emprise pour se diriger tout droit vers Jésula. Il l’a prise dans ses bras, avec la douceur et l’affection d’un père pour sa petite fille chérie. Je les ai rejoints… Et nous sommes restés serrés les uns contre les autres… Émilio a soulevé Jésula dans ses bras puissants, puis s’est adressé fermement au commandant militaire démonisé : 

     – Capitaine Coriace, si vous aviez une fille, elle serait probablement de l’âge de la demoiselle que vous avez humiliée devant nous tous, devant mon fils âgé seulement de sept ans. Quel exemple de conduite vous lui avez montré ! Probablement, vous venez de faire de lui, un rebelle… Il n’aura plus confiance en vos lois, en votre justice, en vos autorités, en vos tribunaux, en vos juges… Cette jeune fille est innocente. Elle n’est coupable de rien. Vous l’avez maltraitée, fouettée comme une esclave… Et Dieu seul sait encore ce que vous lui avez fait subir! Vous n’avez aucune pitié pour les misérables. La pauvresse, puisque c’est ainsi que vous la désignez, a eu le courage de défendre mon garçon. C’est à mon tour aujourd’hui de la protéger. Je ne la laisserai pas entre vos mains… S’il faut qu’elle meure sous vos balles, je suis disposé à mourir avec elle. Je partagerai son sort. Vous aurez trois cadavres dans votre caserne ! Nous partons ou nous mourons! Je vais sortir avec Jésula, pour l’emmener à l’hôpital et pour la faire soigner. Ce pays pour lequel nos ancêtres ont lutté et souffert ne peut pas continuer dans cette direction anarchique. Émilio m’a fait signe de passer devant lui, et tous les trois, nous avons pris le chemin de la porte. Personne n’a osé intervenir pour nous barrer la route. J’ai vu le capitaine Coriace bouillonner de fureur jusqu’à s’exposer à un état d’éréthisme cardiaque… Le béotien a prononcé une seule phrase : 

     – Laissez-les s’en aller, et qu’ils nous foutent la paix

* * *

     Jésula a rendu son dernier souffle une semaine après avoir été admise à l’hôpital La Providence des Gonaïves. Tout le quartier a défilé à l’enterrement. Les radiographies ont révélé des dégâts considérables dans ses organes vitaux. Finalement, l’hémorragie cérébrale l’a entraînée dans une mort violente et agitée. Elle a beaucoup souffert, la pauvre demoiselle, avant que les anges des ténèbres aient accepté de venir la chercher pour la conduire où, dit-on toujours, la vie serait meilleure… Enfin, ne vaudrait-il pas mieux le croire ainsi… ? 

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     Chaque année, à l’occasion du Jour des morts, le 2 novembre, ma famille allait déposer une gerbe de fleurs naturelles noires – symbole de la force, de la résilience et de l’amour éternel – sur la tombe de la jeune fille que la cruauté a férocement enlevée à l’affection de sa mère malade et handicapée, sevrée en plein été des rayons lumineux du soleil brûlant de juillet, soustraite aux étoiles filantes qui éclairent les nuits des contes et des légendes sous les tonnelles campagnardes… 

Dors petite femme dans les entrailles de ta terre… 

N’aie pas peur de l’obscurité. 

Ta famille, tes amis, tes voisins, 

Tous, nous sommes debout 

Autour de ta bière 

Et nous veillerons sur toi 

Jusqu’à la « saison nouvelle». 

L’arbre de vie refleurira 

Dans ton pays meurtri, 

Livré aux anges des enfers. 

Dors petite sœur dans les bras de ton innocence… 

Garde les yeux fermés ! 

Tu les ouvriras demain, 

Aux crépitements assourdissants 

Des feux d’artifices, 

À l’aube de la renaissance 

De ta patrie humiliée. 

Dors petite fleur dans ta cruelle mort… 

Ton âme immortelle, 

Sur le ruisseau de nos larmes, 

Voyagera jusqu’au port de la félicité… 

Nous avons écrit une lettre 

À Catherine Flon et à Défilé 

Pour qu’à bras ouverts 

Elles t’accueillent 

Sur les parvis de l’Éternité… 

Dors petite paysanne, 

Dors dans ta couche rugueuse… 

En suivant les traces de ton sang, 

Nous te rendrons le sourire 

De ta jeunesse sacrifiée… 

Au revoir petite princesse de La Pierre… 

Bientôt, sur un plateau de feu,

Nous t’apporterons 

Les mains assassines 

Qui t’ont martyrisée… 

Dors Jésula dans les entrailles de ta terre… 

Doucement, je te parle… 

Je ne veux pas te réveiller… 

Dors petite créature 

Dans le havre modeste 

Des démunis de l’immortalité… 

     La tragédie de Jésula n’a jamais quitté mon esprit. Durant plusieurs années, je l’ai traînée à mes pieds comme un boulet. Je l’ai ressassée. Ruminée. Exactement comme le fait le chameau pour survivre, lorsqu’il traverse avec son maître le désert du Sahel. Et l’histoire, croyez moi, n’allait pas s’arrêter pas là… !

Robert Lodimus

L’inconnu de Mer frappée(Prochain extrait : suite du chapitre VIII, Le décès)

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