Jeudi 9 octobre 2025.
Sur le boulevard du Cap-Haïtien, à hauteur de Carénage, il est environ trois heures de l’après-midi. La mer, compatissante, murmure encore les refrains perdus des vieux troubadours haïtiens. De petites vagues tendres et impuissantes, caressent la coque d’un bateau marchand venu flairer les restes d’un pays qu’on solde à la criée sur le marché mondial du désespoir. L’air est tiède, presque doux, une ironie du climat tropical qui s’acharne à embellir la déchéance. Il embaume la puanteur des déchets entassés en pyramides, monuments à la gloire de la négligence publique. Jadis capitale touristique et historique d’Haïti, le Cap n’est plus qu’un musée à ciel ouvert de la décadence nationale.
Soudain, au « Lakay Bar Restaurant », apparaît l’un de ces demi-dieux de la République fantôme, le très pompeux directeur de l’Unité de Lutte contre la Corruption (ULCC). Une dizaine de policiers l’encadrent, fusils brillants, regards sévères ; la patrie en alerte ! On croirait qu’ils s’apprêtent à affronter un bataillon du gang-milice « Viv Ansanm », un prédateur fiscal ou un trafiquant notoire. Le super-directeur venait simplement dîner dans le cadre de sa mission d’État gastronomique. Il singe les manières de la confrérie des truands officiels ; le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) et de son gouvernement.
Voilà donc les rejetons des classes moyennes supérieures, ces éléments en équilibre instable entre frustrations et privilèges, ne détiennent aucun véritable instrument de pouvoir. Ils renient amis et origines, s’emplissent d’orgueil et finissent par mépriser tout ce qui sent peuple, travail, et pauvreté. Dans cette République des vanités, le temps fait justice ; tôt ou tard, leurs alliances se briseront et ils se trahiront les uns les autres. Leurs emplois disparaîtront dans un souffle, leurs gardes du corps seront remerciés à grands coups de révérences, leurs téléphones sombreront dans un silence pesant et leurs cocktails mondains s’évanouiront dans l’oubli. Cette maîtresse impitoyable, l’Internationale, raturera leur nom du grand livre et leur présentera la facture avec la même délicatesse qu’on offre une guillotine à un courtisan.
- La GSF et l’ombre de 1825
Depuis que les bottes américaines ont foulé le sol haïtien en 1915, Haïti reste le laboratoire préféré des puissances étrangères, où l’on expérimente la dépendance sous l’étiquette de la « coopération ». Entre temps, les institutions nationales s’affaiblissent inexorablement, laissant place à une dépendance extérieure de plus en plus étouffante. Entre 1993 et 2000, Haïti a connu une collection de missions internationales ; MICIVIH, UNMIH, UNSMIH, UNTMIH, MIPONUH, MICAH comme un patient résigné avale ses pilules, sans jamais guérir du mal qu’on prétendait soigner. En 2004, MINUSTAH arrive avec un mandat plus lourd, armé et internationalisé. De 2017 à 2019, la MINUJUSTH puis le BINUH ont pris des allures plus discrètes, sans casques bleus ni fanfare, comme si la dépendance, allégée de ses bottes, devenait soudain liberté.
Née de la résolution 2699 du Conseil de sécurité en octobre 2023, la Multinational Security Support Mission (MSS) n’aura été qu’une sous-traitance coloniale du chaos haïtien. Dirigée par le Kenya, mais entièrement téléguidée depuis Washington, elle a épuisé son mandat le 2 octobre 2025 sans autre bilan que la confusion, la dépendance et la désillusion. Une mission de façade, où quelques soldats caribéens font office d’alibi régional pendant que les vrais commanditaires comptent les dividendes géopolitiques.
Le 30 septembre 2025, le Conseil de sécurité des Nations Unies, fidèle à sa logique d’ingérence répétitive, a adopté une nouvelle résolution instituant une force internationale de sécurité en Haïti ; la Gang Suppression Force (GSF). Forte de 5 500 personnels policiers, militaires et civils, cette force se présente comme plus « robuste » que la MSS, dotée du pouvoir d’arrestation et autorisée à intervenir seule ou en collaboration avec la Police nationale d’Haïti (PNH). Mais dans un contexte où la souveraineté est déjà fragilisée, les risques d’abus sont évidents. Officiellement, la GSF doit mener des opérations ciblées contre les gangs, sécuriser les infrastructures vitales et rétablir l’autorité de l’État dans les zones contrôlées par les groupes armés. Son mandat initial de douze mois repose sur des contributions volontaires des États membres ; autrement dit, sur des promesses aléatoires.
Ainsi, comprendre la GSF, ce n’est pas seulement décrire une énième force armée internationale, mais interroger le modèle de gouvernance imposé à Haïti depuis plus de trois décennies. Un modèle où la sécurité, la justice et même la politique sont devenues des produits d’importation. Derrière le discours séduisant de l’assistance, c’est en réalité une logique de tutelle qui s’est solidement installée. L’État haïtien, affaibli par des crises internes et dépossédé de ses moyens d’action, a vu ses principales prérogatives transférées à des agences internationales, à des forces étrangères ou à des « experts » mandatés de l’extérieur. Ce qui n’était au départ qu’une ingérence provisoire, présentée comme une réponse à l’urgence, s’est peu à peu transformé en dépendance structurelle ; administrative, financière et sécuritaire.
L’ombre du passé colonial plane à nouveau. Tandis que l’ONU s’affaire à imposer une nouvelle mission armée sur le sol haïtien, la France, dans un geste d’une hypocrisie raffinée, annonce fièrement une « aide humanitaire » de 800 000 plats chauds. Voilà donc la charité à la place de la justice ! Au lieu de rendre ne serait-ce qu’une parcelle de la rançon de 150 millions de francs-or arrachée à Haïti par le roi Charles X en 1825. Ce hold-up diplomatique qui fit payer aux anciens esclaves le prix de leur liberté, Paris distribue des gamelles comme on jette des miettes à la misère qu’il a contribué à créer. Cette rançon, remboursée à coups d’emprunts aux banques françaises, a étranglé le pays pendant un siècle et bâti les fortunes de la métropole. C’est une insulte à la mémoire, une gifle à la dignité nationale. Haïti restera face à la même arrogance d’un monde qui préfère perpétuer la dépendance plutôt que de rendre justice.
Les voix longtemps étouffées vont briser le silence, réclamant justice, dignité et sécurité véritable, sans troupes d’occupation ni le joug de la tutelle étrangère. Face à la décadence des élites corrompues, à leur trahison et à l’arrogance d’un ordre international qui persiste à dicter nos vies, le peuple haïtien se relève enfin. De cette colère légitime jaillira une Haïti souveraine, fière et inébranlable, maîtresse de son destin et capable de briser pour de bon les chaînes de l’humiliation séculaire.
Grand Pré, Quartier Morin, 08 octobre 2025
Hugue CÉLESTIN
Membre de :
- Federasyon Mouvman Demokratik Katye Moren (FEMODEK)
- Efò ak Solidarite pou Konstriksyon Altènativ Nasyonal Popilè (ESKANP)
