Avec la multiplication des politiques migratoires hostiles en République dominicaine et aux États-Unis, l’industrie de la musique haïtienne traverse une zone de turbulence.
En République dominicaine, une véritable chasse aux sorcières menée par les services d’immigration a provoqué l’arrestation de dizaines d’Haïtiens lors d’un programme culturel, semant la peur au sein de la communauté. Résultat : une partie du public n’ose plus se rendre dans les soirées dansantes, de crainte d’être expulsée.
Aux États-Unis, une situation similaire s’installe, renforcée par les politiques migratoires restrictives inspirées par l’administration Trump. La peur de l’expulsion touche directement la diaspora, réduisant la fréquentation des événements culturels et fragilisant les opportunités de diffusion pour les artistes haïtiens.
Une industrie culturelle fragile
L’économie culturelle repose sur ce que Pierre Bourdieu appelle « le capital symbolique » : une œuvre n’a de valeur que si elle est reconnue, diffusée et partagée par un public. Dans le cas de la musique haïtienne, ce capital symbolique est directement menacé, puisque la clientèle (la diaspora) vit aujourd’hui dans une insécurité psychologique et juridique.
De plus, selon les analyses de l’UNESCO sur les industries créatives, les pays du Sud souffrent d’un double handicap : une faible infrastructure culturelle et une difficulté à pénétrer les marchés internationaux dominés par l’industrie occidentale. C’est exactement le cas d’Haïti : l’absence d’un marché local solide rend la diaspora indispensable, mais celle-ci est fragilisée par les politiques migratoires.
Mondialisation, migration et musique
La musique haïtienne est historiquement une musique de migration. Du compas direct de Nemours Jean-Baptiste diffusé à New York et Miami dès les années 1960, jusqu’au rap kreyòl ou au rara, les artistes ont toujours compté sur la diaspora pour faire vivre et évoluer leur art.
Or, comme l’explique Arjun Appadurai dans sa théorie des flux culturels (ethnoscapes, mediascapes, ideoscapes), la circulation des biens culturels dépend des mobilités humaines. Quand la mobilité des Haïtiens est réduite par la répression migratoire, ce sont aussi les flux culturels qui se trouvent bloqués.
Un rôle social et citoyen des artistes
Dans ce contexte, les artistes haïtiens doivent assumer ce qu’Antonio Gramsci appelait le rôle de « l’intellectuel organique » : des voix capables non seulement de divertir, mais aussi d’éduquer et de conscientiser.
À travers leurs chansons, leurs prises de parole et leur influence sur la jeunesse, ils peuvent sensibiliser la communauté haïtienne à l’importance de défendre son identité culturelle malgré les pressions.
Vers une crise structurelle ?
Si rien n’est fait, l’industrie musicale haïtienne pourrait entrer dans une crise majeure. Car comme le note Theodor Adorno dans sa critique de l’« industrie culturelle », lorsqu’un secteur culturel devient dépendant de conditions externes (ici : la diaspora et les marchés étrangers), il devient extrêmement vulnérable aux fluctuations politiques et économiques.
Ainsi, la crise d’Haïti devient la crise de son industrie musicale. Tant que le pays ne parvient pas à créer un marché intérieur fort ni à s’imposer dans les grandes plateformes internationales (marché américain, streaming mondial), la musique haïtienne restera exposée à ce type de chocs.
Alceus Dilson , Communicologue,Juriste
E-mail :Alceusdominique@gmail.com