27 septembre 2025
Septième extrait, chapitre sept de L’inconnu de Mer Frappée
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Septième extrait, chapitre sept de L’inconnu de Mer Frappée

L’inconnu de  Mer frappée

Robert Lodimus

Chapitre VII

L’INJUSTICE

     Les deux militaires nous ont conduits, mon père et moi, dans une pièce sous- éclairée où l’on observait à l’arrière une table de bureau tellement blafarde, que le bois avec lequel elle était fabriquée semblait remonter à l’Âge de pierre. Sur le mur du fond, les regards hébétés, interloqués biglaient un crucifix qui représentait un Christ inoffensif, à moitié dévêtu, avec la tête souffrante légèrement penchée – comme toujours – vers l’Hyperborée. La salle était presque vide, à part une vieille armoire en acajou qui s’ajoutait au décor, et sur laquelle traînaient quelques cartables empilés de manière désordonnée. On avait facilement deviné qu’il s’agissait des dossiers de prisonniers politiques ou de droit commun incarcérés, libérés, décédés, assassinés ou exécutés… Le sergent Odilon, le mari de Mirana, accompagné de quatre « troufions », avait procédé lui-même à l’arrestation de Jésula Destiné. Le bizarroïde – révélation plutôt étonnante – venait du royaume lumineux d’Henri Christophe. Les yeux du sous-officier avaient la teinte rougeâtre du soleil couchant; son nez large et plat restait vissé sur un faciès lunaire; ses lèvres découvraient des gencives violettes qui soutenaient des dents brunies par la fumée des « cigarettes Splendid». 

     Après une éternité d’attente, la porte a grincé derrière nous. Je me suis retourné et j’ai vu Jésula, soutenue par un caporal en uniforme blasé, un drôle d’énergumène avec une casquette minuscule déposée sur la caboche extravagante. Il ressemblait – sans exagération – à un spermatozoïde. La jeune fille avait du mal à marcher. Et même à se tenir debout toute seule. Des lacets de sang tâchaient sa modeste robe de taffetas crème. Elle se serrait les dents pour éviter de laisser échapper le moindre gémissement de défaillance. Dans les veines de Jésula coulait le « sanguis » digne d’une véritable paysanne qui voulait faire honneur à sa famille, aux membres de sa communauté rurale, en offrant à son pays perdu dans le mutisme peureux, à l’humanité même, l’exemple d’une « petite négresse » qui savait affronter son destin avec sérénité, courage et fermeté. Son regard vitreux, affligeant et décousu croisait furtivement le mien… Elle inclinait légèrement la tête comme « le Fils de l’homme » devant le trône de Ponce Pilate, le gouverneur romain de la Judée. Dans quelques minutes, je l’avais pressenti, il allait se passer quelque chose d’épouvantablement mémorable dans cette salle où les individus enlevés par la police politique respiraient l’air froid, glacial et cynique de la torture et la senteur de la mort. 

     Le capitaine Coriace a franchi la porte à son tour pour aller s’installer derrière le bureau centenaire. L’officier avait la réputation d’un Donatien Marie Joseph de Vimeur de Rochambeau ou d’un Antoine Richepance, ces généraux de Napoléon Bonaparte, brutaux, féroces et cruels, expédiés à Saint-Domingue et en Guadeloupe pour mater la rébellion des esclaves africains conduite par les guerriers Jean-Jacques Dessalines et Louis Delgrès, au début du 19è siècle. Coriace référait plutôt à un sobriquet arrogant que l’officier béotien aurait hérité de sa triste réputation de tortionnaire… L’infâme – comme l’aurait désigné Voltaire – la canaille rebutante, l’arsouille, le militaire dévoyé  a ordonné à l’un des gardes de faire venir Mirana qui attendait probablement quelque part dans les corridors étroits et labyrinthiques : 

     – Soldat Colbert ! 

     – À vos ordres, mon commandant ! 

     – Dites à la « madame » que la séance va commencer! Elle est attendue immédiatement dans la salle d’audience… 

     – Oui, chef… ! 

     Le « bidasse » partait aussitôt à la recherche de la vermine qui n’a pas tardé à se montrer. Mirana s’est placée entre Odilon et un vieux gendarme visiblement dans la cinquantaine avancée, qui montrait un visage chiffonné, ridé comme un cahier d’écriture, qui faisait penser à un terrain dépecé par des tranchées de guerre. Le guignol enroulé dans son uniforme vert olive, qui ne convenait pas à sa morphologie, bâillait de fatigue, de misère, de brimade et d’humiliation. La compagne du sergent Odilon affichait un air calme et confiant. La présence de son dauphin la rassurait. Le capitaine Coriace a ajusté ses lunettes en verres fumés, puis il a pointé sa main droite en direction de Mirana : 

     – Je vous écoute, chère madame… 

     – Voici, commandant ! Hier, je m’amusais avec mon petit Sandro dans la cour de l’église protestante du révérend Occéus Pierre. Alors que je m’apprêtais à lancer le ballon à mon garçon, cette vieille folle s’est jetée sur moi et m’a frappée sans arrêt à la tête, au visage, à la poitrine… Je n’ai même pas eu la possibilité de me défendre. Elle m’a eue par surprise, la garce… ! Jusqu’à présent, je ne suis pas arrivée à comprendre pourquoi elle m’a traitée ainsi. Tout le monde me connaît commandant, je ne cherche jamais de la zizanie. Je suis une femme gentille, j’aime rendre service aux gens. Elle m’a humiliée devant mon fils, devant tous les voisins. Oh, mon Dieu ! Je suis une trop bonne personne pour vivre tout cela…. 

     Mirana éclatait en sanglots… 

     – Et puis, commandant, comme si cela ne suffisait pas, elle s’en est prise à mon Sandro… Elle a tabassé mon petit garçon… Cette diablesse a maltraité mon fils de dix ans… Elle mérite la prison… Et encore, elle a dit des choses pas bonnes à répéter sur notre président à vie ! 

     – Dites-nous ce qu’elle a dit du président à vie ? C’est moi qui te demande de répéter… 

     – Jésula raconte dans le quartier que le président Duvalier est un criminel, qu’il a fait assassiner des gens à Fort Dimanche. Elle a même déclaré que le président ira brûler un jour en enfer. Oui, c’est bien ce qu’elle a l’habitude de dire, Jésula. Elle n’a aucun respect pour les autorités. Elle est vraiment comme cela… C’est une pestiférée… Elle empoisonne la vie des familles dans le quartier. Son comportement est indésirable. Il faut la chasser de la ville ! Elle doit retourner « en dehors », d’où elle vient… 

     Le capitaine Coriace se tournait âprement vers la pauvre Jésula. D’un geste excessif, le bourreau arrachait les lunettes noires de ses yeux enflammés de rage et les déposait sans délicatesse sur le bureau rectangulaire, qui semblait également dater de l’année de construction du bâtiment épais. Sa voix hystérique, fulminant de courroux, mitraillait l’espace insupportable de paroles incendiaires et d’injures hargneuses. Le Cyclope Polyphème vociférait des menaces. Vomissait sa glaire acidique de cruauté et de haine. Crachait du feu à la manière du Merapi… 

     – Comme ça, ma petite sorcière, vous n’aimez pas notre président à vie. Peut-être, préférez-vous les communistes qui sèment le trouble et la panique dans notre beau pays ? Ici, il n’y aura jamais de place pour les bandits armés. Pas de Fidel, pas de Guevara, pas de Raúl, pas de Lénine, pas de Trotski… sur le sol de la République ! La « révolution » du docteur François Duvalier ne tolérera aucun acte de brigandage. En ce sens, elle est même disposée à « manger ses propres enfants. » Comme elle le fait souvent, d’ailleurs ! Aucun « malandrin » ne sera épargné ! 

     Jésula s’est redressée comme le roseau après le passage d’un vent dévastateur. La petite indigente était confuse. Elle ne comprenait plus rien. Elle réfléchissait silencieusement avec son cœur: « Comment le chef peut-il l’associer à des individus dont elle ignore même l’existence ? » Tous ces noms bizarres, d’ailleurs qu’elle a entendus pour la première fois, ne signifiaient absolument rien pour elle. Elle repassait dans ses souvenirs, s’arrêtait au moindre détail, remontait aussi loin que sa réflexion pouvait la conduire. Dans les recoins de sa mémoire éprouvée, elle ne retrouvait aucune trace de Raúl, de Fidel, de Guevara et de tous les autres noms que le capitaine a cités ! Dans le canton où elle est née, elle connaissait Altidor, le père savane, Miléus, le chef de section, Tissor, la marchande de cassave, Séralis et sa concubine Célimène, le couturier et la couturière… Mais pas ces noms-là… ! 

    « –Le commandant a dû se tromper », balbutiait-elle. 

     Il y avait un moment de silence horrifiant. La peur s’engouffrait dans les artères asphyxiées du cœur haletant de la jeune demoiselle. Les ombres de la tristesse longeaient les murs fantômes de son angoisse dénudée. L’air chaud de l’humiliation brûlait dans les parois dilatées de ses poumons fissurés. Elle avait cette envie soudaine d’uriner… Le liquide tiède ruisselait et sculptait des ventouses sur la peau claire et fine de ses jambes tremblotantes. Les sandales blanches, symbole de l’innocence, de la naïveté enfantine, de la pudeur, de l’honnêteté, que Jésula chaussait pour la sombre circonstance, nageaient dans l’urine jaunâtre qui nappait à plusieurs endroits le sol cimenté. Jésula se sentait subitement très mal. Tout son corps se mettait à trembler. Elle avait vraiment mal. J’ai cru moi-même un moment qu’elle allait perdre connaissance, vaciller et s’affaisser sur le plancher détrempé et pisseux. Cependant, au grand étonnement de nous tous, la jeune fille parvenait à ramasser un peu d’énergie et à rester debout devant ses bourreaux… Sans flancher. Elle avait éprouvé soudainement l’ardent désir de se défendre. Bien loin dans le passé – sans qu’elle l’ait su – un philosophe, accusé faussement, a été déjà victime de son silence… Il fut condamné à boire la cigüe… Cet homme s’appelait Socrate ! Mais elle, Jésula Destiné, ne voulait pas, non surtout pas se laisser conduire à l’abattoir et se faire égorger comme une brebis offerte en sacrifice à Moros, le dieu de la fatalité et de la mort, sans confesser son innocence devant cette croix artisanale, flanquée d’un « Christ » minuscule, inanimé, la tête inclinée à droite, vers le bas. Il fallait surtout qu’elle parlât…, qu’elle racontât franchement ce qui s’était passé cet après-midi-là. Elle n’avait pas l’intention de mentir. Elle ne voulait accuser personne… Seulement rapporter  la vérité, dire exactement les faits tels qu’ils se sont déroulés, dans l’espoir de faire comprendre au « commandant » qu’elle n’était pas une mauvaise fille. Et c’est bien vrai… Elle avait pris tout simplement la défense d’un gosse qui se sentait menacé et qui se trouvait sans défense face à la fureur éclatante d’une « chipie » endiablée. Elle était prête à jurer sur les Saintes Évangiles, sur la tombe de son père adoptif, Fontilien Destiné, qu’elle n’a pas vraiment connu, sur la tête de Palmira Alfred, sa vieille mère handicapée… Alors, Jésula avait résolu de parler…, d’expliquer l’affaire en détail… Peut-être que le commandant arrivera à comprendre… et qu’il la laissera retourner chez Immacula, auprès des enfants qu’elle avait appris à aimer avec le temps, comme s’ils étaient sortis des entrailles de Palmira, sa propre mère. Et puis ce songe bizarre qu’elle avait eu à l’aube du jour des aïeux qu’elle n’arrivait toujours pas à interpréter était venu en l’espace de quelques secondes tracasser son esprit déjà enclavé entre deux mondes irréconciliables : la vie et la mort. Elle a rêvé que le diable lui courait après. À bout de souffle, la méchante créature avait fini par la rattraper. Le monstre l’a violée et assassinée ensuite à coups de couteau. Il a même introduit l’arme tranchante dans sa partie intime pour lui perforer la matrice. Dans son rêve, Jésula parvenait à se dédoubler, et elle se regardait gésir inerte dans un étang de sang. Elvire, la vieille dame octogénaire qui est devenue son amie et sa confidente lui a prédit ce jour-là un grave danger. 

     « – C’est un mauvais présage ma fillette… Tu dois aller à l’église et faire une neuvaine pour demander à la vierge de détourner le mauvais sort de ton chemin. Heureusement, le nègre n’est pas le Bon Dieu ! » 

     Au lieu d’une neuvaine, Jésula en avait fait vingt-cinq! Elle voulait à tout prix éloigner le malheur sur la route de son existence déjà mal tracée. Durant deux cent vingt-cinq jours consécutifs, à midi sonnant, elle allait s’agenouiller devant les portes closes de la cathédrale du Souvenir des Gonaïves. Et là, au milieu d’une bande d’avadras, de chômeurs et d’indigents, elle commençait à égrener le chapelet de ses tribulations aux pieds du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Jésula n’était jamais arrivée à comprendre le fondement de cette vérité de foi à propos du « mystère de l’incarnation » ! Cette histoire d’un seul Dieu divisé en trois personnes dépassait de milliards de coudés son intelligence atrophiée… Tout ce qu’elle savait, c’est que Jésus, le fils de la Vierge Marie, n’allait jamais l’abandonner entre les mains des esprits malins pour qu’ils la dévorassent de la même façon dont le loup mangea Blanquette, la chèvre de M. Séguin, dans la montagne. Qu’importe, si les deux grandes portes de l’église étaient restées toujours fermées à chaque fois qu’elle se rendait auprès du « Maître invisible » pour narrer ses déboires ! Le père Sébastien, d’origine française, ne prêchait-il pas tous les dimanches que Dieu est partout, qu’il voit tout, qu’il entend tout, qu’il peut lire dans les cœurs et les pensées des humains, et même qu’il sait avec une remarquable précision ce qu’il adviendra de chacun de nous dans dix, vingt, cinquante ans…? Toujours, selon le prélat, cet Être Magistral, Unique, Incomparable, sans Égal a même soigneusement noté dans son calepin géant, aussi vaste que l’océan, le jour exact où le corps de chacune de ses créatures quittera le monde des vivants et de la lumière pour franchir le seuil de celui des morts et de l’obscurité. Le père Ernesto qui venait du Salvador avait lui-même développé une approche quelque peu différente de la théosophie aliénante, résignationniste, irréaliste et fataliste, entretenue par sa confrérie depuis des siècles dans les régions vulnérables de la planète. Le père Ernesto expliquait dans ses sermons aux fidèles que le Tout-Puissant a doté l’homme et la femme d’une conscience éclairante. Les deux sont capables de faire la différence entre le Bien et le Mal. C’est à eux donc de décider s’ils acceptent de « subir le Mal » ou de « combattre le Mal. » 

     « – Pour faciliter, faisait-il remarquer, le triomphe de la justice de Dieu sur l’injustice de Satan, la victoire de la vérité affranchissante sur le mensonge liberticide, il faut que les faibles arrivent à former une chaîne de résistance qui soit capable de contrer la force maligne. » 

     Un soir, après sa tournée dominicale coutumière dans les bidonvilles de  Raboteau, de Trou Cochon, de Carénage…, le père Ernesto n’est pas revenu au presbytère. Deux jours plus tard, un paysan a sauté sur le cadavre tuméfié du religieux au pied du morne La Pierre, au nord-ouest de la métropole de l’Artibonite. Jésula était loin de toute cette polémique construite autour des Évangiles, où chaque chef religieux apporte son grain de sel dans l’interprétation intellectuelle et symbolique des versets bibliques. Devant les portes closes de la cathédrale immense, en face d’un Christ immatériel qui avait le pouvoir de voir sans être vu, de se trouver en même temps ici et ailleurs, en Orient et en Occident, dans la vallée et dans la montagne, en haut et en bas, au ciel et sur la terre…, Jésula, avec une voix crécelle, avait déroulé le parchemin de son existence misérable, obnubilée par l’incertitude. Une paix fragile et mystérieuse envahissait soudain son âme frileuse et craintive… Et la chanson de la faune théorétique montait dans son cœur comme l’astre radieux dans le firmament printanier : 

     « Dans ton royaume, souviens-toi de nous Seigneur, 

        Souviens-toi de nous… ! » 

     Jésula regardait droit devant elle. Ses yeux – pareils à l’objectif d’un appareil photographique – se sont focalisés sur le visage horrible de l’odieux personnage. Le capitaine Coriace était figé dans sa cuirasse de rage folle. Ses lèvres crispées restaient collées aux dents colorées par le café de Marmelade et les cigarettes de la Compagnie des Tabacs Comme il Faut, et plantées dans ses gencives comme des pieux qui bordaient un champ de millet. À ce moment précis, les cloches de la cathédrale sonnaient douze coups… Dehors, les éléments de la nature fondaient comme la cire sous la chaleur humide de l’astre rutilant. Cette rituelle pernicieuse, à bien des égards, qui remonte à la nuit des colonies, est devenue ironiquement dans la ville, pour les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les savants et les illettrés, les sages et les fous…, un quintette quotidien de génuflexion expiatoire… Toute la ville s’arrêtait du même pied pour se signer, prier et demander pardon au Grand Maître pour les péchés qu’elle avait commis par action, par parole, par pensée…, et par omission. Dans ce monde bizarre des religions, même l’oubli de pécher pouvait être considéré comme un crime grave. Seul le « Créateur suprême » doit symboliser aux yeux de l’humanité le mystère de la « perfection absolue ». Sinon, dans une autre époque, on eût été déclaré coupable d’hérésie et on aurait écopé l’affreuse condamnation qui envoya Jeanne la pucelle au bûcher des Bourguignons. Par commisération divine, chacun avait la possibilité de demander au ciel de remettre les fautes et les peines d’un parent, d’un ami ou d’un voisin! Comme des coups de pioche dans une terre molle, le tintement lointain creusait la poitrine de Jésula pour s’installer dans son cœur suffoqué, palpitant avec la sérénité et la douceur d’une toccata. La jeune fille a fait un dernier effort pour libérer les mots qui restaient bloqués dans sa gorge serrée. Et sa langue s’est déliée. Les mots déboulaient de sa bouche comme des pierres qui se détachent de la montagne. 

     – Monsieur le commandant, madame Mirana ne dit pas la vérité. Vous m’avez fouettée, humiliée dans la chambre d’à côté, sans même m’accorder l’autorisation de m’expliquer. Je suis une malheureuse paysanne, je viens d’un petit village, je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire mon nom, mes parents sont des gens pauvres, c’est vrai, mais ne suis-je pas une citoyenne de ce pays comme elle, comme vous et comme tous les autres ? Pourquoi devrait-elle avoir plus de droit que moi ? Pourquoi doit-elle être mieux traitée que moi ? Pourquoi c’est madame Mirana qui dit la vérité et pas moi ? À vous dire vrai, commandant, je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je me suis portée à la défense d’un enfant du quartier qui avait besoin de mon aide, qui ne pouvait pas se défendre de la méchanceté de cette dame qui avait complètement perdu la raison cet après-midi-là. Je ne pouvais pas abandonner le garçon à la colère de cette femme. Et puis ses parents n’étaient même pas présents sur les lieux de la dispute. Le fils de madame Mirana a agressé le petit. Alors, il s’est défendu courageusement. Regardez-le ! Il n’est pas de son âge. L’autre est plus âgé et plus grand que lui. Et encore, je suis une misérable paysanne. Je ne sais rien de la politique. Comment pourrais-je dire du mal du président, alors que je ne suis pas au courant de ce qu’il fait… ? Je ne sais même pas où il habite. Je ne suis jamais allée à Port au-Prince. C’est « Dieu », par la bouche du peuple, qui donne le pouvoir, c’est encore « Lui », par la volonté du peuple, qui le reprend… Ma grand-mère Augustine répétait toujours : « Le petit poisson doit éviter de nager dans les courants forts pour ne pas être entraînés trop loin. » La politique, c’est pour les gens qui sont allés à l’école, qui lisent le journal, mais pas pour les pauvres domestiques qui se lèvent à l’aube et qui se couchent à l’heure de la nuit, après une longue journée de fatigue. Les misérables qui sont dans ma situation n’ont même pas le droit d’être malades… À la campagne, les adultes rappellent toujours aux enfants : « Les yeux voient, la bouche se tait… » Moi, je n’ai pas du tout mal agi. Il vaut mieux être condamné pour le bien, que d’être acquitté pour le mal… 

    Le capitaine Coriace a tenté d’interrompre plusieurs fois la jeune demoiselle qui continuait à vider son cœur. Visiblement énervé, l’officier a bondi de son fauteuil, après avoir fracassé le bureau de ses poings de Goliath. Le butor de pied plat ridicule, le bougre d’âne rugissait comme le lion blessé d’Androclès. Mâchonnait des paroles filandreuses. 

     – Vous avez assez parlé ! Je ne veux plus entendre un mot de votre bouche ! Heureusement pour tout le monde que vous ne savez pas lire et écrire, car même ainsi, vous représentez un danger pour la société, pour le gouvernement, pour le pays, et pour le monde entier. 

     Mais Jésula Destiné ne se laissait pas intimider par les propos blessants, égrillards, accusateurs et tendancieux de la « gouape »… Comme le taureau agacé qui a le garrot endolori par les banderilles rassemble ses forces avant d’encorner le torero, Jésula Destiné parvenait à désarçonner le vilain « Popaul », le boucher de Claude Chabrol, en lui crachant ses « quatre vérités » au visage. La pauvre demoiselle savait, après tout, qu’elle était déjà condamnée à aller à la Roche Tarpéienne, à l’exemple du consul Marcus Manlius Capitolinus, le héros romain qui a défendu le Capitole contre les Gaulois.

    Sans le savoir, Jésula Destiné était en passe de devenir à son tour une héroïne de Pierre Corneille, de Jean Racine ou de William Shakespeare, disons mieux, une Sanite Belair de la nouvelle résistance contre la tyrannie et l’anthropophagie dans les Caraïbes. Sa patrie, encore en état d’hilote, n’était ni plus ni moins qu’un boulet attaché aux pieds de la « Création »? Comme dans les poèmes lyriques de Gérard de Nerval, les lendemains des peuples pareils au nôtre sont humectés avec des pleurs de persécution et de sang. Les ombres grimaçantes du trépas ont envahi nos villes, nos bourgs et nos villages noyés sous la poussée des vagues qui charrient la misère et la souffrance. 

     De ma terre d’exil, je garderai toujours dans ma mémoire lacérée de nostalgie les images floues des corps sans âme – semblables à ceux des lépreux de Tracadie – qui défilent dans la glacialité de mes nuits angoissées, et qui longent en sourdine les haies aphasiques qui ceinturent ma  presqu’’île craintive, dépérissante, ligotée et bâillonnée.

La flamme de vie

De mon peuple

Ne cesse

À chaque seconde

De baisser.

Déjà, elle lèche

La terre boueuse…

Bientôt, 

Plus rien !

Sinon que pleurs

Et ténèbres !

Le soleil exécute sa danse macabre  

Sur le sol débordant de sang. 

L’homme s’est érigé 

En dieu du mal 

Dans les méandres du crime. 

L’univers immole 

La chair innocente 

Pour échapper 

Au suprême châtiment ! 

Y parviendra-t-il, 

Quand l’extrême violence, 

Déjà, néantise demain… ? 

     Jésula Destiné inclinait la tête. La peur s’était détachée de son esprit comme le dernier souffle avait quitté le corps froid du mourant. Il ne restait que des larmes de soulagement sur ses joues harassées, qui avaient subitement vieilli de plusieurs années. Cette société marcescente dans laquelle elle essayait de survivre dans la honte et même dans l’humiliation, cette République impitoyable, inexorable, inflexible, avec toutes ses plaies d’inégalités, était l’emblème fantomatique d’un pays carcinomateux. Les averses de révolte, les orages de rébellion n’étaient pas arrivés à gommer les empreintes de division, à effacer les marques de traitrise, à échopper les relents de discrimination, à enlever les traces de haine que le colonialisme avait imprimés sur sa poitrine.

     Jésula Destiné n’était pas « La Belle au Bois Dormant ». Il n’y avait pas de prince pour annuler sa condamnation. Le sort de la fille de Palmira Alfred et de Fontilus Destiné paraissait scellé. Et Jésula, tout en se remémorant des oracles de la vieille Elvire,  ne croyait pas pouvoir se soustraire à la malédiction de la « fée malveillante ». 

Robert Lodimus

L’inconnu de Mer Frappée(Prochain extrait : chapitre VIII, Le décès)

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