Haïti | Qu’est-il advenu des chemins de fer ? Une modernité inachevée.
Ce destin ferroviaire, fait de promesses non tenues, interroge la trajectoire nationale : comment un pays pionnier de l’indépendance politique en 1804 s’est-il retrouvé incapable de préserver les bases matérielles de son avenir économique ?
L’histoire du chemin de fer haïtien débute sous la présidence de Michel Domingue (1874-1876), mais prend véritablement son essor à la fin du XIXᵉ siècle. Le gouvernement accorda des concessions à des investisseurs étrangers pour relier les grandes plaines agricoles aux ports maritimes. En 1876, une première concession permit la construction d’une ligne entre Port-au-Prince et Léogâne. Dans les décennies suivantes, d’autres projets suivirent : Port-au-Prince–Saint-Marc, puis des extensions vers les Gonaïves et Cap-Haïtien. Ces initiatives répondaient à un double objectif : faciliter l’exportation des denrées agricoles comme le café, le sucre et le coton, et incarner une modernité à l’européenne. Le réseau ne dépassa jamais 250 kilomètres, mais il représentait une infrastructure stratégique et symbolique pour l’époque.
Au début du XXᵉ siècle, une rupture majeure survient avec l’introduction de l’automobile en 1909. Ce nouveau mode de transport, plus flexible et moins dépendant d’une infrastructure lourde, commença à concurrencer directement le rail. L’extension du réseau ferroviaire demandait en effet des investissements considérables et une maintenance complexe. L’automobile symbolisait ainsi une modernité parallèle – celle de la route – qui aurait pu compléter le rail, mais que l’État haïtien n’a pas su organiser dans une logique intégrée. Le juriste et historien Jean Price-Mars décrira plus tard ce désenchantement : « Les rails furent posés comme des promesses d’avenir, mais ils se sont vite transformés en reliques d’illusions » (La vocation de l’élite, 1919).
Sous l’occupation américaine (1915-1934), le chemin de fer connut un déclin accéléré. Les autorités d’occupation, soucieuses d’assurer la mobilité militaire et le transport de marchandises, privilégièrent la construction de routes carrossables au détriment des rails. Cette politique reflétait une réorientation des priorités : du rail vers le camion. L’historien Roger Gaillard résume ce tournant en affirmant que « l’ère du rail fut supplantée par celle du bitume », marquant la fin d’une ambition nationale de réseau ferré (Les blancs débarquent, 1981).
Dans les années 1940, certains tronçons restaient encore actifs, notamment autour des Gonaïves et du Cap-Haïtien, principalement pour le transport de la canne à sucre. Mais dès les années 1950, le déclin devint irréversible : les locomotives vieillissantes ne furent pas remplacées, les lignes furent abandonnées, et les rails démontés, souvent revendus comme ferraille ou réutilisés pour d’autres ouvrages. Aujourd’hui, Haïti ne possède plus aucune ligne ferroviaire opérationnelle. Seuls demeurent quelques vestiges : gares abandonnées, rails rouillés, ou cartes postales anciennes rappelant un passé ferroviaire révolu. L’historien Georges Michel souligne à ce propos : « Le chemin de fer haïtien est une mémoire fossile, témoin d’un pays qui a voulu entrer dans la modernité, mais dont les fragiles institutions n’ont pas su l’entretenir » (Haïti au XXᵉ siècle, 2000).
La comparaison régionale souligne l’ampleur de la perte. Cuba inaugura son chemin de fer dès 1837 et dispose encore aujourd’hui d’un réseau fonctionnel, malgré son vieillissement. La République dominicaine a, au XXIᵉ siècle, inauguré un métro moderne à Santo Domingo. La Jamaïque, après l’abandon de son réseau, a réactivé dans les années 2010 une ligne de passagers Kingston–Spanish Town. Dans ce panorama, Haïti apparaît comme une exception : un pays qui n’a conservé ni rail ni alternative technologique solide.
La disparition des chemins de fer haïtiens s’inscrit dans une série d’occasions manquées : industrialisation agricole, électrification généralisée, infrastructures modernes. Aujourd’hui, à l’heure où l’intelligence artificielle bouleverse les économies mondiales, Haïti reste dépourvue des bases essentielles du développement matériel. La question demeure alors : comment une nation pionnière de la liberté en 1804 a-t-elle pu échouer à préserver et moderniser des infrastructures censées garantir son essor économique
recherches: cba
Références
- Gaillard, Roger. Les Blancs débarquent: L’occupation américaine d’Haïti (1915-1934). Port-au-Prince : Éditions Le Natal, 1981.
- Michel, Georges. Haïti au XXᵉ siècle: De la première occupation américaine à nos jours. Port-au-Prince : Imprimerie Henri Deschamps, 2000.
- Price-Mars, Jean. La vocation de l’élite. Port-au-Prince : Imprimerie de l’État, 1919.
- Pierre, Robert. « Les chemins de fer en Haïti : histoire d’un échec. » Revue de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie 54, no. 203 (1996) : 45-63.
- Haggerty, Richard A., éd. Haiti: A Country Study. Washington : Library of Congress, Federal Research Division, 1989.
- Lundahl, Mats. Peasants and Poverty: A Study of Haiti. Londres : Croom Helm, 1983.