21 novembre 2025
Trois voix, trois stratégies : anatomie d’une révolution musicale au féminin
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Trois voix, trois stratégies : anatomie d’une révolution musicale au féminin

Je ne suis pas critique musical, mais un profane avisé, linguiste et juriste, passionné par  les dynamiques sociolinguistiques et le droit d’auteur en Haïti. C’est avec cette double  perspective que j’examine la trajectoire de Rutshelle Guillaume, Marie Bedjine Love  David et Anie Alerte Joseph, trois artistes qui ne cessent d’alimenter débats et  polémiques, mais qui surtout redessinent les contours de l’univers musical haïtien. 

Rutshelle Guillaume : la voix sculptée 

Rutshelle Guillaume s’est affirmée comme l’une des plus grandes voix de sa génération.  Elle a acquis une discipline musicale qui transparaît dans chacune de ses prestations. Le  titre « Dènye wonn », extrait de l’album Rebelle (2018), en est la preuve éclatante. Elle y  démontre puissance, justesse et nuances émotionnelles. Elle ne se contente pas de  chanter : elle construit une architecture sonore, où chaque note devient un choix  conscient. 

Cette rigueur technique lui confère une aura particulière. Dans un univers souvent dominé  par la spontanéité, l’improvisation et la routine, Rutshelle rappelle que la musique est  aussi un métier qui exige maîtrise et constance. Toutefois, cette même rigueur peut  donner l’impression d’une distance, voire d’un perfectionnisme parfois jugé élitiste. 

Bedjine David : charme naturel et indulgence linguistique 

Bedjine séduit par une alchimie immédiate avec son public. Sa spontanéité, son sourire  et son énergie font d’elle une chanteuse au magnétisme indéniable. Au point que  chacune de ses collaborations devient un succès assuré. Ses fans se reconnaissent dans  son authenticité, comme si chaque chanson était une confidence partagée. 

Ce charisme se heurte pourtant à la question linguistique. En Haïti, la langue française  demeure un marqueur social fort (Cothière, 2014, p. 26). La moindre erreur dans cette  langue dite de prestige est scrutée avec ironie, comme en témoignent l’expérience de la  chanteuse et celles de nombreux influenceurs sur les réseaux sociaux. Mais dans le cas  de Bedjine, les maladresses se transforment en détails secondaires. Loin de la  sanctionner, le public lui trouve des excuses — spontanéité du langage oral, jeunesse…  Son parcours illustre ainsi une tolérance sélective propre à la société haïtienne, capable d’indulgence lorsque l’artiste touche une corde sensible. 

Anie Alerte : la star qui façonne ses admirateurs 

Originaire du Nord d’Haïti et révélée par les concours Digicel Stars et Podium Écoliers,  Anie Alerte s’est imposée comme une figure incontournable. Plus qu’une interprète, elle  est une stratège scénique. Leader du groupe Zile, elle ne se contente pas de suivre les  courants, elle en crée aussi. C’est elle qui attire et modèle le public et non l’inverse. 

Pour comprendre son rôle, la grille d’analyse de Bolman et Deal (1991) est éclairante :  Anie illustre parfaitement le «leadership symbolique». Elle incarne plus qu’elle ne  démontre : son image, sa gestuelle et ses choix deviennent des pratiques inspirantes.  Ses concerts sont moins de simples spectacles que de véritables moments de cohésion  où l’audience se laisse guider. C’est cette capacité à créer du sens partagé qui fait d’Anie  une superstar au sens plein du terme. 

Trois images fortes, trois modèles de réussite 

On pourrait cristalliser ces différences à travers trois images. Rutshelle, concentrée en  studio, casque vissé, sculpte ses notes comme une artisane du son. Bedjine, sous les  projecteurs, qui séduit et transforme une hésitation en sourire complice, recevant des  applaudissements plutôt que des moqueries grâce à sa symbiose avec le public. Anie,  bras levés sur scène, domine une foule en extase qui se laisse emporter par sa  souveraineté. 

Ces trois postures ne s’excluent pas : elles incarnent des stratégies complémentaires de  réussite féminine dans un univers longtemps monopolisé par les hommes. Chacune, à  sa manière, enrichit le patrimoine musical haïtien et diversifie ses horizons. 

Écouter avec rigueur, soutenir avec bienveillance 

On pourrait formuler des critiques : Rutshelle gagnerait à élargir son registre pour toucher  davantage le grand public ; Bedjine à polir son image et affiner sa technique ; Anie à ne  pas se laisser enfermer dans une posture trop ostentatoire ou tapageuse. Mais ces  débats ne devraient pas faire oublier l’essentiel : leur émergence collective est une  chance. En tant que société, nous devons cultiver l’objectivité, éviter la méchanceté gratuite et soutenir ces trajectoires encore fragiles. 

Cela dit, le plus grand risque serait de voir leur histoire se terminer comme celle de Gary  Didier Pérez, chanteur emblématique de Zenglen, dont la carrière s’est achevée  tragiquement (Rédaction Haïti 24, 2025). Que ces voix féminines ne connaissent pas le  même sort, mais deviennent au contraire des sources d’inspiration durable pour les  générations à venir. 

Kensley Brutus 

Port-au-Prince, 3 septembre 2025 

Références 

– Bolman, L. G., & Deal, T. E. (1991). Reframing Organizations: Artistry, Choice and  Leadership. San Francisco: Jossey-Bass. 

– Cothière, D. (2014). L’acquisition du français L2 en contexte créolophone : La  structuration des récits d’élèves en contexte scolaire haïtien à partir d’une tâche  narrative. [Thèse de doctorat, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle]. – Guillaume, R. (2018). Rebelle [Album]. Rutshelle Guillaume Production. – Rédaction Haiti 24. (2025, 28 août). Nécrologie : décès de Gary Didier Pérez,  ancien chanteur de Zenglen. Haiti 24. https://haiti24.net/necrologie-deces-de gary-didier-perez-ancien-chanteur-de-zenglen/

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