Je ne suis pas critique musical, mais un profane avisé, linguiste et juriste, passionné par les dynamiques sociolinguistiques et le droit d’auteur en Haïti. C’est avec cette double perspective que j’examine la trajectoire de Rutshelle Guillaume, Marie Bedjine Love David et Anie Alerte Joseph, trois artistes qui ne cessent d’alimenter débats et polémiques, mais qui surtout redessinent les contours de l’univers musical haïtien.
Rutshelle Guillaume : la voix sculptée
Rutshelle Guillaume s’est affirmée comme l’une des plus grandes voix de sa génération. Elle a acquis une discipline musicale qui transparaît dans chacune de ses prestations. Le titre « Dènye wonn », extrait de l’album Rebelle (2018), en est la preuve éclatante. Elle y démontre puissance, justesse et nuances émotionnelles. Elle ne se contente pas de chanter : elle construit une architecture sonore, où chaque note devient un choix conscient.
Cette rigueur technique lui confère une aura particulière. Dans un univers souvent dominé par la spontanéité, l’improvisation et la routine, Rutshelle rappelle que la musique est aussi un métier qui exige maîtrise et constance. Toutefois, cette même rigueur peut donner l’impression d’une distance, voire d’un perfectionnisme parfois jugé élitiste.
Bedjine David : charme naturel et indulgence linguistique
Bedjine séduit par une alchimie immédiate avec son public. Sa spontanéité, son sourire et son énergie font d’elle une chanteuse au magnétisme indéniable. Au point que chacune de ses collaborations devient un succès assuré. Ses fans se reconnaissent dans son authenticité, comme si chaque chanson était une confidence partagée.
Ce charisme se heurte pourtant à la question linguistique. En Haïti, la langue française demeure un marqueur social fort (Cothière, 2014, p. 26). La moindre erreur dans cette langue dite de prestige est scrutée avec ironie, comme en témoignent l’expérience de la chanteuse et celles de nombreux influenceurs sur les réseaux sociaux. Mais dans le cas de Bedjine, les maladresses se transforment en détails secondaires. Loin de la sanctionner, le public lui trouve des excuses — spontanéité du langage oral, jeunesse… Son parcours illustre ainsi une tolérance sélective propre à la société haïtienne, capable d’indulgence lorsque l’artiste touche une corde sensible.
Anie Alerte : la star qui façonne ses admirateurs
Originaire du Nord d’Haïti et révélée par les concours Digicel Stars et Podium Écoliers, Anie Alerte s’est imposée comme une figure incontournable. Plus qu’une interprète, elle est une stratège scénique. Leader du groupe Zile, elle ne se contente pas de suivre les courants, elle en crée aussi. C’est elle qui attire et modèle le public et non l’inverse.
Pour comprendre son rôle, la grille d’analyse de Bolman et Deal (1991) est éclairante : Anie illustre parfaitement le «leadership symbolique». Elle incarne plus qu’elle ne démontre : son image, sa gestuelle et ses choix deviennent des pratiques inspirantes. Ses concerts sont moins de simples spectacles que de véritables moments de cohésion où l’audience se laisse guider. C’est cette capacité à créer du sens partagé qui fait d’Anie une superstar au sens plein du terme.
Trois images fortes, trois modèles de réussite
On pourrait cristalliser ces différences à travers trois images. Rutshelle, concentrée en studio, casque vissé, sculpte ses notes comme une artisane du son. Bedjine, sous les projecteurs, qui séduit et transforme une hésitation en sourire complice, recevant des applaudissements plutôt que des moqueries grâce à sa symbiose avec le public. Anie, bras levés sur scène, domine une foule en extase qui se laisse emporter par sa souveraineté.
Ces trois postures ne s’excluent pas : elles incarnent des stratégies complémentaires de réussite féminine dans un univers longtemps monopolisé par les hommes. Chacune, à sa manière, enrichit le patrimoine musical haïtien et diversifie ses horizons.
Écouter avec rigueur, soutenir avec bienveillance
On pourrait formuler des critiques : Rutshelle gagnerait à élargir son registre pour toucher davantage le grand public ; Bedjine à polir son image et affiner sa technique ; Anie à ne pas se laisser enfermer dans une posture trop ostentatoire ou tapageuse. Mais ces débats ne devraient pas faire oublier l’essentiel : leur émergence collective est une chance. En tant que société, nous devons cultiver l’objectivité, éviter la méchanceté gratuite et soutenir ces trajectoires encore fragiles.
Cela dit, le plus grand risque serait de voir leur histoire se terminer comme celle de Gary Didier Pérez, chanteur emblématique de Zenglen, dont la carrière s’est achevée tragiquement (Rédaction Haïti 24, 2025). Que ces voix féminines ne connaissent pas le même sort, mais deviennent au contraire des sources d’inspiration durable pour les générations à venir.
Kensley Brutus
Port-au-Prince, 3 septembre 2025
Références
– Bolman, L. G., & Deal, T. E. (1991). Reframing Organizations: Artistry, Choice and Leadership. San Francisco: Jossey-Bass.
– Cothière, D. (2014). L’acquisition du français L2 en contexte créolophone : La structuration des récits d’élèves en contexte scolaire haïtien à partir d’une tâche narrative. [Thèse de doctorat, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle]. – Guillaume, R. (2018). Rebelle [Album]. Rutshelle Guillaume Production. – Rédaction Haiti 24. (2025, 28 août). Nécrologie : décès de Gary Didier Pérez, ancien chanteur de Zenglen. Haiti 24. https://haiti24.net/necrologie-deces-de gary-didier-perez-ancien-chanteur-de-zenglen/

